2. La principauté de Gabriel Bethlen


Table des matières

La tutelle de la Porte se rétablit

Gábor Bethlen, qui accueillit le voïvode de Valachie et devint plus tard le plus grand souverain de Transylvanie, passait déjà, au printemps de 1611, pour une des figures clés de la politique transylvaine, mais était encore fort loin du trône princier. Ce furent les circonstances qui le poussèrent sur la scène de l’histoire.

Le retour forcé de Gabriel Báthori signifiait que bien des choses allaient changer pour les deux voïvodats. Ce fut en vain que Radu Şerban demanda de l’aide à Vienne ainsi qu’à la Pologne. II ne put chasser Mihnea que pour une courte période. La famille Movilă, soutenue par la Pologne, dut s’enfuir de Moldavie, pour être elle aussi remplacée par un voïvode soutenu par les Turcs. Le pouvoir de la Porte s’était renforcé d’une manière spectaculaire.

Pour le moment, la Transylvanie restait à l’abri de pareilles interventions, quoique les démonstrations de force des grandes puissances s’y fissent aussi sentir. Après le retour de Gabriel Báthori, la guerre atteignit de nouveau la Transylvanie. D’abord deux pachas de Hongrie firent une incursion dans le pays pour attaquer dans le dos le Prince en campagne en Valachie; ensuite, ce fut la confrontation entre Báthori et son opposition qui donna au gouvernement royal l’occasion d’intervenir.

Les deux pachas y restèrent peu de temps; la Porte les rappela. Mais, comme ils avaient, dès leur arrivée, détruit les villages des haïdouks, ceux-ci quittèrent la Valachie et rentrèrent chez eux ventre à terre, non sans avoir auparavant saccagé le pays. Ils envahirent la Principauté ainsi que les territoires voisins du Royaume de Hongrie. Leur sédentarisation pouvait recommencer à son début. De mauvaise humeur après son retour, le Prince, qui ne pouvait payer leur solde, les envoya dans la riche région de Barcaság: il voulait lancer une nouvelle attaque contre les Saxons en faisant occuper Brassó par les haïdouks.

{f-302.} Ce fut d’abord leur capitaine András Nagy qui tenta de s’en emparer puis, en juin 1611, le Prince vint en personne dans le Barcaság et demanda à la ville de lui ouvrir ses portes, ce que la ville refusa et menaça même le Prince de tirer sur lui. On en vint donc à la rupture ouverte.

Báthori se retira à Szeben et Brassó commença à organiser sa défense. Le juge-maire Michael Weiss la prit en main en s’adressant à une vieille relation, le voïvode Radu Şerban, avec qui les bons contacts étaient maintenus même après son refoulement par Báthori. Partenaire commercial de longue date et bien solvable des bourgeois de Brassó, il ne leur refusa pas non plus son assistance militaire. Bien qu’à peine rentré en Valachie, il se mit aussitôt en route avec ses troupes. La confrontation eut lieu à la mi-juin, près de Brassó, et Báthori essuya une lourde défaite. Ses pertes furent considérables, mais lui-même put s’enfuir.

Après l’intervention de Radu, on ne pouvait plus considérer l’action de Brassó comme l’affaire d’une seule ville. Bien des membres de l’opposition nobiliaire s’y rendirent et les événements firent sensation aussi en Hongrie royale. C’était pour tirer profit des difficultés de Báthori qu’arriva de là-bas Zsigmond Forgách, capitaine de Kassa qui, il est vrai, n’avait pu obtenir, pour cette action, l’autorisation du palatin, mais qui reçut le soutien d’une grande partie des seigneurs de la Haute-Hongrie. Secondés de troupes valaques, il lança une attaque contre le Prince qui s’était retranché dans la riche ville de Szeben. Début septembre, les Turcs – les commandants des places fortes limitrophes – répondant à l’appel de Gábor Bethlen, arrivèrent eux aussi en Transylvanie.

L’automne de 1611 trouva une confusion totale où tout le monde luttait contre tout le monde. La désastreuse situation du début du siècle semblait déjà de retour quand les positions commencèrent soudain à s’éclaircir.

