La cour dun immense phalanstère construit en forme dU. Le rez-de-chaussée des deux ailes forme des halls ouverts, étayés par des piliers. Dans le hall de droite, des ouvriers saffairent au milieu de machines en mouvement. Celui de gauche est un musée où se trouvent réunis les objets les plus divers des sciences naturelles, des outils de mécanique, des instruments dastronomie et de chimie et dautres choses encore; un savant y travaille. Tous les hommes que lon voit et qui appartiennent au phalanstère sont vêtus uniformément. Adam et Lucifer surgissent brusquement de terre au milieu de la cour. Il fait grand jour.
ADAM
Quel est ce pays? Quel est ce peuple chez qui nous sommes arrivés?
LUCIFER
Pays, peuple, ces vieilles idées nexistent plus. Nétait-elle pas mesquine, cette notion de patrie? Cest le préjugé qui jadis lengendra, létroitesse du cœur et la rivalité qui la défendirent. Maintenant, la terre entière est la seule vaste patrie. Chaque homme coopère à lœuvre commune. Et sur ce bel ordre paisible la science monte une garde déférente.
ADAM
Voilà donc qua pris corps lidéal de mon âme. Tout cela est fort bien, cest ainsi que je le souhaitais. Il est une chose seulement que je regrette, et cest la notion de patrie. Elle eût pu, je crois, subsister même au sein de cet ordre nouveau. Les désirs de lhomme sont bornés, et linfini lui fait peur. Il perd en intensité ce quil gagne en expansion. Il tient au passé et à lavenir. Je crains que son zèle ne soit pas aussi grand pour cet univers trop vaste quil ne létait pour les tombes de ses parents. Tel qui verserait son sang pour sa famille, pour un ami na tout au plus que des larmes.
LUCIFER
Je vois que tu renies ton idéal avant même quil ait pu prendre corps.
ADAM
Nen crois rien, mais je suis devenu curieux. Quelle est donc lidée qui assure la fusion et lunité des éléments divers de ce vaste monde, lidée qui conduira enfin vers un plus noble but lenthousiasme, ce feu sacré et éternel du cœur humain, attisé jusquici par cent futilités, gaspillé jusquici pour un chimérique combat? Mais dis-moi, où sommes-nous cependant, quel est ce lieu? Tu me conduiras ensuite là où mon âme pourra enfin se délecter dans la félicité qui fut pour lhomme la récompense bien méritée de tant de luttes.
LUCIFER
Ceci est un phalanstère parmi beaucoup dautres semblables. Cest ainsi que lon appelle la demeure de lhomme des idées nouvelles.
ADAM
Entrons-y.
LUCIFER
Arrête! Pas tant de hâte! Il nous faut avant dépouiller notre vieille pelure. Si nous nous présentons là comme Adam et Lucifer, ce monde savant ne nous croira pas, et lon serait bien capable de nous anéantir ou de nous enfermer dans quelque alambic.
ADAM
Quels discours insensés tiens-tu encore!
LUCIFER
Les choses ne se passent pas autrement dans le monde de lesprit.
ADAM
Fais donc comme il te plaît, mais vite.
Lucifer transforme Adam et se transforme soi-même à la ressemblance des habitants du phalanstère.
LUCIFER
Tiens, prends cette défroque. Cache tes boucles! Nous voici prêts.
ADAM
Allons parler à ce savant.
LUCIFER
Nous te saluons, savant!
LE SAVANT
Ne viens pas me troubler dans mon grand œuvre. Je nai pas le temps de bavarder.
LUCIFER
Cest fort regrettable. Nous sommes des étudiants venus du phalanstère numéro mille, et cest ta grande renommée qui nous a fait accomplir ce long voyage.
LE SAVANT
Louable zèle, en vérité. Mais je puis interrompre pour linstant mon travail. Il importe seulement que la chaleur ne diminue pas dans ma cornue et 1a matière obéira à ma volonté.
LUCIFER
Ah, je ne métais pas trompé! Tu as passé au filtre la nature et lhomme, mais au fond de toi est resté ce résidu: la vanité. Cest une grande chose.
LE SAVANT
Là, maintenant, nous pouvons nous distraire un peu. Mais de quelle partie de la science vous occupez-vous plus spécialement?
ADAM
Notre désir de savoir ne sattache à aucune spécialité. Ce que nous souhaitons acquérir, cest une vue densemble sur le tout.
LE SAVANT
Erreur! Cest dans les petites choses que se cache le secret des grandes. Il y a tant et tant de sujets détude, et notre vie est si courte.
