2. La société et l’économie transylvaines entre 1660 et 1711


Table des matières

Démographie et régimes économiques

Au cours du demi-siècle qui suivit 1660, les conditions démographiques de la Transylvanie, souvent appelés «l’Ecosse de la Hongrie», furent déterminées par trois facteurs d’ailleurs antagonistes.

Amputé de grands territoires après la perte de Várad, le pays est épargné par les armées étrangères pendant les vingt années qui suivent 1662 {f-367.} pour servir, après 1683, de territoire de passage ou de cantonnement, voire de théâtre des opérations, à des troupes turques, tartares, impériales et hongroises. Après 1687, 8 à 10 000 soldats impériaux viennent d’abord hiverner, puis, à partir de 1696, stationnent en permanence sur le territoire de la Principauté. A la fin du siècle, la population se soulève contre les Impériaux aux prises avec des difficultés de ravitaillement, tandis que les années 1703-1709 sont celles de la lutte entre l’Empereur et le Prince François II Rákóczi. Outre les combats, la population est décimée par des famines et des épidémies, en particulier par la peste, qui surviennent à la suite des guerres.

Ces cinq décennies voient se succéder trois régimes politiques et trois régimes économiques. Sous le règne de Michel Ier Apafi (1661-1690), la population s’accroît non seulement en raison de la consolidation consécutive à une politique économique très réussie, mais aussi parce que la sécurité qui règne dans la Principauté y attire les habitants des pays limitrophes. Conséquence de l’essor économique, le besoin accru en main-d’śuvre suscite lui aussi l’immigration. En outre, la politique de tolérance religieuse pratiquée par le Prince éclairé permet l’établissement massif en Transylvanie des adeptes des religions persécutées. Cependant, lorsque la Principauté tombe sous la coupe de l’Empereur Léopold Ier, roi de Hongrie, beaucoup de Transylvains quittent leur pays, entre 1690 et 1703, en raison du poids des impôts levés par le gouvernement qui ne tient aucun compte des réalités. Imposée par la force des armes, la Contre-Réforme pousse de nombreuses familles protestantes hongroises et saxonnes à l’exode. D’après un relevé datant de 1689-1690, 33 pour 100 des tenures serviles sont inhabitées. Ce chiffre est fort élevé, même si l’on tient compte des méthodes d’autoprotection dont se sert la population lors des établissements d’impôt. La création de l’Eglise uniate (1692-1700), qui modifie radicalement le statut social du clergé roumain, provoque l’inquiétude des serfs et des marchands roumains fermement attachés à la religion orthodoxe. La politique du gouvernement visant l’expropriation contraint à l’émigration des masses de négociants et d’artisans. Et même entre 1703 et 1709, sous le règne de François II Rákóczi, la tolérance religieuse et les efforts conscients pour développer l’industrie et le commerce, ne peuvent guère faire sentir leurs effets dans des conditions de combats permanents.

Le troisième facteur déterminant les conditions démographiques en Transylvanie tient aux lois intrinsèques de l’évolution propre à cette région. Grâce aux connaissances et expériences acquises par les intellectuels qui ont fait des études à l’étranger, par les négociants qui se rendent régulièrement sur les marchés de l’Occident et par l’aristocratie qui fréquente la cour de Vienne, l’alimentation et l’hygiène connaissent un certain progrès. Les conditions sanitaires s’améliorent considérablement sur l’ensemble du territoire de la Principauté, en particulier dans les villes et chez les Saxons de Königsboden, surpassant parfois largement celles du Royaume de Hongrie. Les techniques ancestrales populaires, comme la salaison des viandes, le séchage des fruits et des légumes permettent aux Transylvains d’emmagasiner des vivres et de survivre les mauvaises récoltes et les dévastations des guerres. Tout cela entraîne, à la longue, une lente augmentation de la population la baisse de la mortalité et l’équilibre biologique. Dans le même temps, le renversement des conditions politiques de la région, à savoir la libération de l’occupation ottomane des deux tiers du territoire de la Hongrie par les armées de la Sainte Ligue, provoque des migrations aussi en Transylvanie. Après le départ de la garnison turque de Várad, en 1692, d’énormes masses humaines quittent la {f-368.} Principauté: ces Transylvains à l’esprit d’entrepreneur s’établissent en premier lieu sur le territoire du comitat limitrophe de Bihar, mais aussi dans des régions plus éloignées à faible densité de population.