La présence des Turcs apaisa les turbulents. En effet, ils se comportaient en maîtres revenus sur leurs domaines délaissés. Aussi les belligérants s’enfuirent-ils tous devant les soldats du pacha Omer de Bosnie. Forgách, de même que Radu Şerban partirent au milieu de septembre sans livrer bataille et le voïvode ne put même plus rentrer chez lui. Mihnea revint à Tîrgovişte avec les armées turques en route pour la Transylvanie.

Avec l’apparition des troupes turques et la fuite de Forgách, il devint clair que la Transylvanie devait faire face à de nouveaux changements, tout comme la Moldavie et la Valachie quelques mois auparavant. La présence de la Porte redevint prépondérante dans cette région. Il n’y avait plus aucun doute qu’elle considérait la Transylvanie et les voïvodats comme siens, qui pourraient lui servir de tête de pont vers l’Ouest et qu’elle serait de nouveau capable de chasser les intrus de ces terres.

Sous la pression des événements, la ville de Brassó qui craignait fort de connaître le sort de Szeben, ainsi que l’opposition noble qui s’y était réfugiée se tournèrent vers la Porte. L’opposition alla trouver András Ghiczy, un ancien capitaine des haïdouks, qui devait maintenant aller à Constantinople en tant qu’envoyé spécial de Báthori. Le Prince voulait qu’il remercie la Porte de l’aide qu’elle lui avait apportée pour chasser Forgách. Mais Ghiczy, s’étant arrêté à Brassó, rallia l’opposition qui s’y trouvait. Il repartit en novembre, cette fois-ci chargé d’une mission par l’opposition: les trois «nations» du pays demandaient à la Porte de les délivrer du prince tyran.

Les chefs du mouvement de Brassó étaient maintenant tranquilles. Autour d’eux, le Barcaság était devenu littéralement un Etat dans l’Etat. On y frappait de la monnaie, et les préparatifs étaient en cours pour faire, avec l’aide de la {f-303.} Porte, la guerre contre Báthori. Cependant, l’aide tardait car, en automne 1611, les décisions naissaient difficilement à Constantinople. Le terrible vieillard Mourad, le Grand vizir, était mort en août, tandis que son successeur, Nassou n’était pas encore revenu des champs de bataille de Perse.

Mais, même ainsi, András Ghiczy avait réussi à obtenir le consentement du divan – probablement le nouveau Grand vizir n’était pas au courant – à ce qu’il devienne Prince de Transylvanie à la place de Báthori. Il reçut même la promesse d’une aide militaire. Ghiczy, en contrepartie, promit de remettre Lippa et Jenõ aux Turcs et de payer l’ancien tribut de 15 000 florins. Il laissa chez le caïmacan Gurdji Mehmet, son frère, en tant que garant.

Ghiczy fut de retour au pays en juin 1612, mais les nouvelles du succès de sa mission étaient déjà parvenues en Transylvanie bien avant lui. Ceci affermit l’opposition, tandis que Báthori eut la réaction traditionnelle des Princes de Transylvanie. A la Diète du 26 juin 1612, il proposa de refuser la tutelle turque et de se tourner vers le Royaume. En d’autres termes, en brandissant la menace turque, il voulait retourner à la tactique politique transylvaine de si mauvais souvenir.

La Diète n’accepta pas les plans de Báthori. Outre les expériences d’autrefois, les circonstances présentes étaient fort défavorables, notamment à cause du nouveau Grand vizir Nassou. En Hongrie, on le connaissait bien, car il y avait déjà servi; c’était en effet à lui que l’on avait repris le château de Fülek au début de la guerre de Quinze ans. Tout le monde savait qu’il en portait encore l’humiliation. A l’époque, seul l’ordre formel du Sultan avait réussi à le détourner de sa décision de se venger d’Ali pacha, le commandant turc de Buda, qui avait signé, pour la partie turque, la paix de Zsitvatorok. Ainsi, avec l’accès au pouvoir de Nassou, c’était un des plus fervents ennemis de la paix de Hongrie qui devenait Grand vizir. On ne pouvait s’attendre à rien de bon de sa part.