ADAM
Cela est vrai. Je sais bien quil faut aussi un ouvrier pour porter le sable ou tailler la pierre: sans lui, lédifice ne se bâtirait pas. Mais cet ouvrier ne fait querrer dans lobscurité, il na pas la moindre idée de ce quil contribue à construire. Seul larchitecte voit lensemble, et bien quil soit incapable de tailler une pierre, cest lui qui crée lœuvre, à linstar dun dieu
Un tel architecte a sa grandeur dans la science aussi.
LUCIFER
Et cest pourquoi cest toi que nous sommes venus trouver, ô grand homme.
LE SAVANT
Vous avez bien fait, et japprécie votre démarche. Les riches ramifications de la science sont les aspects nombreux et variés dun unique organisme, dont seul lensemble est attrayant.
LUCIFER
Il en est ainsi des charmes divers dune belle femme.
LE SAVANT
Toutefois, la chimie
LUCIFER
Cest là le milieu vital de la science.
LE SAVANT
Tu las deviné!
LUCIFER
Cela, un mathématicien la dit un jour devant moi de la mathématique.
LE SAVANT
La vanité fait que chacun se considère comme le centre de son propre horizon.
LUCIFER
Mais toi, tu as bien choisi en faisant de la chimie ton étude favorite.
LE SAVANT
Je nen doute pas
Mais jetons donc un coup dœil sur le musée. Il na pas son pareil dans le monde entier. Il y a ici des exemplaires authentiques danimaux de lunivers primitif dont lespèce sest éteinte, tous fort bien naturalisés. Par milliers, ils habitaient avec nos ancêtres, quand ceux-ci étaient encore des barbares, partageant avec eux la domination du monde. On a conservé sur eux maint conte merveilleux. On raconte par exemple de celui-ci quil était leur locomotive.
ADAM
Cest le cheval. Mais dune espèce dégénérée, en vérité. Ce fut un tout autre animal quAl-borak.
LE SAVANT
De celui-ci, on raconte que lhomme le traitait en ami, pour rien, sans lui demander le moindre travail, et quil était capable, rien quen lépiant avec reconnaissance et fidélité, de comprendre les pensées de lhomme. Plus encore, on dit quil avait acquis jusquà son vice: la notion de la propriété, et quil sacrifiait sa vie à la protection de celle-ci, dont il était le gardien. Je vous dis tout cela comme cest écrit, non pas que jen croie absolument tout. Il y avait bien des folies, bien des chimères dans le passé qui nous a transmis cette fable.
ADAM
Cest le chien. Tout est exact de ce que tu en dis.
LUCIFER
Prends garde, Adam. Tu vas te trahir
LE SAVANT
Celui-ci était lesclave du pauvre.
ADAM
Taut comme le pauvre était le bœuf des riches.
LE SAVANT
Voici le roi des déserts.
ADAM
Le lion
Et voici le tigre, voici lagile chevreuil. Quels sont donc les animaux qui vivent encore en ce monde?
LE SAVANT
Drôle de question! Nen est-il donc pas de même chez vous? Les animaux qui vivent, ce sont les animaux utiles, ceux que la science na pu jusquà présent remplacer: le porc et le mouton, mais non plus aussi défectueux que les créa la nature, cette bousilleuse. Le porc est de la graisse vivante, le mouton une masse de viande et de laine, et ils sont lun et lautre à notre service, tout comme nos cornues. Mais je vois que tu connais tout ceci. Voyons autre chose. Voici nos minéraux. Regardez cet énorme morceau de charbon. Il y avait jadis des montagnes entières de cette matière, et les hommes pouvaient len détacher tout prêt à lutilisation, alors quaujourdhui la science le produit à grand-peine synthétiquement à partir de lair. Ce métal-ci sappelait le fer, et tant quil ne fut pas épuisé, point ne fut besoin dextraire laluminium. Ce petit morceau-là, cest de lor, métal très renommé et très inutile. Car à lépoque où lhomme, dans sa foi aveugle, adorait encore des êtres quil se croyait supérieurs et quil plaçait au-dessus même du destin, il mettait lor au rang de ceux-ci. Il sacrifiait sur ses autels le bien-être et le droit, tout ce qui était sacré, pour pouvoir sen procurer une parcelle à laquelle il attribuait un pouvoir magique, et en échange de laquelle il pouvait tout obtenir, voire même, fait étrange, du pain.
ADAM
Autre chose, fais-nous voir autre chose. Tout ceci mest connu.
