5. La société sous le règne absolu du Prince


Table des matières

Les seigneurs et les serfs

Vivant sous des Princes qui exerçaient un pouvoir non contrôlé par les sujets, la société transylvaine du milieu du XVIIe siècle n’était pas fortement articulée.

Quant à la répartition des propriétés nobiliaires, nous n’avons de données que pour le début du siècle et exclusivement concernant le territoire de la Transylvanie proprement dite. D’après celles-ci, cette partie du pays comptait environ 3-400 familles nobles dont la très grande majorité, environ 80%, possédaient des domaines répartis sur un ou plusieurs villages. 15% des propriétaires nobles avaient des fiefs englobant 1 à 3 villages entiers; 6 familles disposaient de propriétés comprenant quelques villages entiers et les fragments de plusieurs autres, mais qui restaient largement en dessous des véritables grandes propriétés; enfin deux grandes familles, les Bánffy de Losonc {f-323.} et les Csáky formaient une élite bien restreinte: chacune d’elles possédait un grand domaine, celui de Bánffyhunyad et celui d’Almás. Au cours des dernières décennies, en effet, la plupart des propriétés féodales du Moyen Age étaient retournées en la possession du Trésor. Aussi les plus grands domaines nobiliaires transylvains restaient-ils de loin derrière les grands latifundia qui s’accumulaient entre les mains de quelques familles en Hongrie royale.

Les domaines du Partium ne modifiaient ce tableau que dans la mesure où ils augmentaient encore la prépondérance des Bánffy et des Csáky qui y avaient également des possessions. Les Báthori de Somlyó y avaient aussi des propriétés, mais leurs domaines les plus importants se trouvaient dans le Royaume. Quelques-unes des nouvelles familles dirigeantes, comme les Bethlen d’Iktár, les Zólyomi et les Wesselényi possédaient elles aussi des propriétés dans le Partium.

Quant aux Sicules, aucun d’eux ne put rejoindre le groupe des nobles vraiment fortunés de la Principauté, quoique, selon l’appréciation des Sicules, les Lázár, les Mikes ou les Apor eussent passé pour des riches.

La structure de la classe dominante ne changea en rien au cours du XVIIe siècle. Sous le règne des Princes qui amassèrent toute une fortune, surtout les Rákóczi, grands accapareurs, elle devint plus pauvre, mais les proportions ne se modifièrent guère. Ses représentants ne réussirent, notamment du fait de la grande dispersion de leurs propriétés, qu’à maintenir un niveau relatif, cependant, pour émerger d’une société qui se faisait de plus en plus pauvre, il suffisait de peu. Ainsi, le groupe des familles considérées comme étant de haute naissance conserva son prestige. Cependant, les Csáky s’installèrent sur le territoire du Royaume, laissant seule sur la scène les Bánffy de Losonc, famille aristocratique remontant au Moyen Age.

Une aristocratie moderne, c’est-à-dire une haute noblesse portant des titres héréditaires, faisait défaut en Transylvanie. Le rang et le prestige des familles dirigeantes se fondaient pratiquement sur un consensus social, car ni les Szapolyai, ni les autres Princes qui les suivaient n’avaient accordé des titres aristocratiques. L’unité indivisée de la noblesse – una eademque nobilitas – qui était devenue dans le Royaume du XVIIe siècle une pure fiction, s’était ici maintenue.

Basés sur ces prémisses, les rapports fondamentaux étaient clairs et sans équivoque: au sommet de la hiérarchie sociale se trouvait le Prince. Dès la fin du XVIe siècle, il n’y avait plus en Transylvanie quiconque susceptible de comparer sa fortune à celle d’un Báthori. Et au XVIIe siècle, quand le monopole princier des terres s’était institué, la totalité des possessions de la classe dominante de Transylvanie n’atteignait pas celles des souverains.