Ne disposant pas de documents relatifs à la population de l’ensemble du pays, on est réduit, dans l’étude des conditions démographiques, à des estimations fondées sur des feuilles d’impôt, des terriers ainsi que sur diverses sources relatives au nombre des habitants et des maisons des villes, aussi bien que sur des rapports rédigés par la Cameratica Commissio des Habsbourg et par les commissaires de guerre de Rákóczi. L’examen de ces données nous amène à la conclusion plus ou moins exacte qu’entre 1660 et 1711, le nombre de la population transylvaine oscillait entre 700 et 900 000 personnes.

La répartition de la population était déterminée par les conditions géographiques et par le système d’habitat de Transylvanie. On est dans l’impossibilité de déterminer la proportion relative des habitants vivant en grande densité près des cours d’eau et sur les plaines, et celle des habitants des villages isolés des montagnes et des hameaux de pâtres. Nous savons par contre que les villes du réseau urbain relativement dense de la Principauté abritaient en général de 1000 à 5000 âmes. Les bourgades transylvaines étaient également assez nombreuses. Dans le cours du demi-siècle en question, les villes les plus peuplées étaient Brassó et Szeben, avec une population variant entre 3 000 et 5 000 habitants. Les villes étaient entourées de faubourgs, puis d’une ceinture de villages de serfs commerçants. Dans le Barcaság, dont la population était assez dense, le peuple des villages vivait de transports. En regard des territoires limitrophes – la Moldavie, la Valachie, ou la Haute-Hongrie à population dense par rapport à la zone turque –, la Transylvanie était un pays relativement peu peuplé.

Quant à la composition ethnique de la population transylvaine, nous sommes là encore réduits à des estimations. Réformés pour la plupart, avec une minorité de catholiques et d’unitariens, les Hongrois constituaient 45 à 50% de la population totale. De plus, une dizaine de milliers de Hongrois catholiques (dits «csángó») vivaient dans plusieurs douzaines de villages hongrois en Moldavie.

Les Saxons, qui représentaient to à 150% des habitants de la Principauté, pouvaient s’appuyer, pour compenser leur faiblesse numérique, sur les structures solidement implantées de leurs villes et de leur Eglise luthérienne.

Les Roumains comptaient à cette époque 30 à 40% de la population. Ceux qui avaient immigré aux siècles précédents vivaient dans des villages et des faubourgs, mêlés aux Hongrois et aux Saxons. On trouvait des populations roumaines homogènes dans les Monts métalliques et surtout dans les comitats méridionaux de Hunyad et de Fogaras, encore que les Hongrois fussent assez nombreux parmi les ouvriers des fonderies. De grandes masses de Roumains, des pâtres des montagnes, ne cessaient de se déplacer sur les pâturages des versants des Carpates.

Le reste – un pourcentage extrêmement faible – se composait d’autres ethnies et confessions (Grecs, Macédo-roumains, Arméniens, Juifs, Habans de Moravie, Polonais, Rasciens, Tziganes et même Turcs); le poids économique de certaines d’entre elles, et notamment des Juifs et des Arméniens, s’accrut singulièrement au cours des dernières décennies du XVIIe siècle. Ces divisions ethniques ne recoupaient pas entièrement les clivages sociaux définis par le statut juridique, les privilèges et la situation matérielle des habitants. La société transylvaine se caractérisait par une grande mobilité et la souplesse de la hiérarchie sociale. Les descriptions contemporaines et les recherches modernes {f-369.} s’accordent pour dire que la population se structurait selon une division entre trois couches fondamentales: supérieure, moyenne et inférieure. Majoritairement calviniste, la couche supérieure renfermait cependant aussi des catholiques et des luthériens. Ces deux groupes majeurs, l’aristocratie et la noblesse commune étaient essentiellement composés de Hongrois. A l’époque d’Apafi les postes dirigeants d’Etat sont occupés pour la plupart par des notables de première génération, hongrois et calvinistes. Par contre, le comte Harteneck, un des dirigeants de l’e universitas» saxonne, est le fils d’un pasteur luthérien immigré, tandis que les nobles du comitat de Máramaros comptent parmi eux un grand nombre de Roumains. Eléments caractéristiques de la société transylvaine, les couches moyennes, particulièrement nombreuses, comprenaient des Hongrois, des Saxons et des Roumains mêlés les uns aux autres. Les hommes libres entrés en service militaire étaient pour la plupart des Hongrois, mais il y avait également, dans les environs de Fogaras, des troupes importantes de soldats roumains.