LE SAVANT
En vérité, ta science est grande, étranger. Voyons donc la flore primitive.Tenez, voici la dernière rose qui se soit épanouie sur la terre. Cest une fleur inutile. Avec des dizaines de milliers de ses sœurs, elle occupait les endroits les plus fertiles queussent dû couvrir les épis ondoyants. De grands enfants en faisaient leur jouet favori. Singulière est en vérité limportance que lon attachait jadis à de tels jeux. Des fleurs, lesprit lui-même en créait: les chimériques images de la poésie et de la foi. Ainsi lhomme, bercé de rêves illusoires, dilapidait-il le meilleur de sa force, cependant que le but même de sa vie restait friche. Nous conservons ici comme une rareté deux de ces ouvrages. Le premier est un poème! Lauteur, du temps que lindividu, dans son coupable orgueil, cherchait encore à se faire valoir, sappelait Homère. Il décrit là-dedans un monde fantastique, quil nomme Hadès. Il y a longtemps que nous en avons réfuté chaque vers. Lautre est lAgricola de Tacite, tableau des conceptions ridicules et cependant malfaisantes du monde barbare.
ADAM
Ainsi donc, il subsiste ces quelques écrits des grands jours, ils constituent leur testament. Sont-il donc incapables denflammer une descendance dégénérée, et de linciter à laction qui jetterait à bas votre monde artificiel?
LE SAVANT
Judicieuse remarque! Nous lavons bien vu: le poison que cachent ces écrits est fort dangereux. Aussi la lecture nen est-elle permise quà soixante ans accomplis, et aux seuls adeptes de la science.
ADAM
Mais les contes de fées des nourrices ne peuvent-ils inoculer de vagues idées dans les cœurs tendres des enfants?
LE SAVANT
Bien sûr. Aussi est-ce déquations supérieures et de géométrie que nos nourrices parlent à nos enfants.
ADAM, à part.
Ah, assassins, qui ne craignez pas de voler son cœur à lâge le plus beau!
LE SAVANT
Allons plus loin. Voici des outils, des objets dart aux formes étranges. Ceci est un canon. Il porte une inscription énigmatique: Ultima ratio regum. Comment sen servait-on? mystère
Ce sabre était un instrument qui servait exclusivement à tuer des hommes, et qui tuait avec le sabre nétait point criminel. Ce tableau a été peint entièrement à la main, la moitié dune vie dhomme y fut peut-être employée. Et son sujet, vois toi-même, nest quune fable idiote. Aujourdhui le soleil se charge de ce travail à notre place, et tandis que ce tableau est fallacieusement idéalisé, nos photographies sont dune absolue fidélité.
ADAM, à part.
Mais lart, lesprit ont disparu
LE SAVANT
Ces cent objets divers sont couverts dornements puérils. La fleur peinte sur cette coupe, larabesque fantastique sculptée au dossier de cette chaise, tout cela est louvrage gaspillé de mains humaines. Leau en était-elle plus rafraîchissante dans ce verre, en était-on plus confortablement assis dans cette chaise? Maintenant, ce sont nos machines qui font tout cela à notre place, et elles donnent à tous les objets les formes les plus pratiques et les plus simples. Et la perfection est garantie par le fait que louvrier qui tourne aujourdhui une vis, accomplira ce même travail jusquà la fin de ses jours.
ADAM
Cest pourquoi il ne se trouve dans aucun ouvrage une vie, une individualité qui tendrait à dépasser lartisan qui le fit. Où donc force et pensée trouveront-elles place pour démontrer leur origine céleste? Si elles aspirent à la lutte et considèrent ce monde régulier, ordonné, elles ny trouvent même pas la volupté du danger, ny trouvent même pas un seul animal sanguinaire à combattre. Je me suis donc trompé sur la science aussi. Je trouve une ennuyeuse école enfantine au lieu du bonheur que jen attendais.
LE SAVANT
Na-t-on pas institué la fraternité? Est-il un seul endroit où lhomme souffre dun besoin matériel? En vérité, de telles idées mériteraient le châtiment.
ADAM
Dis-moi donc quelle idée insuffle le sentiment de son unité à un peuple comme celui-ci, quelle idée est capable de lenthousiasmer en lui proposant un but commun?