Cette situation particulière impliquait que, pour la plupart des serfs transylvains, le Prince était à la fois leur souverain et leur seigneur. Cependant, cette double dépendance avait des conséquences plutôt néfastes pour les serfs car elle maintenait le Prince dans sa position seigneuriale: ses intérêts ne différaient pratiquement pas de ceux des autres seigneurs terriens. Aussi la paysannerie, fuyant les charges féodales excessives, ne trouvait-elle pas son défenseur dans le pouvoir d’Etat. Les Princes s’opposaient à toute forme de migration servile et n’encourageaient pas les serfs à s’engager dans l’armée ou à aller travailler dans les mines; il ne leur était même pas permis de venir s’installer sur les domaines du Trésor.

Mais même les mesures les plus sévères ne suffisaient pas pour rétablir les attachements serviles qui s’étaient tellement relâchés pendant la guerre de Quinze ans. A ce moment, en effet, une partie considérable des paysans fut {f-324.} physiquement anéantie au cours des destructions de guerre permanentes, et les survivants pouvaient s’établir librement, les domiciles fixes étant devenus pratiquement inexistants. Cette espèce de fuite permanente inévitable était perçue par les serfs comme une liberté acquise et ils faisaient tout pour s’esquiver quand on voulait les réduire à leur état antérieur. Ce dont témoigne le fait que, malgré les promesses d’allègement des charges pour ceux qui voulaient revenir et les menaces de rétorsion pour ceux qui s’en iraient, les migrations massives des paysans ne purent être arrêtés jusqu’au milieu du XVIIe siècle.

Les Sicules

Les Sicules passèrent le cap du XVIIe siècle en possession de leurs privilèges, ce qui signifiait qu’ils ne payaient pas d’impôt d’Etat régulier. Cela est un fait notable puisque, depuis le milieu du XVIe siècle, les souverains avaient tantôt supprimé, tantôt rétabli cette liberté essentielle des Sicules. L’autre élément de ce privilège fondamental, à savoir le service armé, ne resta que partiellement en vigueur. Cela signifiait qu’au XVIIe siècle, tous les Sicules ne devaient pas obligatoirement fournir un service militaire régulier. Il s’était constitué, parmi eux, une couche pareille à celle des serfs: elle pouvait être dispensée du service militaire en fournissant différents services. Etant donné que les serfs sicules ne payaient pas d’impôt d’Etat régulier, ils n’étaient pas non plus sous le coup de l’administration de l’Etat. L’élite sicule, elle, considérait comme offensant le seul fait de vouloir recenser les serfs en Terre sicule.

Cette situation était sans aucun doute avantageuse pour les serfs sicules, même si, au XVIIe siècle, contrairement à l’époque précédente où tous les membres de la «nation» sicule n’avaient pas à payer l’impôt, ils étaient seuls à payer le cas échéant l’impôt dit «exceptionnel». Cela les désavantageait seulement face aux Sicules libres, tandis que, par rapport à l’ensemble des serfs, ils avaient des charges bien moins considérables. En 1616, par exemple, quand ils durent exceptionnellement payer aux fins du tribut turc, 10 serfs sicules versèrent 11 florins, tandis que les autres serfs 19 florins. Par ailleurs, même jusqu’en 1622, cet impôt n’avait pu être perçu chez les Sicules, car leurs fonctionnaires les défendirent autant qu’ils le pouvaient face au pouvoir d’Etat.

Dans ces conditions, il devint intéressant pour les Sicules d’avoir le statut de serf. Selon un recensement effectué en 1614, 60% des serfs de Marosszék affirmaient avoir accepté ce statut de leur plein gré. Leur choix était motivé, d’après eux, par la peur de la pauvreté, de la famine, de la maladie, du service armé. Il en résulta une situation tout à fait spéciale: tandis que, dans d’autres régions de la Transylvanie, les paysans ne devenaient serfs que sous la contrainte ou attirés par des promesses, le statut de liberté n’était, chez les Sicules guère recherché. En 1622, il y avait déjà environ 20 000 chefs de famille considérés comme serfs. Cela représentait quelque 20% de la paysannerie vivant dans les autres parties de la Principauté.