La bourgeoisie transylvaine comprenait essentiellement des Saxons et des Hongrois. Devenue ville de garnison après 1660, la cité de Kolozsvár était habitée de Hongrois, tandis que Saxons, Roumains et Hongrois vivaient en paix dans ses faubourgs. Quant aux commerçants, on trouve parmi eux toutes les ethnies et toutes les confessions. Immigrés en masses après 1672 et bénéficiant d’importants privilèges et monopoles commerciaux, les Arméniens donnaient le ton dans le monde du négoce.

Les mineurs se recrutaient parmi les Hongrois et les Roumains. Un groupe relativement important, celui des marchands de sel, comprenait, d’après le témoignage des documents de transport, aussi des Turcs musulmans. L’essentiel de l’intelligentsia – prêtres, professeurs, maîtres d’école, clercs, régisseurs de domaines – formaient un groupe bien distinct à l’intérieur de la couche moyenne et étaient d’origine hongroise ou saxonne. Un peu à part, l’intelligentsia roumaine se composait d’ecclésiastiques et d’instituteurs. Dans cette couche moyenne, plusieurs entendaient – et ce, sans distinction ethnique – accéder à la couche supérieure en s’achetant des lettres de noblesse.

A côté des colonies compactes des Saxons, toute la région allant de la Terre sicule au Partium était habitée de paysans hongrois, avec, ici et là, quelques villages mixtes hongrois-roumains. Les habitants du Sud de la Principauté étaient roumains, de même que les pâtres des montagnes, encore que, parmi ces derniers, on trouve parfois également des Hongrois. Certains membres de la couche inférieure qui ont l’esprit entreprenant, s’achètent des let, res de noblesse, et dans l’acquisition de celles-ci ils ne sont, sous le règne d’Apafi, aucunement désavantagés par leur appartenance ethnique ou professionnelle. Dès les années 1690, l’union confessionnelle des Roumains permit au clergé catholique grec d’accéder aux rangs des privilégiés.

La production et les politiques économiques de l’Etat

Comme nous l’avons déjà vu plus haut, la Transylvanie était, en raison de sa situation géographique et de ses richesses naturelles, liée aux grands courants du commerce européen. Par suite de l’expansion, et surtout de la mutation de l’économie mondiale, le prix international des matières premières industrielles fournies par le sous-sol s’était considérablement accru. Le gouvernement d’Apafi réussit à préserver contre les attaques ottomanes les mines de sel, {f-370.} d’une richesse extraordinaire (qui avaient également éveillé, en 1528, l’attention des Fugger) et la régie du sel lui permit de payer sans problème le tribut annuel exigé par la Porte. La qualité exceptionnelle des mines de cuivre transylvaines avait déjà été appréciée par des experts suédois qui les avaient visitées quelques dizaines d’années plus tôt. A la fin du siècle, le gouvernement des Habsbourg se voyait contraint de solliciter des emprunts anglais et hollandais, et les mines de cuivre et de mercure de la Principauté furent, contre les crédits accordés, grevées d’hypothèques. Les mines de métaux précieux, qui étaient sur le point de s’épuiser, fournissaient encore assez d’or et d’argent pour les ateliers monétaires. Les mines d’Abrudbánya et de Zalatna, exploitées avec beaucoup de circonspection, assuraient ainsi des revenus non négligeables à l’Etat de Francois II Rákóczi.

Une des richesses particulières de la Principauté, l’énergie hydraulique produite par les nombreuses chutes d’eau sur les cours des rivières de Transylvanie, était déjà exploitée de diverses manières et avec beaucoup d’ingéniosité. Durant tout le demi-siècle qui nous intéresse, l’investissement le plus rentable fut la construction de moulins à eau. A côté des simples moulins broyant le grain, un grand nombre d’installations complexes voyaient également le jour. La découverte que c’étaient les roues à augets qui donnaient les meilleurs rendements, avait été mise à contribution depuis plusieurs générations en Transylvanie. Le voyageur turc Evlia Tchelebi parlait avec admiration des scieries transylvaines dont il avait vu plusieurs centaines à l’ouest du château d’Udvarhely. Des grands seigneurs d’esprit entreprenant et des bourgeois ambitieux se livrèrent pendant des dizaines d’années à une lutte acharnée pour la possession du grand moulin de Torda. Il ressort des descriptions techniques de l’époque que les technologies utilisées aux scieries de Görgényszentimre et de Huszt étaient déjà les mêmes qu’aux siècles suivants. On installa les machineries les plus diverses; les inventaires et recensements font état d’un grand nombre de moulins à huile, à mil, à grain, à poudre, à minerai et à foulon. Dans le domaine de l’extraction du fer, de la sidérurgie et de la forge, une meilleure mise à profit de l’énergie hydraulique, ailleurs largement utilisée, était entravée par des conditions climatiques peu favorables, et notamment par les hivers transylvains longs et durs.