Gábor Bethlen empêche la guerre d’éclater

Ce fut à ce moment-là que Bethlen se décida à une entreprise désespérée: le 12 septembre 1612, avec 50 de ses hommes, il partit pour la Turquie. Son départ pouvait en quelque sorte être considéré comme une fuite, étant donné que ses relations avec le Prince s’étaient depuis quelque temps fortement détériorées. Auparavant – probablement parce qu’il avait de bonnes relations à Constantinople –, ses services étaient indispensables à Báthori, tels l’obtention de l’accord de la Porte, pour son acces à la dignité de Prince. Alors que, maintenant, comme l’intention de Báthori était de se séparer des Turcs, il était devenu plutôt gênant. Sa personne gênait le Prince qui le soupçonnait – sans fondements – de collaboration avec les Saxons et aurait préparé son assassinat.

Ce fut une raison fort complexe qui décida Bethlen à fuir et non la crainte pour sa personne: il ne pouvait laisser l’obscur personnage que fut Ghiczy devenir Prince. Lui-même avait servi trois souverains et grimpé tous les échelons qui menaient au pouvoir. Il semblait logique qu’il se considérât comme le plus apte des candidats et commençât ses préparatifs pour prendre le pouvoir.

Pendant ce temps, les événements dans le pays évoluèrent dans le sens de l’alliance avec Vienne. En effet, Báthori, dans une bataille livrée le 15 octobre 1612, avait brisé le mouvement organisé à Brassó. Le juge-maire Weiss {f-304.} lui-même tomba et ses hommes, après avoir subi de terribles pertes, s’étaient retirés avec András Ghiczy derrière les murs de la ville. L’autorité du Prince fut renforcée par cette victoire: à la Diète du mois de novembre, il fit proscrire les chefs de l’opposition demeurant dans le pays ou en fuite, Bethlen compris. Puis il fit élire les envoyés devant aller aux négociations de Vienne, mais il céda à la volonté des Ordres en désignant également des ambassadeurs pour la Porte.

Ce furent les envoyés qui commencèrent les premiers leur mission: ils négocièrent dans un premier temps à Vienne puis, à l’occasion de la réunion de la Diète de la Hongrie royale, en avril 1613, l’accord fut ratifié à Pozsony. L’essentiel de cette convention était qu’elle ne reconnaissait pas l’autorité des Turcs sur la Transylvanie. Néanmoins, le Prince n’envisageait pas une rupture définitive car, au moment où il envoyait ses ambassadeurs à Constantinople, il devait déjà être au courant du résultat des pourparlers de Pozsony. Les ambassadeurs arrivèrent à la Porte le 22 mai, mais ils ne purent rien obtenir pour Báthori. Le Grand vizir Nassou ne permit même pas qu’ils remettent leurs présents. En fait, quelques semaines auparavant, le divan avait décidé qu’à la place de Báthori, Bethlen deviendrait Prince de Transylvanie.

Quelque temps après sa fuite, Bethlen avait été mis en rapport avec le redoutable Nassou, par Skander, le pacha de Kanizsa, un des commandants du territoire soumis. C’est que, une fois parti de Transylvanie, Gábor Bethlen avait eu la prévoyance de rendre visite à tous les principaux officiers du territoire turc de la Hongrie. Il était allé à Temesvár, à Buda, puis il avait passé l’hiver à Belgrade, car il savait que les commandants des régions voisines de la Transylvanie y rencontraient les hauts fonctionnaires venus de Constantinople pour discuter de toutes sortes d’affaires. Il put y rencontrer plusieurs personnalités turques importantes. C’était encore de la cour du pacha de Buda qu’il avait écrit une lettre en Hongrie royale, au palatin György Thurzó.

Ce fut donc après ces préliminaires que Bethlen se rendit lui-même à Andrinople, au début du printemps 1613. Le Sultan et le Grand vizir s’y trouvaient aussi. Là, Skander pacha l’introduisit auprès de Nassou qui sera pour longtemps son protecteur très actif.

En mars 1613, la question de son accession à la dignité de Prince fut tranchée par le divan. A la fin d’avril, il reçut les insignes princiers. Plusieurs officiers turcs de haut rang, ainsi que les deux voïvodes roumains, reçurent l’ordre d’aider Gábor Bethlen à occuper le trône.