Le pouvoir princier s’attaqua aux privilèges des Sicules non seulement parce qu’ils permettaient visiblement à un nombre de plus en plus grand d’échapper à l’imposition d’Etat, mais aussi, et surtout, parce que le nombre des Sicules assumant le service militaire ne cessait de diminuer. Outre une armée permanente de 4 à 5 000 hommes, les Sicules représentaient un contingent d’environ 10 000 soldats toujours disponibles et coûtant fort peu.

{f-325.} La première mesure décidée par Bethlen avait été d’interdire aux Sicules libres, en 1619, de devenir serfs et d’obliger même ceux qui n’avaient endossé la condition servile qu’après 1614 à retourner à l’état de mobilisable. Puis lorsque, malgré tout, on ne parvenait pas à empêcher la désertion des soldats, Bethlen choisit une méthode qui fit ses preuves: à partir de 1623, les serfs sicules étaient astreints à l’impôt régulier.

Après quoi, non seulement le problème resta sans solution, mais les conséquences en devinrent encore plus graves. Les Sicules se mirent à fuir massivement la Terre sicule. En 1638, même la Diète commença à s’inquiéter de l’affaire. Mais on n’avait pas les moyens de retenir les Sicules fugitifs. jusquelà c’étaient leurs privilèges qui les retenaient; les privilèges une fois perdus, l’unité sicule se disloqua rapidement.

En 1636, Georges Ier Rákóczi renonça à la confiscation des biens des Sicules infidèles au profit de l’Etat. Cela ne rendit cependant le service militaire ni plus facile ni plus attirant. En 1648, il fallut menacer les Sicules de la peine capitale pour qu’ils fassent honneur à leur ancien privilège, le service armé. Mais la cruelle loi ne fut pas appliquée car Georges II Rákóczi l’abrogea. De toute façon, il devint clair que le service militaire qui, à l’origine, comptait pour un privilège, constituait désormais un lourd fardeau.

Plutôt que d’user de la force, Georges II Rákóczi tenta d’accorder de nouvelles facilités. L’effet de ses démarches fut détruit par la guerre de 1658 qui entraîna de nouveau la Transylvanie dans le désastre.

Les Saxons

Königsboden (Fundus Regius) ou Terre saxonne conserva, au XVIIe siècle, son statut privilégié, et le pouvoir absolu du Prince, du moins jusqu’au milieu du siècle, ne toucha pas aux affaires intérieures de la «nation» saxonne.

A la fin du XVIe siècle, étaient déjà apparues à l’est de l’Elbe des conaltions caractéristiques tant dans la structure intérieure des villes que dans les rapports avec leur environnement: hégémonie sociale des patriciens composés de riches commerçants et artisans. A l’autre pôle: le groupe des artisans protégés par les corporations mais, malgré tout, vulnérable. Si l’égalité des citadins devant la loi n’était jamais remise en cause, une distance insurmontable séparait tout de même les familles dirigeantes et les artisans pauvres. Dans le même temps, les rapports de subordination s’étaient renforcés entre les villes et les villages environnants. Ces derniers avaient des maires venant des villes et leurs corporations étaient placées sous le contrôle direct des corporations citadines.

Le poids du sénat de ville se trouvait accru du fait que les Saxons, depuis le Moyen Age, payaient un impôt global. Le montant de l’impôt avait été fixé par décret royal et, à l’époque de la Principauté, correspondait à la somme perçue sur 2 000 unités imposables dans d’autres régions de la Transylvanie. La répartition des charges se faisait dans l’assemblée générale de la «nation» saxonne siégeant sous la présidence du «juge du roi» de Szeben. C’est ainsi que le Sénat de Szeben était progressivement devenu l’instance suprême de toute la «nation» saxonne.

Dans le courant du XVIIe siècle, si elle avait suivi l’évolution des régions à l’est de l’Elbe, la vie des Saxons aurait dû se modifier. Dans d’autres régions, le Royaume de Hongrie par exemple, la bourgeoisie menait une existence {f-326.} double. Comme le marché des produits manufacturaux connaissait une récession, elle commença à s’orienter vers la production agricole. Ce phénomène s’accompagna de la migration des nobles vers les villes, alors que les villes, c’est-à-dire leurs sénats, commencèrent à imiter les nobles en faisant l’acquisition de domaines.