Toutefois, comme en témoigne la loi communale de certains villages sicules, on était conscient de la valeur écologique des ruisseaux et rivières dont on prescrivait la protection contre la pollution par les industries artisanales, notamment par les tanneurs et les chanvriers.

Les trente années de guerre avaient causé des dégâts extrêment lourds pour les manufactures transylvaines. (Notons cependant que les besoins des armées avaient considérablement stimulé le développement de la métallurgie.) Les années de paix du règne d’Apafi favorisèrent le progrès dans tous les domaines. Par contre, la politique économique du gouvernement des Habsbourg, avec ses règlements douaniers, ses monopoles et sa centralisation rigide, et aussi par sa volonté de lier le droit d’exercer des activités industrielles au statut ethnique et religieux des individus, provoqua l’arrêt de l’évolution organique, arrêt qui fut suivi de régressions nettes dans de nombreux domaines. Plus tard, les projets de François II Rákóczi – qui reprit à son compte les conceptions d’Apafi en les ajustant aux réalités de son époque – ne purent apporter, faute de temps, d’autres fruits que quelques succès éphémères et locaux.

Les conditions du marché étaient sujettes à des variations extrêmes. Après í660, la Principauté perdit plusieurs débouchés de son industrie jusque-là {f-371.} florissante. Bien que le refoulement des Turcs fût accompagné de l’ouverture de nouveaux marchés sur les territoires reconquis, les produits de l’industrie beaucoup plus développée de l’Occident parvenaient plus facilement en Transylvanie. Vendue à bas prix, la bure des Balkans envahissait, à cette époque, les marchés transylvains. En même temps la demande en outils de fer, en bois de sciage, en vaisselle d’étain et de cuivre et en poteries, en objets de verre et de bois n’avait pas cessé de croître jusqu’à la fin de la période que nous considérons.

Les grands négociants transylvains de l’époque (dont les noms nous restent malheureusement inconnus), aussi bien qu’un certain nombre d’hommes politiques (János Péter, András Horváth, László Székely, István Apor, János Bethlen, puis Mihály Teleki et Miklós Bethlen) jouaient plus ou moins un rôle d’intermédiaire dans le commerce du Levant, accumulant ainsi des richesses parfois considérables. Suivant l’exemple de ses illustres prédécesseurs, le Prince Apafi appuyait le commerce et l’industrie; dans les années 1660-1670, toute entreprise bénéficiait de son soutien, si bien que les entrepreneurs devaient parfois même entrer dans l’administration. Attiré par des exemples étrangers et prenant en compte les besoins et les intérêts de la Transylvanie, Apafi se réclamait de la raison d’Etat pour encourager l’industrie et le commerce. Il ressort des ouvrages des historiens étrangers relatifs à cette période que l’Etat se réservait le droit d’intervenir de manière décisive dans les affaires industrielles et commerciales des pays européens. Bien que le caractère d’une politique mercantiliste sous le gouvernement princier et sous celui des Habsbourg reste encore à élucider, il est certain que l’évolution fut la même en Transylvanie que dans le Royaume de Hongrie: les industries les plus importantes, dues à l’initiative de quelques aristocrates et d’autres personnalités d’esprit entreprenant qui étaient sortis de l’obscurité grâce à leur sens économique, se concentraient plutôt à la campagne que dans les villes. Sous le règne d’Apafi, le Trésor de la Principauté fit de nombreux efforts pour promouvoir et organiser l’activité économique.

La production des mines de sel tripla entre 1660 et 1680. Cet essor stimula dans une large mesure le progrès des industries liées à l’extraction et au transport du sel, comme par exemple la métallurgie, la corderie, la fabrication de luminaires, l’industrie du cuir et du bois.

Les usines de l’extraction et de la métallurgie du fer avaient déjà été réunies. L’équipement hydrotechnique de la fonderie de Csíkmadaras n’avait rien à envier aux installations les plus modernes de l’Occident européen.

C’était la fonderie du comitat de Hunyad, munie d’une «forge allemande» et d’une «forge roumaine», qui donnait les meilleurs rendements de l’ensemble de la Principauté. Les mines de fer et les forges appartenaient au Trésor ou à des propriétaires terriens et étaient parfois données en bail. La maind’śuvre se faisait partout extrêmement rare. Les piqueurs travaillaient au rendement; les ouvriers aux connaissances professionnelles recevaient un salaire aussi dans les fonderies et les forges. Les transports, le chauffage ainsi que d’autres besognes auxiliaires étaient effectués par des serfs astreints à la corvée. Outre les plaques, barres et tiges de fer ou boulets de canons, ces fonderies fabriquaient également d’énormes quantités de fers à cheval, de clous et instruments.