Le futur Prince quitta Constantinople en août, escorté de l’armée turque sous le commandement de Skander pacha et il arriva en Transylvanie au début d’octobre. Entre-temps, le Ierseptembre, était également arrivé Magyar Oglu Ali pacha accompagné du voïvode Mihnea de Valachie et des troupes de l’avant-garde tartare. Trois semaines plus tard, arriva le khan Guirei escorté du gros de l’armée tartare, et le 3 octobre, ce fut Ali, le pacha de Buda, qui arriva à Gyulafehérvár. Ils étaient environ 80 000 en tout pour remettre la Translyvanie à Gábor Bethlen. Peut-être jamais encore auparavant il n’y avait eu autant de Turcs et de Tartares réunis dans le pays. Le sort de la Principauté était décidé.

Néanmoins, Bethlen et ses compagnons ne voulaient pas renoncer à une élection de Prince en bonne et due forme. Mais la dépendance de la Transylvanie n’en devenait que plus évidente. Skander pacha réunit la Diète. Il n’était encore jamais arrivé qu’un officier turc donnât cet ordre à l’assemblée de la Transylvanie. Pour éviter la guerre dont Skander la menaçait, la Diète obéit. Il lui avait donné un délai de cinq jours pour les élections, ce qui s’avéra {f-305.} suffisant: le 23 octobre 1613, Gabriel (Gábor) Bethlen fut élu Prince de Transylvanie.

Le lendemain de l’ultimatum de Skander, la Diète fit ses adieux à Gabriel Báthori, l’ancien Prince, dans une lettre au style solennel, dans laquelle on reprochait au Prince d’avoir lâchement fui l’armée turque et d’avoir voulu rompre avec la Porte, pour évoquer finalement les dangers qui s’accumulaient. On ne pourrait faire face aux armes turques, écrit la lettre. Nous ne savons cependant pas si Báthori, qui se trouvait déjà à Várad, reçut ou non la lettre de renvoi. Quatre jours après les élections, il fut assassiné – les contemporains disaient que c’était une action des haïdouks, payés par Ghiczy.

A la nouvelle de la mort de Báthori, les troupes turques quittèrent le pays. Volant, saccageant, emmenant la population en esclavage, ils partirent et laissèrent derrière eux une terrible désolation prouvant que la Transylvanie était de nouveau assujettie aux Turcs.

Le Prince compétent

Ayant à sa tête Gabriel Bethlen, la Transylvanie vit remplacer le désordre, la légèreté irresponsable par l’ordre et la clairvoyance. Il n’y a guère de contraste plus criant qu’entre ces deux personnalités: Báthori était comme une lame d’acier luisant, un bel homme galant qui séduisait tout le monde, même ses ennemis tant qu’ils restaient près de lui mais, une fois éloigné, on se hâtait de réviser sa sympathie subite. Bethlen, plutôt trapu, ankylosé par ses blessures reçues dans les batailles, n’était physiquement guère attrayant, bien qu’ayant à peine 33 ans; mais il inspirait des sentiments plus durables. Le comportement de ses proches témoignait plutôt le respect que l’amitié à son égard.

Ses ennemis, qui étaient nombreux, le haïssaient férocement. Lui-même attachait peu de prix à l’opinion des gens et ses rapports personnels n’étaient pas fondés sur les sentiments éphémères. C’était justement pour cette raison qu’il était capable de coopérer avec tout le monde. Il ne se laissait pas guider par la subjectivité dans le choix de ses collaborateurs.

La famille de Gabriel Bethlen avait fait son apparition sur la scène politique de Transylvanie comme partisan de la reine Isabelle. Son père était déjà conseiller du Prince Sigismond Báthori. A treize ans, Gábor Bethlen, orphelin, se retrouva à la cour de Sigismond Báthori à Gyulafehérvár. Nous ne savons rien de ses études, ni des influences qui ont pu former son talent. Toutefois, ses activités antérieures à son règne avaient déjà révélé deux aspects caractéristiques de son attitude. L’un s’était manifesté au cours de la guerre de Quinze ans aux côtés de Mózes Székely: il excellait sans fléchir dans l’exécution de toutes les tâches du moment. Si cela était nécessaire, il devenait diplomate ou commandant d’armée. Il savait parler aux gens soit individuellement, soit devant une foule, s’il fallait les haranguer. Il avait une certaine facilité à saisir les événements, les relations humaines ou la situation sur un champ de bataille. Cette polyvalence restait le côté essentiel de son talent.