Chez les Saxons de Transylvanie, il n’en fut rien de tout cela. Grâce à leurs privilèges qui les assimilaient aux Ordres, ils pouvaient maintenir leur statut bourgeois. La Terre saxonne traitait ses habitants comme les citoyens d’une seule grande cité. La terre, ici, ne pouvait être possédée de droit seigneurial et la Terre saxonne demeurait inaccessible aux étrangers.

Le féodalisme ne parvenait pas à pénétrer parmi les Saxons, ni comme idéologie ni par ses représentants en chair et en os. Les citadins, pour leur part, n’ambitionnaient de posséder des terres ni individuellement ni collectivement. L’égalité de principe entre les villes et les villages continuait à être observée.

Si les Saxons réussirent à maintenir leur existence de bourgeois, ils le devaient, outre leurs anciens privilèges communs, aux deux voïvodats roumains. Ceux-ci, en effet, n’étaient toujours par parvenus, au milieu du XVIIe siècle, à se suffire en produits industriels. Ainsi, au cours de cette période relativement longue où elles se remettaient des guerres de la fin du siècle, puis poursuivaient leur consolidation politique amorcée en 1630, leurs marchés restaient ouverts à tous les produits manufacturés saxons. Naturellement, il y eut, dans cette période également, des conflits entre la Transylvanie et les voïvodats, pendant lesquels les routes qui les reliaient furent barrées de troncs d’arbres, mais aussitôt que le calme fut de retour, les lettres partaient à Brassó ou à Szeben demandant la réouverture des routes et l’envoi de clous à bardeaux. Ces derniers étaient la marchandise la plus demandée, tout comme les autres articles nécessaires à la construction de châteaux et d’églises. En dehors de ces matériaux de construction, il y avait aussi toute une gamme de marchandises depuis des instruments médicaux jusqu’aux bottes livrés par des Saxons.

Ainsi, les Saxons, outre leurs privilèges, s’appuyaient, dans le maintien de l’ordre intérieur, sur la demande des voïvodats. Aussi la cessation pratiquement simultanée de ces deux facteurs les affecta-t-elle lourdement au milieu du XVIIe siècle. Dans cette période de paix, l’industrie manufacturière des voïvodats commença à prospérer et ceux-ci fermèrent leurs marchés aux produits venant de Transylvanie. C’est vers cette date que Georges II Rákóczi s’attaqua aux privilèges des Saxons.

Ses prédécesseurs avaient plutôt tenté de faire main basse sur les richesses des Saxons. Georges Ier Rákóczi leur avait soutiré d’énormes sommes en leur faisant payer des amendes. Il n’avait cependant jamais mis leurs privilèges en question: voire même il les confirma par trois fois. Georges II Rákóczi, lui, opta pour la voie opposée: il ne s’intéressait pas à la richesse des Saxons, mais s’appliqua à supprimer méthodiquement leurs privilèges.

La Diète de 1651 abolit le privilège qui empêchait le Prince de faire comparaître un Saxon directement devant son tribunal. Deux ans plus tard, il fut décrété que les étrangers pouvaient également s’acheter des maisons dans les villes saxonnes. Ces deux décrets signifiaient conjointement la disparition de l’autonomie saxonne. Mais cette nouvelle situation ne dura pas assez longtemps pour faire sentir toutes ses conséquences, car Rákóczi dut faire des concessions et le désastre de l’année 1658 emporta avec lui les projets du Prince.

{f-327.} Les Roumains

Les Roumains, qui continuaient à être exclus de la vie politique réservée aux trois «nations» de Transylvanie, n’en faisaient pas moins partie intégrante de la société. Considérée comme naturelle, leur présence n’avait, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, aucun caractère conflictuel ni pour eux, ni pour ceux qui vivaient autour d’eux.