L’extraction de fer et la fonderie de Torockó, le plus ancien site de l’industrie métallurgique transylvaine, jouissaient d’une structure d’organisation différente. Situé au nord-ouest du village de Torockó, ce territoire extrêmement riche en minerais de fer appartenait, à l’origine, à la communauté {f-372.} villageoise. Tout en étant des serfs, les habitants de Torockó bénéficiaient de grandes libertés par rapport aux serfs soumis au cens. Leurs libertés étaient assises sur les propriétés communales. Les «bourgeois» de Torockó étaient libres d’ouvrir des mines sur le territoire commun et d’en extraire des minerais, d’exploiter les forêts et l’énergie hydraulique des cours d’eau. La sidérurgie et la métallurgie y étaient pratiquées conformément à certaines règles et formules de la division du travail, mais en pratique, selon le système de l’enterprise privée. Dans les nombreuses fonderies de Torockó, les soufflets et les marteaux étaient actionnés par l’énergie hydraulique. Cependant, les seigneurs locaux finirent par prendre possession des terres et des forêts; privées des fourragères et du charbon de bois, la communauté villageoise se trouvait ainsi confrontée à d’insurmontables difficultés.

Il y avait, en Transylvanie, trois moulins à papier urbains, qui avaient tous été fondés avant 1660. Détruit par la guerre, le moulin à papier de Görgényszentimre fut, à l’initiative du Prince Apafi lui-même, reconstruit et agrandi. En dehors de la Cour princière, il approvisionnait en papier les imprimeries et les écoles transylvaines, cependant que le papier fin devait être importé de l’étranger.

Pour ce qui est des traditions de l’industrie du verre transylvaine, les verriers travaillaient, au début du XVIe siècle, surtout dans les corporations des villes saxonnes, comme Szeben et Brassé. Nous avons connaissance d’une corporation de verriers à Marosvásárhely depuis 1615. L’apparition d’une nouveauté de l’époque: l’atelier de verrerie est attesté pour la première fois par l’inventaire de 1632 du domaine de Fogaras. A l’époque examinée, c’est la verrerie de Porumbák qui fait un progrès remarquable. Les transports, la coupe du bois et le chauffage y étaient également assurés par des corvées, tandis que le travail «qualifié» était exécuté par des salariés. Cette officina vitraria fabriquait des bouteilles, des récipients en verre et des vitres. Les noms des outils et des procédés techniques étaient hongrois.

L’arrivée massive des Habans (anabaptistes «néo-chrétiens» réfugiés de Moravie) donna, dans les années 1660-1680, une nouvelle impulsion à l’artisanat transylvain. Protégés par le Prince Apafi, ils se distinguaient en premier lieu dans la céramique et la draperie, avant de se voir contraints, à la suite de l’avènement du gouvernement des Habsbourg, de quitter la Principauté.

La draperie transylvaine témoigne de la diffusion de la méthode Verlag. Le drapier d’Alvine bénéficiait de l’appui de la Cour princière qui le soutenait dans le transport de ses marchandises ainsi que dans l’acquisition des matières premières. Le célèbre drap de Brassó fut le plus recherché pendant toute la seconde moitié de XVIIe siècle. L’artisanat rural de la bure et des couvertures grossières était lui aussi florissant. La poterie et la lingerie se caractérisaient par l’étroite osmose de l’artisanat paysan et de l’artisanat urbain, tandis que, sur certaines propriétés terriennes nobiliaires, on observait la même tendance à lier l’industrie à l’agriculture, ce qui constituera plus tard une base de progrès.

Quant aux corporations traditionnelles, la célèbre orfèvrerie transylvaine continuait, malgré les fortes variations de la commande, à fabriquer des objets d’une grande qualité. Ses liens commerciaux avec l’Occident se relâchèrent vers la fin du siècle, alors que l’industrie de l’étain et du cuivre connaissaient un spectaculaire essor. Bien que confrontées aux besoins de la construction – et en particulier des nombreuses reconstructions –, l’industrie du bois et la maçonnerie ne dépassaient guère les cadres traditionnels.