D’autre part, il faisait, dans ses actes, toujours preuve d’une grande impassibilité. Non pas que, selon les critères actuels, il eût été réaliste dans ses objectifs. Tout comme la plupart de ses contemporains, il avait plutôt tendance à s’éloigner de la réalité. Quand il s’agissait de diplomatie, il ne tenait pas toujours compte des faits. Son objectivité se manifestait au moment d’exécuter un plan et il ne laissait alors en rien dévier son attention vers un autre point de vue secondaire. En fonction de ses convictions, il déterminait {f-306.} les moyens permettant de réaliser son idée et il les utilisait sans le moindre scrupule.

Pendant toute sa vie, il garda cette impassibilité, mais cela apparut de façon particulièrement manifeste dans ses efforts pour accéder au trône. Bethlen n’organisa pas son parti en Transylvanie, il n’avait guère cure du roi, ni du Royaume de Hongrie, ni même de l’opinion publique du pays. Il se tourna vers la Porte car il savait que c’était là que le sort de la Transylvanie se décidait. Même plus tard, il n’eut pas de regrets. Il n’y a aucune donnée prouvant qu’il ait eu le moindre remord pour la destruction causée par les troupes étrangères qui lui permirent de monter sur le trône, qu’il ait tenté de se justifier pour son élection imposée. Il considérait le pouvoir de l’Empire ottoman en Transylvanie comme une réalité objective indiscutable.

Cependant, malgré sa politique pro-turque réaliste et conséquente, ses rapports avec Constantinople lui causèrent des moments fort pénibles. Pour la confirmation de sa qualité de Prince, la Porte exigeait la remise de Lippa et de Jenõ: en fait, elle attendait de lui la réalisation de promesses faites par d’autres. Offerts aux Turcs par Sigismond Rákóczi, les deux châteaux forts avaient été à l’époque refusés, Báthori non plus n’avait pas dû les rendre. Mais, en septembre 1613, on annonçait que Skander pacha avait amené ses troupes à la frontière. Après avoir intronisé Bethlen, il allait récupérer les deux forteresses en question.

Cette exigence plaçait Bethlen dans une situation fort délicate. Avec Jenõ et Lippa, des territoires fort étendus avaient été libérés de la domination turque, avec une importante population hongroise. Maintenant, il fallait décider de leur sort. Mais, de toute manière, il fallait éviter l’attaque de Skander.

Dans cette situation critique, le Prince entreprit une manśuvre compliquée, il négocia, joua de toutes ses relations avec la Porte. Il ne dut finalement céder qu’à moitié. Il put conserver Jenõ, mais dut remettre Lippa. Gabriel Bethlen se décida pour ce dernier car c’était ce château qui se trouvait le plus proche du territoire occupé et avait une population imposable moins importante. Même ainsi, il dut le reprendre à ses propres soldats, en 1616, avant même que les Turcs fussent arrivés. Il tenta de réparer cette injustice en faisant installer les soldats à Vaja et en leur octroyant les libertés accordées aux haïdouks.

En cédant Lippa aux Turcs, la Transylvanie est arrivée à l’étape la plus humiliante de son histoire: elle allait continuer à vivre livrée au bon plaisir de la Porte. Si Gabriel Bethlen était mort à ce moment-là, il aurait pu être considéré comme l’un des plus sinistres personnages de l’histoire de la Transylvanie. Mais, comme cela ne fut pas le cas et que son règne dura encore seize ans, il put s’ériger parmi les grandes figures de l’histoire de la Transylvanie et de la Hongrie.