Ceux qui étaient devenus nobles se fondirent dans la noblesse hongroise à la manière des Croates ou des Slovaques dans le Royaume de Hongrie ou des Saxons en Transylvanie. Les serfs, bien que la plupart d’entre eux eussent conservé la religion orthodoxe et leur mode de vie traditionnel qui les différenciaient des autres Transylvains, s’intégrèrent imperceptiblement à la société transylvaine.

Au XVIIe siècle, les nobles issus de leurs rangs, tels les Kendeffy ou les Macskási, étaient respectés comme tout autre seigneur hongrois jouissant d’une fortune comparable – c’est dire que leur situation n’avait pas changé pendant cette période. Le voïvode Markó était un diplomate de Bethlen connu de toute l’Europe. Le voïvode Ionaş ou le boyard István Lászai étaient des fonctionnaires respectivement tout aussi violents, ou tout aussi sages que n’importe lequel des intendants hongrois. Il serait exagéré de dire que leur origine roumaine n’était jamais remarquée, mais ils n’en étaient pas désavantagés non plus. Quand, en automne 1657, la Diète délibéra sur la candidature au trône princier d’Ákos Barcsay, son origine soi-disant roumaine ne fut pas l’objet d’un examen plus particulier que le fait qu’il était sans fortune ou qu’il n’avait pas d’enfants.

Pour les serfs, la situation était tout à fait différente. Ils formaient depuis longtemps deux couches bien distinctes et les rapports de l’une d’elles à la société se modifièrent considérablement au cours du XVIIe siècle. Il en résulta un début de changement dans les relations des Roumains avec les autres ethnies. Quant aux serfs roumains tenanciers, leurs rapports demeuraient inchangés avec le milieu environnant. Rien ne les différenciait de la majorité des paysans cultivateurs transylvains; en tout cas, la différence n’était pas plus grande que celle entre les nobles roumains et les nobles hongrois. Le mode de vie des serfs roumains ne différait de celui des autres serfs que dans la mesure où il était influencé – indépendamment de leur appartenance à un groupe linguistique – par les facteurs géographiques et l’organisation du domaine où ils vivaient.

En revanche, quant à l’autre couche, à savoir les Roumains à moitié nomades, bergers vivant de l’élevage, leurs rapports avec leur entourage s’étaient bien modifiés. A l’origine, ils avaient vécu séparément – même géographiquement – des serfs tenanciers, dans les zones montagneuses. Cette situation changea à la suite de la guerre et de ses dévastations, car les seigneurs, voulant remplacer la main-d’śuvre sur leurs terres abandonnées, attirèrent les bergers roumains et les contraignirent à s’installer parmi les paysans sédentarisés. Le mode de vie différent des nouveaux arrivés et leur univers de croyance suscitaient souvent des ressentiments à leur égard. Et puisqu’ils étaient les plus voyants, on les considérait, au XVIIe siècle, comme les Roumains par excellence.

La position face aux bergers roumains était très caractéristique: bien que la vie de berger s’accompagnât de peu de contraintes, elle n’avait jamais vraiment attiré les autres catégories de serfs. Cela ne veut pas dire qu’il n’y eût pas de Hongrois, Sicules ou même Saxons qui aient adopté le mode de vie des bergers {f-328.} roumains, mais ils vivaient en marge de la société et constituaient l’exception face aux grandes masses des serfs sédentaires. Cependant, la «fuite» des serfs de village dans les montagnes «à la neige» devenait chose banale: ils quittaient leurs terres pour y chercher refuge en emmenant avec eux leurs animaux domestiques. Les écrits relatant le retour de la paysannerie enfuie dans les hautes montagnes parlent aussi du retour des ruches, de la petite volaille, des porcs, des vaches. Il est clair que la vie de berger dans les hautes montagnes n’était qu’une solution provisoire, jamais considérée comme définitive.