L’agriculture de la Transylvanie – dont le territoire est au trois quarts {f-373.} couvert de hautes montagnes et de collines – se caractérisait alors par la primauté de l’élevage, malgré un intérêt croissant pour la culture des céréales. La culture maraîchère tendait à s’imposer sur les terres fertiles des bassins et des vallées des cours d’eau. Au pied et sur les versants ensoleillés des montagnes, on trouvait partout des pâturages, des vignobles et des vergers. Les forêts faisaient vivre des milliers de Transylvains.

Les lois communales des villages sicules témoignent que les forêts étaient l’objet d’une protection consciente et que, même au moment du grand essor de l’industrie du bois, leur équilibre était préservé au prix de lourdes sanctions – autant d’exemples d’une attitude écologique collective manifestée avant l’heure.

La plupart des terres appartenait à la couronne, à l’aristocratie, aux nobles, aux Eglises et aux villes. Après une croissance relative survenue au début de notre période, la superficie des propriétés foncières possédées par des roturiers tendait à se rétrécir.

Les seigneurs terriens, comme auparavant, exploitaient essentiellement des domaines petits et moyens. Les grandes propriétés indivisées de plusieurs milliers d’acres qui venaient de se former dans le Royaume ne virent pas le jour en Transylvanie, bien que les principaux dignitaires de l’Etat se soient efforcés d’avoir leurs propriétés autour des domaines princiers. Les domaines privés du Prince et les domaines du Trésor étaient administrés séparément. Ces derniers constituaient des propriétés importantes et homogènes dont la gestion fut assurée par un groupe de régisseurs compétents et entreprenants surveillés par l’épouse du Prince, Anna Bornemissza.

Les manoirs à terrasse en bois et les châteaux des seigneurs se trouvaient au milieu de propriétés de petites ou moyennes dimensions, avec, éventuellement, quelques fermes. Souvent, les domaines seigneuriaux et les lopins paysans faisaient partie d’un même système d’assolement. Le type d’exploitation rurale caractéristique de la noblesse moyenne hongroise du Royaume était complètement absent en Transylvanie, où abondaient, par contre, les seigneuries minuscules qui avaient seulement un petit nombre de familles de serfs.

Les réserves seigneuriales étaient mises en valeur essentiellement par des serfs astreints à la corvée, dont beaucoup possédaient des chevaux ou des bśufs et vivaient ainsi dans une aisance relative.

En Transylvanie, l’exploitation allodiale ne se développait pas au même degré que dans le Royaume. Les cultures introduites sur les réserves étaient déterminées par la qualité du sol, les condition climatiques et la demande. La pénurie de main-d’śuvre fut constante pendant toute la période étudiée. Les seigneurs s’employaient à maintenir les serfs dans leur dépendance personnelle (et non dans un attachement à leurs terres), et accueillaient volontiers tous ceux qui voulaient s’établir sur leurs terres. La culture des céréales occupait la plus grande partie des terres de la réserve, alors que le mil cédait la place au maïs, nouvellement «implanté». Le lin et le chanvre étaient l’objet de grands soins, de même que le tabac, lui aussi cultivé depuis peu. Les châteaux et manoirs seigneuriaux, aussi bien que les manses serviles, étaient souvent entourés de vergers et de cultures maraîchères, tandis que les ruchers et les étangs situés à proximité d’un grand nombre de villes contribuaient à la variété du repas transylvain. Les régions viticoles traditionnelles – la vallée du Küküllõ et les environs des villes de Beszterce et Nagyenyed – conservaient encore solidement leurs positions, malgré l’extension rapide et générale de la culture de la vigne. Quant aux vins de Transylvanie, ils étaient de qualité fort diverse.

{f-374.} L’élevage constituait un élément important de l’exploitation allodiale. Les célèbres haras princiers consacraient la réputation des éleveurs de chevaux transylvains. Quant à l’élevage des bovins et des moutons, remarquons que, malgré les lourdes épreuves de ces cinq décennies, on parvenait à produire assez de lait, de beurre, de laine ainsi qu’une grande quantité de fromage (y compris des fromages blancs aigres) non seulement pour l’approvisionnement de la population, mais aussi pour les marchés extérieurs.

Or, la plus grande partie des produits agricoles venait des tenures serviles et des exploitations de diverses communautés privilégiées, qui s’adonnaient en premier lieu à la culture du froment et de l’avoine. La Transylvanie, qui avait perdu, en 1660, ses riches plaines céréalières, réussissait néanmoins à produire une quantité suffisante de pain pour ses habitants aussi bien que pour les soldats des armées étrangères venues libérer le pays.