LE SAVANT
Cette idée, cest chez nous la possibilité de subsister. Quand lhomme apparut sur la terre qui est sienne, cétait un garde-manger bien approvisionné: il navait quà tendre la main pour cueillir tout prêt tout ce dont il avait besoin. Il a consommé sans souci, tel le ver dans le fromage, et, dans la suave ivresse où il se trouvait alors, il avait le loisir de chercher dans des hypothèses romanesques un stimulant et une poésie. Mais nous, à qui ne reste plus que la toute dernière bouchée de ce festin, il nous faut lésiner, car nous avons entrevu depuis longtemps que le fromage diminue et que nous allons périr de faim. Dans quatre mille ans dici, le soleil se refroidira, la terre ne produira plus de plantes. Mais nous avons devant nous ces quatre mille ans pour apprendre à remplacer le soleil. Ce délai suffira à notre science, je le crois. Leau soffre pour notre chauffage: elle donne par oxydation le meilleur des combustibles. Les secrets de lorganisme sont aujourdhui près dêtre découverts. Mais il est bon que notre conversation nous ramène sur ce sujet. Jaurais presque oublié ma cornue, et les travaux que je poursuis portent justement sur des recherches de cet ordre.
LUCIFER
Lhomme a donc bien vieilli, quil en arrive à la cornue pour créer un organisme. Mais même si ton œuvre était couronnée de succès, sera-t-elle jamais autre chose quun monstre, telle quune pensée inexprimée, un sentiment amoureux sans objet, un être que la nature renie, privéde contreparties aussi bien que de semblables, si lindividu nest pas là pour lui fixer des limites? Et doù prendra-t-elle son caractère, étant isolée de toute action extérieure, de toute souffrance, et close à la conscience dans létroitesse dun récipient de verre?
LE SAVANT
Vois comme cela bout, vois comme cela scintille. Ici et là, des formes phénoménales sagitent. Dans ce vase chaud et bien clos, laffinité et la réaction chimiques se heurtent, et la matière se trouvera contrainte dobéir à ma volonté.
LUCIFER
Tu me stupéfais, savant. II est pourtant encore une chose que je ne comprends pas. Pourrais-tu faire que les corps qui ont actuellement entre eux des affinités ne sattirent plus, et quil ne repoussent plus leurs contraires?
LE SAVANT
Quel sot propos! Cest là léternelle loi des substances.
LUCIFER
Ah, je comprends. Dis-moi seulement sur quoi cette loi repose.
LE SAVANT
Sur quoi elle repose? Cest une loi parce quil en est ainsi, et que nous en avons la démonstration par lexpérience.
LUCIFER
Tu nes donc en fin de compte que le chauffeur de la nature. Le reste, cest elle toute seule qui laccomplit.
LE SAVANT
Mais cest moi qui lui assigne ses limites en lenfermant dans ce récipient de verre, et qui la fais sortir de sa mystérieuse obscurité.
LUCIFER
Je ne vois pas encore le moindre signe de vie.
LE SAVANT
Il ne peut manquer de sen produire. Moi, qui ai ainsi surpris tous les secrets de lorganisme, qui ai cent fois disséqué la vie
ADAM
Ce ne sont jamais que des cadavres que tu as observés. La science ne fait que suivre à cloche-pied la jeune et vivante expérience. Ainsi quun poète à la solde du roi, elle est apte à commenter les grands faits, mais ce nest pas sa vocation de les prédire.
LE SAVANT
Pourquoi cette raillerie? Ne voyez-vous pas quil suffit dune étincelle pour faire jaillir la vie?
ADAM
Mais cette étincelle, où la prendras-tu?
LE SAVANT
Ce nest plus quun pas quil reste à franchir.
ADAM
Mais qui na pas fait ce seul pas na rien fait, et ne sait rien. Les autres pas furent tous accomplis dehors, dans la cour du sanctuaire au cœur duquel celui-là seul mènerait. Oh! y aura-t-il jamais quelquun pour le faire?
Cependant, la fumée au-dessus de la cornue se met à se condenser, et un coup de tonnerre retentit.
LA VOIX DE LESPRIT DE LA TERRE dans la cornue.
Jamais! Cette cornue est pour moi trop étroite et trop vaste à la fois. Tu me reconnais, toi, Adam, nest-ce pas? Les hommes daujourdhui ne soupçonnent même plus mon existence.
ADAM
As-tu entendu ce message de lesprit? Oh! vois, vois, homme orgueilleux et faible, vois si tu peux tenir tête à celui qui flotte là!
LE SAVANT
Cest un accès de folie! Ah, tu minquiètes.
La cornue vole en éclats, lesprit disparaît.