Le Prince et son pays

Dans sa politique intérieure, Bethlen devait faire preuve d’une habileté extraordinaire car les forces qui s’appliquaient à réduire le pouvoir princier n’avaient jamais été aussi actives qu’au moment de son élection. L’explication s’en trouve dans les événements antérieurs. Les Ordres, de même que l’Universitas des Saxons s’étaient tournés contre le nouveau Prince, mais leur mécontentement visait ce qu’avait représenté Báthori: un simple tyran, et non pas un souverain efficace. Ses abus à l’égard de la population avaient rendu suspecte toute activité princière en Transylvanie. Ainsi Gabriel Bethlen se {f-307.} retrouva dans une situation fort ambiguë. Il avait chassé Báthori mais, au lieu d’être acclamé comme libérateur, il dut subir les conséquences des actes irresponsables de son prédécesseur incompétent.

Il aurait été logique que tout continuât comme avant, que Gabriel Bethlen réduisît par la force l’opposition contestataire provoquée par la tyrannie du Prince. Mais, en la personne de Bethlen, on vit se substituer au dilettantisme princier en Transylvanie une véritable aptitude à gouverner.

Pour reconstruire son pouvoir, Bethlen avait fait le premier pas dès la Diète réunie pour son élection. Il y demanda aux seigneurs convoqués par Skander de lever la proscription prononcée contre lui lors de sa fuite en novembre 1612. Puis il quitta les lieux, en exprimant ainsi symboliquement que son acquittement devait se faire sans lui. Certes, avec les quelques milliers de soldats qu’il avait derrière lui, cette sortie de l’assemblée ne signifiait rien de plus qu’un geste de politesse. Mais ce geste fut bien caractéristique de Bethlen. Il faisait entendre aux Transylvains qui, à ce moment, se trouvaient dans une situation plus qu’humiliante, qu’il n’allait pas abuser de sa victoire. Et il en fut bien ainsi. Une fois les armées turco-tartares retirées selon la convention passée avec la Porte, Bethlen mit en place une politique modérée dans le but de se gagner la sympathie du pays.

Le plus urgent était de mettre de l’ordre dans les relations avec les Saxons. Ceux-ci allaient jusqu’à refuser le serment de fidélité. Ils refusèrent même toute obéissance tant qu’ils ne récupéraient pas Szeben dont Báthori avait fait la capitale de la Principauté. Bethlen tenta tout ce qu’il put par la négociation et n’employa pas la force. Quand il se rendit compte que les Saxons ne voulaient pas de lui, même pas pour un seul hiver, il rendit Szeben, le 17 février 1614. Lui-même quitta la ville dés le lendemain. Par la suite, il évita toute confrontation non seulement avec les Saxons, mais aussi avec les Ordres Bethlen élabora un système particulier pour régner: il n’organisa pas son pouvoir à l’encontre de ses vassaux, mais parallèlement au leur. Il ne toucha pas aux privilèges des Ordres qu’il n’avait nul intérêt à réduire à néant, mais se contenta de modifier la proportion entre son propre pouvoir et celui des seigneurs. Il lui suffisait donc, sans toucher aux Ordres, de renforcer le plus possible le pouvoir de prince. Il sut mettre à profit les particularités de la société transylvaine.

Une de ces particularités était qu’aucune loi ne déterminait la composition ou le fonctionnement de la Diète. Il n’y avait même pas de coutumes en la matière. Ainsi, Bethlen put désigner en toute souveraineté les personnes qui devaient y siéger. Même si quelques-uns y étaient délégués automatiquement, comme fonctionnaires élus, en 1615 le Prince avait déjà obtenu que ceux-ci ne puissent représenter qu’un tiers des membres. Comme la majorité se composait de notables et de dignitaires de cour qui devaient leur siège à Bethlen, le souverain n’avait pas à faire face à une assemblée d’opposition. Néanmoins, il réduisit le nombre des questions à débattre. Seul le rapport seigneur-serf continua à relever de la compétence exclusive des Ordres qui pouvaient en discuter ou décider librement. Toutes les autres questions – affaires étrangères, guerre, finances – furent petit à petit retirées de la sphère de décision de la Diète.

L’autre particularité venait du fait que les finances de l’Etat n’étaient plus entre les mains des fonctionnaires des Ordres, mais furent confiées à des fonctionnaires princiers. La Diète pouvait seulement se prononcer dans les questions d’impôts et de leur utilisation. Ce droit ne fut pas remis en cause par Bethlen, mais il augmenta considérablement les revenus d’Etat indépendants {f-308.} des Ordres. Si bien que dans les années 1620, les 60 à 80 000 florins d’impôts constituent seulement 10% de l’ensemble des revenus. Leur perception n’avait donc aux yeux de Bethlen qu’une importance secondaire.