L’échange avec l’étranger était fonction de la modification des routes commerciales et de la menace de l’isolement économique de la Transylvanie. Des rivalités parfois très âpres opposaient les uns aux autres: aristocrates, serfs, soldats et marchands professionnels qui, en outre, se sentaient souvent lésés dans leurs intérêts par la politique économique des différents régimes qui se succédaient.

Tous les grands seigneurs transylvains ou presque font alors du commerce. Le chancelier János Bethlen fait acheter des bovins pour les vendre au marché de Vienne; le premier conseiller Mihály Teleki s’enrichit considérablement du commerce du sel, du vin et des chevaux; les vins de Transylvanie sont exportés en Valachie par István Apor, en Moldavie par Pál Béldi. Tout en gardant ses positions jusqu’aux dernières années du XVIIe siècle, ce commerce d’aristocrates devait faire face à de nouvelles forces très puissantes. Les compagnies de commerce dites «grecques», qui comptaient également dans leurs rangs des bourgeois hongrois et saxons – notamment la Compania Graeca de Szeben et celle, à participation anglaise, de Brassó –, les marchands autrichiens et les commis de la Compania Orientales (où les Habsbourg euxmêmes avaient des intérêts) s’employaient obstinément à les évincer. Les aristocrates hongrois tentèrent de protéger leurs intérêts en créant eux aussi, avec le concours d’un certain nombre de bourgeois, des compagnies de commerce.

La politique commerciale d’Apafi se caractérisait par deux orientations, à première vue contradictoires. En accordant des privilèges et des monopoles partiels, le Prince tentait à avoir la haute main sur le trafic des articles les plus importants. Dans le même temps, il cherchait également à assouplir la rigidité de ce système monopolisateur en consentant des affermages, des exemptions, des concessions, des prêts ainsi que d’autres mesures susceptibles de stimuler le commerce intérieur. Les registres douaniers de ces trois décennies témoignent du progrès continu des échanges: on ressuscite les célèbres foires anciennes, les droits de douane perçus ne cessent d’augmenter, les taxes sur la vente du sel font chaque année affluer davantage d’argent au trésor princier. Servant d’intermédiaire à la compagnie anglaise du Levant, la Compania Graeca se lie à plusieurs maisons commerciales des Balkans et devient l’entreprise la plus riche en capitaux de toute la Transylvanie. Elle soutient le pouvoir princier par des prêts et des transactions diverses et une politique commerciale plus souple, la protégeant également contre la redoutable concurrence des négociants viennois. L’un des hommes d’affaires les plus entreprenants de son époque, János Pater, président de la Compania Graeca de Brassó, obtient, en 1671, le droit exclusif sur une partie du commerce du sel.

{f-375.} L’installation du régime habsbourgeois bouleverse profondément l’ensemble du commerce de la Principauté. La cour de Vienne ferme les mines de mercure de Zalatna qui jusque-là concurrençaient celle du Tyrol. Une compagnie de commerce formée d’aristocrates de Vienne reçoit le privilège exclusif du commerce des bovins. (En 1695, une compagnie semblable locale fondée par des grands seigneurs transylvains n’est pas autorisée par le gouvernement.) Le monopole du commerce du sel est adjugé à la Palatino-Transylvanica Societas, fondée avec les capitaux du Viennois Samuel Oppenheimer sous les auspices du palatin Pál Esterházy. En 1701, les Habsbourg s’approprient également les mines de sel du jeune Michel II Apafi emprisonné à Vienne. Le prix du sel quintuple, ce qui paralyse immédiatement le commerce local. Le règlement douanier de 1702, qui coupe la Principauté de ses débouchés traditionnels, sème le marasme sur de nombreux marchés urbains et industriels. Ne tenant aucun compte des conditions locales, cette politique économique élaborée par des doctrinaires caméralistes de la cour de Vienne perturbe également la circulation des monnaies.

Dans les dernières années du XVIIe siècle, les Transylvains finissent par protester unanimement contre les mesures du gouvernement qui signifient leur éviction de tout commerce, arguant qu’ainsi ils n’ont pas les moyens de gagner l’argent indispensable aux affaires et au paiement de l’impôt. Les sources de l’époque s’accordent pour affirmer que si la Transylvanie est devenue un pays pauvre, c’est parce qu’on a privé ses habitants du droit de commercer. Et en parlant des causes de la guerre d’indépendance conduite par François II Rákóczi, les contemporains ne cessent d’affirmer qu’on avait pris les armes aussi parce que le profit du commerce servait des intérêts étrangers.