Voilà la cornue brisée, je puis recommencer le grand œuvre. Quand jallais toucher au but, il a suffi dune infime molécule, de la sottise aveugle du hasard, pour men écarter.
LUCIFER
On appelait cela jadis la Destinée, et il était moins honteux de succomber sous sa puissance quaujourdhui dobéir à la sottise aveugle du hasard. Quel est ce signal?
On entend une cloche.
LE SAVANT
Cest la fin du travail et lheure de la promenade. Les ouvriers vont rentrer des usines et des champs. Cest le moment où lon distribue les punitions à ceux qui ont commis une faute, le moment aussi où lon procède à la répartition des femmes et des enfants. Allons dans la cour, jy ai aussi à faire.
En une longue file arrivent des hommes, en une autre file des femmes, quelques-unes dentre elles avec des enfants. Eve est parmi elles. Tous forment un demi-cercle dans la cour. Un vieillard vient se placer devant eux. Adam, Lucifer et le savant restent au premier plan, à côté du musée.
LE VIEILLARD
Matricule 30!
LUTHER, sortant du rang.
Me voici.
LE VIEILLARD
Tu as encore une fois chauffé ta chaudière à une pression trop forte. En vérité, il semble que ce soit ta passion de mettre en danger tout le phalanstère.
LUTHER
Et qui donc, quand le feu étincelle et mugit, élément sauvage, et que la flamme vous entoure de ses mille langues de feu et voudrait séchapper pour vous anéantir, résisterait à la tentation de lui tenir tête et de continuer à lattiser, en sachant bien quil est en notre pouvoir? Tu ne connais pas le charme du feu, toi qui ne las jamais vu que sous tes cornues.
LE VIEILLARD
Vain discours. En punition, tu seras privé de repas ce soir.
LUTHER, retournant à sa place.
Mais demain jattiserai à nouveau le feu.
ADAM
Que vois-je? Je connais cet homme. Ce fut Luther.
LE VIEILLARD
209!
CASSIUS, savançant.
Présent!
LE VIEILLARD
Je tadresse un troisième avertissement pour avoir sans raison cherché querelle à tes compagnons.
CASSIUS, reculant.
Sans raison? Parce que je ne me plains pas? Il faut être lâche pour en appeler à laide dautrui tant quon a assez de force dans les bras. Mon adversaire était-il plus faible que moi pour ne pas se défendre?
LE VIEILLARD
Ne réplique pas! La forme de ton crâne nexcuse même pas ce mauvais penchant, car elle est noble et sans défaut. Mais tu as le sang trop vif. On te soignera jusquà ce que tu tadoucisses.
ADAM
Ah, Cassius! si tu me reconnaissais, moi qui combattis avec toi à Philippes
Lordre mauvais, la théorie peuvent-ils ségarer au point de ne savoir que brimer un cœur aussi noble, et de ne point le distinguer?
LE VIEILLARD
Matricule 400!
PLATON, savançant.
J écoute.
LE VIEILLARD
Encore une fais, tu tes abîmé dans tes rêveries, et le troupeau confié à ta garde en a souffert. Pour rester éveillé, tu tage-nouilleras sur des pois.
PLATON, retournant à sa place.
Même sur des pois, je ferai de beaux rêves.
ADAM
Ah, quel rôle test donc dévolu, Platon, dans la société que tu as tant désirée!
LE VIEILLARD
Matricule 72!
MICHEL-ANGE, savançant.
Voici.
LE VIEILLARD
Tu tes rendu coupable dindiscipline en quittant latelier.
MICHEL-ANGE
Oui, parce que jy ai toujours fait des pieds de chaise, et de la forme la plus vile. Jai longtemps supplié quon me laisse les modifier, quon me permette de les orner. On ne me la pas permis. Jai souhaité, pour au moins changer de besogne, faire des dossiers. Tout cela en vain
Je me suis senti devenir fou, et jai laissé là ce supplice et latelier.
Il rentre dans le rang.
LE VIEILLARD
Pour cette entorse au règlement, va dans ta chambre. Tu seras privé de la chaleur de ce beau soleil.
ADAM
Michel-Ange, quel enfer doit être ton cœur aux yeux de Dieu, dans lincapacité où il se trouve de créer! Oh! combien je trouve partout ici de figures de connaissance, combien desprits, combien de forces vives! Celui-ci a lutté avec moi, celui-là est mort en martyr, cet autre sentait trop étroit pour lui le globe terrestre, et les voilà réduits à luniforrnité par lÉtat, qui fait deux autant de nains. Oh! Lucifer! Viens, partons! Mon âme ne peut supporter plus longtemps ce spectacle.