Gabriel Bethlen devait sa réussite en premier lieu à une politique économique moderne pour son époque: celle du mercantilisme. L’Etat contrôlait en effet strictement les proportions relatives des exportations et des importations et, en appuyant ces premières, il pouvait assurer d’importantes rentrées d’argent, grâce à la priorité donnée au commerce d’Etat. Il s’agissait donc d’un mercantilisme basé sur le monopole d’Etat.

Gabriel Bethlen, grâce à des mesures concernant les travaux de la Diète et l’économie, réussit à supprimer pratiquement tout contrôle des Ordres sur le pouvoir princier. Il devint ainsi un souverain indépendant des Ordres sans avoir dû toucher aux droits des seigneurs, comme il ne toucha pas aux droits des autres couches sociales non plus.

Une politique économique moderne avec des impôts inadaptés

L’intention du Prince de laisser intacts les rapports sociaux se traduisait notamment dans les particularités du système fiscal de Transylvanie. Dans les autres pays, l’impôt était établi selon la fortune et, au début du XVIIe siècle, les taxes montèrent en flèche. La Transylvanie resta en dehors de ce phénomène. Le montant de l’impôt y resta pratiquement inchangé, car l’impôt d’Etat sur la fortune se pratiquait seulement dans quelques villes, à Kolozsvár par exemple. Les Sicules – indépendamment de leur situation économique –, ne payaient que des impôts exceptionnels, et les serfs payaient par groupes de dix – également sans égard à leur situation économique –, tandis que les Saxons payaient autant que les serfs des domaines seigneuriaux: la somme n’avait rien à voir ni avec le nombre des Saxons ni avec l’importance de leurs biens.

Tout compte fait, Bethlen faisait un sacrifice économique dans l’intérêt de la paix sociale car, avec l’impôt sur la fortune, il aurait pu bien davantage augmenter ses entrées, surtout celles venant des villes saxonnes. Il semble cependant que cela convenait au Prince car ses vassaux ne se plaignaient pas.

Son régime était sans aucun doute plus qu’une monarchie centralisée, car les affaires se traitaient indépendamment des Ordres. Mais cela ne ressemblait pourtant pas à un absolutisme à l’occidentale, car il ne s’était pas créé – le système d’imposition le prouvait bien-une interdépendance entre le pouvoir d’Etat et la bourgeoisie. Il y avait, par contre, à l’Est de l’Elbe, d’autres Etats qui pouvaient être qualifiés d’absolus. Dans ces Etats, les souverains établirent leur pouvoir indépendant des Ordres, non sous une pression sociale, mais pour contrecarrer la menace extérieure.

Bethlen avait donc mis sur pied, en Transylvanie, un absolutisme d’Europe de l’Est. Et il était même le premier dans cette région à avoir dû créer un pouvoir dynamique, propice aux décisions rapides, car il devait sauvegarder une Transylvanie perpétuellement menacée par deux grandes puissances.

Mais il ne resta pas simplement sur la défensive, d’autant moins qu’il n’ignorait pas qu’une alliance internationale se préparait contre l’Empereur, un de ses ennemis. Les antagonismes autour de l’Empire laissaient depuis longtemps prévoir l’éventualité d’une guerre. Le roi de France, Henri IV, avait déjà commencé en 1610 une campagne contre Rodolphe II. Mais son {f-309.} assassinat la fit tourner court. Puis, en 1611, il avait fallu renoncer à l’élection du roi de Rome, en raison du différend qui opposait l’Empereur et les princes de l’Empire germanique. En 1613, l’Angleterre se joignit aux ennemis de l’Empereur par suite du mariage d’Elisabeth Stuart avec le prince palatin. Ce fut donc dans ces circonstances que Gabriel Bethlen débuta dans la politique internationale. En 1618, quand les événements de Bohême offraient la possibilité d’intervenir contre l’Empereur, il pouvait déjà prendre sa décision sans avoir à se préoccuper de la situation intérieure.