Cependant, bien que ces Roumains n’eussent entamé ni par leurs actions ni par leur mentalité le système du servage, les seigneurs cherchaient régulièrement à les assimiler. Ils voulaient, pour ainsi dire, s’assurer la possibilité d’exploiter ces gens qui, dans le système féodal, parvinrent à maintenir leur liberté. Le pouvoir d’Etat fournissait une aide importante à la réalisation de cet objectif. Certains résultats purent être obtenus, mais seules quelques rares franges furent détachées des masses qui résistaient avec ténacité.

La reconstruction

En Transylvanie, la reconstruction durait toute la première moitié du XVIIe siècle. Les dirigeants du pays s’efforçaient de rétablir la situation d’avant la guerre de Quinze ans. Ils se préoccupaient surtout de la reconstruction de Gyulafehérvár, mais des fonds furent également consacrés à Kolozsvár, ou à la rénovation de Várad, forteresse particulièrement importante. C’était Gabriel Bethlen qui avait lancé les travaux de reconstruction, mais il ne put pas la mener à son terme. A Kolozsvár, la rénovation de la célèbre église de la rue Farkas fut confiée par Georges Ier Rákóczi à des maçons étrangers. Rákóczi fit également reconstruire, à Torfia, l’église en ruine depuis des dizaines d’années. Il devait en outre faire construire, sur les domaines de la gabelle de Dés, des bâtiments et des ponts. A Várad, il fit reconstruire tout un quartier de la ville, qui avait été la proie d’un incendie. Par contre, pendant le règne de son fils, les chroniques ne parlent plus de reconstructions, seulement de constructions nouvelles.

C’est ainsi que les quarante années de reconstruction, qui coïncidèrent avec le règne de Gabriel Bethlen et de Georges Ier Rákóczi, devinrent une période importante dans l’histoire de l’architecture transylvaine. Les Princes euxmêmes y apportèrent leur contribution personnelle. En adoptant des principes de construction plus ou moins conséquents, ils contribuèrent à ce que le style Renaissance se répandît largement dans toute la Transylvanie. Grâce à leur intervention, de merveilleuses suites d’arcades, des toits à angle italien, de vastes bâtiments s’élevèrent. Néanmoins, l’élément le plus important intrpduit par cet effort de reconstruction se situait en dehors de leurs activités.

Car, si la reconstruction s’exprima en tout premier lieu dans l’architecture elle eut aussi un effet bénéfique sur l’ensemble de la culture. C’est que le goût de la Renaissance parvint jusqu’aux maîtres bâtisseurs des villages et la paysannerie découvrit aussi, par ce biais, un mode de vie nouveau. Certes, on ne prétend pas que des maisons villageoises du XVIIe siècle étaient pourvues d’escaliers à loges ou décorées de fresques mythologiques, mais bien des éléments de la culture matérielle témoignent que l’esprit de la Renaissance, qui est une conception nouvelle des rapports de l’homme avec son environnement, pénétra jusque dans les villages de Transylvanie. Cela n’était pas un hasard si la Renaissance apporta un changement surtout dans la structure de {f-329.} l’espace habité et dans l’environnement du domicile. Les petits réduits et angles devaient disparaître en même temps que la différence de niveau entre les pièces, les escaliers et les sorties placées un peu partout, qui permettaient la fuite en cas d’attaque. Les fenêtres devenaient plus larges et étaient pourvues de vitres. On prit également l’habitude de soigner son environnement en installant notamment des jardins.

Les agglomérations urbaines se modifiaient elles aussi, surtout dans leur structure. Dans les villes, on ne construisait plus d’étroits passages. Aux croisements de rues, on aménagea des espaces libres où l’on érigeait des statues et fontaines, parfois même avec un jardin public. On commençait à se préoccuper de l’évacuation des eaux usées. Tout était devenu plus aéré, plus espacé.