LE VIEILLARD
Deux enfants ont atteint aujourdhui lâge auquel ils nont plus besoin des soins maternels. Ils doivent maintenant être confiés à létablissement public déducation. Quon les présente!
Eve et une autre femme savancent avec leurs enfants.
ADAM
La radieuse apparition! Ce monde maussade a donc aussi sa poésie!
LUCIFER
Eh bien, Adam, nous ne partons pas?
ADAM
Non, non, nous ne bougeons pas dici.
LE VIEILLARD
Savant! examine la forme des crânes de ces enfants!
Le savant observe les enfants.
EVE
Ah! quel sort mattend!
ADAM
Cette voix!
LUCIFER
Quest-ce donc qui taccroche en cette femme vulgaire, toi qui goûtas les baisers de Sémiramis?
ADAM
Je ne connaissais pas encore celle-ci.
LUCIFER
Ah, bon? Cest le vieux refrain des amoureux. Chacun croit découvrir la passion, et pense que personne avant lui ne fut capable daimer, et il en est ainsi depuis quelques millénaires.
LE SAVANT
Cet enfant étudiera la médecine. Celui-ci sera berger.
LE VIEILLARD
Quon les emmène.
On veut emmener les enfants. Eve sy oppose.
EVE
Ny touchez pas! Cest mon enfant à moi! Qui donc larrachera au sein maternel?
LE VIEILLARD
Emmenez-le! Quattendez-vous?
EVE
Oh, mon enfant! cest moi qui lai nourri du sang de mon cœur. Quelle force peut rompre ce lien sacré? Me faut-il renoncer à toi à jamais, te voir disparaître dans la masse? Mes yeux devront-ils te chercher en vain, scruter sans te reconnaître cent visages étrangers, identiques?
ADAM
Hommes, sil est à vos yeux quelque chose de sacré, laissez à cette mère son enfant.
EVE
Nest-ce pas? Nest-ce pas? Sois béni, étranger!
LE VIEILLARD
Tu joues là un jeu téméraire, étranger. Le préjugé de la famille, si nous le laissons subsister, aura vite fait de jeter à bas toutes les conquêtes sacrées de la science.
EVE
Que mimporte la science qui glace tout! Quelle tombe de son piédestal quand la nature parle!
LE VIEILLARD
Est-ce bientôt fini?
ADAM
Ah, ne touchez pas à cet enfant! Il y a là un sabre, je vais vous montrer comment on sen sert.
LUCIFER
Fantasme, tiens-toi tranquille.
Il met la main sur lépaule dAdam. Celui-ci est paralysé.
Sens la puissance fatidique de ma main.
EVE
Oh, mon enfant!
Elle saffaisse. On emmène son enfant.
LE VIEILLARD
Ces deux femmes nont pas de compagnons. Que ceux qui désirent les prendre pour compagnes se fassent connaître.
ADAM
Pour celle-ci, je me présente.
LE VIEILLARD
Savant, ton avis?
LE SAVANT
Homme exalté et femme névrosée engendrent une progéniture chétive. Couple mal assorti.
ADAM
Je ne me désiste pas, si elle veut bien de moi.
EVE
Je tappartiens, homme magnanime.
ADAM
Je taime, femme, de toute la ferveur de mon cœur.
EVE
Je taime moi aussi, je le sens, à jamais.
LE SAVANT
Cest de la folie. La chose singulière, en vérité, que de voir apparaître un spectre du passé dans notre siècle de lumière. Doù vient-il?
ADAM
Du jardin de lÉden cest un tardif rayon.
LE VIEILLARD
Voilà qui est regrettable.
ADAM
Non, ne nous plaignez pas
Cette folie nous appartient en propre; votre réalisme, nous ne vous lenvions pas. Tout ce quil y eut jamais sur terre de grand et de noble fut toujours une folie de ce genre, à laquelle nulle pensée pondérée nassigne de limite. Cest la voix dun esprit, venue des sphères supérieures, qui nous parle en un balbutiement, en un bourdonnement très doux. Elle porte témoignage que notre âme est parente de la sienne, et que nous méprisons la vile poussière terrestre, dans notre quête du sublime!
Il tient Eve enlacée.
LE VIEILLARD
Lécouterons-nous plus longtemps? A lasile, lhomme et la femme!
LUCIFER
Ici, un prompt secours est de rigueur. Adam, en route!
Ils disparaissent en senfonçant dans le sol.