En Transylvanie, aucune ville de style entièrement Renaissance ne fut construite, mais l’aspect médiéval des villes se modifia. Gabriel Bethlen fit construire par exemple deux fontaines à Gyulafehérvár, sur la place du marché et derrière la Grande Eglise. Georges Ier Rákóczi fit agrandir à Gyalu le marché pour élargir le panorama vu des maisons. Sur un bastion de Gyulafehérvár, il fit aménager un jardin maraîcher et un jardin botanique. En Terre saxonne, à Szeben et à Beszterce, on peut voir dans plusieurs rues, de nos jours encore, des maisons du même style, ce qui prouve bien l’existence d’une conception d’ensemble dans l’aménagement urbain. Dès le milieu du XVIIe siècle, on signalait près des agglomérations plus importantes des Saxons des lieux de promenade.

Quant aux villages, une fois finie la grande dévastation, on vit s’accélérer le changement qui s’opéra dans l’arrangement essentiellement médiéval des habitations rurales. Les paysans qui s’étaient enfuis reconstruisirent, après leur retour, leurs demeures selon un système différent. Les familles apparentées ne s’installaient plus obligatoirement l’une à côté de l’autre. Dans les recensements du XVIIe siècle, on ne trouve plus de villages «cumulés», mais des villages aménagés selon un ordre déterminé où l’emplacement des maisons, ordonnées par rues, reflétait la fortune des habitants. Autour d’un centre créé spontanément ou artificiellement, se groupaient les plus riches, puis venaient successivement les demeures des plus pauvres. Tous les villages n’étaient pas aménagés de la même manière, mais cette structure était assez répandue. Il semble que ce système fut efficace, puisqu’il a résisté aux temps et aux désastres, et a survécu jusqu’à nos jours, malgré les changements sociaux.

Mais ce n’était là que leur ossature, car les villages concrets différaient l’un de l’autre comme un homme d’un autre. Par exemple, dans les villages du domaine de Fogaras, le nombre des tenures variait, en 1637, entre 5 et 67. Il y avait aussi des villages où les fractions de tenure allaient d’un entier à un huitième. Dans les villages d’un autre domaine, les tenures étaient généralement de taille identique, soit des entiers, soit des moitiés.

Ce fut pendant cette même période et surtout dans la première moiré du XVIIe siècle que se forma l’aspect nouveau de l’habitation paysanne. La nouveauté la plus importante était que le domicile avait perdu son caractère provisoire: la grande majorité des habitations paysannes du XVIIe siècle étaient construites pour durer et comportaient désormais plusieurs pièces; le grenier et la cave s’y ajoutaient pour l’emmagasinage des vivres.

Dès le milieu du XVIIe siècle, les maisons paysannes à plusieurs pièces, avec une cave et un grenier étaient probablement assez répandues chez les serfs. Autour de ces maisons on peut supposer, par déduction, l’existence de jardins d’agrément, dont témoigne notamment une gravure montrant une jeune fille {f-330.} roumaine et figurant à titre d’illustration dans le livre paru à Nuremberg de l’étudiant de Szeben, Johann Troester. Sur la tête de la jeune fille est posée une couronne de fleurs. Troester écrit qu’elle était faite de roses et d’autres fleurs et que les jeunes filles roumaines parées de la sorte ressemblaient aux anciennes Romaines se préparant à la fête florale. Les roses, considérées comme des fleurs appartenant éminemment à la noblesse, se rencontraient donc probablement aussi dans des jardins paysans. On sait aussi qu’un jardinier d’un domaine avait dans sa chambre des violettes et des oeillets.

La valeur du travail

Le jardinage paysan le prouve bien: les gens simples travaillaient aussi pour leur propre plaisir, du moins sans but lucratif. Il en va d’ailleurs de même pour les vêtements qu’ils portaient. Au XVIIe siècle en effet, les paysans de Transylvanie commencèrent à porter, pour les fêtes, des vêtements de couleur brodés ou tissés avec des motifs ou agrémentés de riches décorations.

Un riche habillement et des jardins d’agrément étaient d’ailleurs tout ce que les paysans de Transylvanie pouvaient s’offrir comme luxe. Les divertissements villageois, même au XVIIe siècle, ont conservé leur caractère médiéval. Les danses se pratiquaient en couple et par groupes. Chez les Roumains, les hommes dansaient des rondes à trois mesures et sur la musique d’une flûte de pan. On remarque que les bergers des montagnes étaient bons musiciens.

Les habits riches en couleurs, les vêtements somptueusement brodés et les jardins de fleurs paysans sont révélateurs d’un fait important de l’époque, notamment que le travail, même pour les plus pauvres, pouvait être le moyen d’un divertissement noble.

Ce n’était cependant qu’une petite parcelle de bonheur à côté du dur labeur quotidien qui, lui, servait à assurer un luxe presque illimité à un groupe bien plus restreint.

En Transylvanie, János Szalárdi, gardien des archives princières de Gyulafehérvár en fit la remarque. Observant la construction d’un parc de Moravie du prince de Liechtenstein, doté de tous les agréments d’un jardin de style Renaissance, il s’indignait du gaspillage. Outre les dépenses superflues, il était encore plus choqué par tout le travail colossal qu’exigeait la réalisation de ce merveilleux parc. Avec la perspicacité d’un observateur, il remarque ce dont on n’avait pas l’habitude de parler, à savoir que toute cette splendeur de la Renaissance demandait un énorme travail à un grand nombre de personnes.

Notons cependant que cette façon de voir était assez répandue dans la Transylvanie du XVIIe siècle, comme en témoignent les riches matériaux écrits qui nous sont parvenus de cette époque. Des poètes de province, des pasteurs de village parlent, dans leurs poèmes, avec un grand respect des métiers et du travail.

Le respect du travail augmentait, parce que la demande en main-d’śuvre s’était énormément accrue: le grand changement d’attitude envers ceux qui produisaient les biens de consommation correspondant à l’époque se traduisait dans de nouveaux besoins.

C’était la paysannerie qui fut le plus directement touchée par ces changements car, à mesure que le XVIIe siècle avançait, les seigneurs avaient de plus en plus tendance à rechercher l’autarcie, c’est-à-dire à satisfaire leurs besoins par le travail des serfs. Une preuve bien concrète en est fournie par le fait que les artisans des villages étaient exemptés des redevances générales imposées {f-331.} aux autres, mais devaient les fournir dans le cadre de leurs métiers. Fourreurs, charpentiers, forgerons travaillaient selon les besoins de leur seigneur. Dans les villages, la plupart des métiers étaient en rapport avec la construction. Moins nombreux étaient les gens affectés au traitement des aliments. On trouvait parfois même des métiers typiquement urbains à la campagne, tels celui de tailleur ou de menuisier. Certains travaux servant le luxe des seigneurs: ceux d’oiseleurs, de jardiniers, de gardiens de parc étaient parfois assurés sous forme de corvée.

Les produits du travail servile parvenaient jusque dans les milieux les plus élevés. Puis, en descendant l’échelle de la hiérarchie sociale, du palais princier jusqu’à la modeste gentilhommière rurale, le travail du serf était de plus en plus généralisé. L’histoire de l’architecture transylvaine atteste un peu partout le travail des charpentiers de village et d’autres artisans serfs. Les meubles aussi étaient exécutés par des serfs. Même les grands seigneurs possédaient chez eux, parmi les riches tissus qui décoraient leur domicile, des tapis ou tapisseries d’origine populaire. Parmi les meubles, d’une grande qualité artistique, on retrouve toujours des lits, des tables, des bancs dits "paysans".

D’autre part, les patriciens de ville utilisaient sensiblement le même ameublement que les nobles, ce qui laisse croire qu’il y avait une interaction certaine entre les ateliers ruraux des seigneuries et ceux des corporations en ville.

Car il ne fait pas de doute que les artisans des villes ressentaient, de la même manière que les serfs, la nouvelle demande. Ils devaient produire plus et surtout autre chose que par le passé. Néanmoins, ce changement, quoique l’augmentation des besoins leur demandât des efforts supplémentaires, déteignit avantageusement sur la situation des artisans. Aussi, au moment de la plus grande crise économique, en 1625, quand les prix connurent une flambée, leur salaire ne manqua pas d’augmenter en proportion.