L’étude de la politique financière du Prince Michel Ier Apafi révèle que, dans ce domaine, l’Etat n’avait pas été inactif, même durant les années de guerre. Quoique le stock d’or et d’argent eût été presque entièrement absorbé par la guerre turco-transylvaine de 1657-1662, le gouvernement d’Apafi réussit néanmoins à recréer la stabilité monétaire, voire à redresser peu ou prou l’équilibre financier, grâce à l’interdiction de l’exportation des métaux précieux, à la frappe régulière des monnaies, au contrôle du change par des commissaires princiers et aux peines draconiennes infligées aux fauxmonnayeurs. L’arrivée, probablement par le biais des compagnies de commerce, d’une importante quantité de monnaies hollandaises (dites «écus à lion») contribua pour beaucoup, dans les années 1660-1680, à la revitalisation du commerce. Après 1687, les frais des guerres turques et de l’hivernage des armées étrangères firent cependant considérablement diminuer le stock monétaire de la Principauté, alors qu’une politique économique viennoise consistant à limiter le commerce, empêchait le Trésor de se renflouer. Les monnaies de substitution (pièces de cuivre et de cuir, acquits, etc.) introduites par Léopold le’, au lieu de remédier à la pénurie monétaire, ne firent qu’aggraver la crise qui aboutit, entre 1690 et 1703, à la paralysie générale du système fiscal.

-

{f-376.} -{f-377.} Carte 15. L’économie de la Transylvanie dans la seconde moitié du XVIIe s.

Les charges fiscales de la population transylvaine comprenaient divers impôts. Le montant du tribut annuel que le pays devait verser à la Porte s’élevait déjà, à cette époque, à 40 000 florins par an, auquel s’ajoutaient encore des impôts extraordinaires ainsi que des livraisons de vivres en temps de guerre. Compte tenu également des redevances de tributs «héritées», la Transylvanie versa au Sultan, entre 1664 et 1686, un total d’environ igo à 200 000 florins. Après 1687, les impôts turcs furent relayés par les frais de l’entretien de l’armée impériale, dont le montant fut l’objet de longues controverses; le {f-378.} traité de Balázsfalva prévoyait la perception de près de 2 millions de florins, dans lesquels on comptait aussi les ravages causés par le passage des gens de guerre, comme les pertes dues au gaspillage. (Certes, il était difficile de déterminer la valeur réelle des semailles piétinées, des champs de blé incendiés, des gerbes de blé non battues données aux animaux comme fourrage, des moulins détruits et des arbres fruitiers abattus pour servir de bois de chauffage.) Aux impôts impériaux s’ajoutait encore la discretio, c’est-à-dire les cadeaux «offerts N au gouverneur militaire, à ses officiers et aux collecteurs d’impôts, qui pouvaient être, outre l’argent, de beaux chevaux, une carosse ou d’autres choses de valeur en fonction des désirs de l’officier. Cela servait moins à le gratifier pour son travail qu’à obtenir certains avantages ou un meilleur traitement pour la communauté: comitat, ville ou village. Il s’agissait en réalité de «pourboires a, de pots-de-vin qui, sous leur forme régulière, devinrent une tradition.

L’effondrement complet, à la suite de l’occupation de la Principauté par 8 à 10 000 soldats impériaux, des structures politiques de la Transylvanie avait pour corollaire l’arbitraire fiscal. Les exigences de la soldatesque échappant à tout contrôle, ignorant l’endurance de la population et recourant volontiers aux armes pour percevoir les impôts, exaspérèrent les Transylvains qui se réfugièrent en masse sur les territoires repris sur les Turcs du Royaume de Hongrie, ou prirent les armes et réclamèrent un changement de régime, préparant ainsi la guerre d’indépendance que déclenchera François II Rákóczi.

Voyons maintenant dans quelle mesure la population était capable d’entretenir son Etat. Les habitants de ce petit pays – nous l’avons vu – pouvaient supporter les frais du relèvement politique intérieur, de l’effort diplomatique ainsi que des guerres sous Etienne Báthori et Gabriel Bethlen. Or, à l’époque d’Apafi, le budget d’Etat s’était accru dans tous les pays européens.

Dans la Transylvanie des années 1660, les dépenses des organes centraux de l’Etat et celles de la famille princière étaient comptées séparément. Les premières comprenaient les frais d’entretien de la Cour, de l’armée princière, de la représentation, et étaient de l’ordre de 7 à 8 000 florins par an. Les secondes se chiffraient à environ 4 à 5 000 florins par an; ainsi le siège princier absorbait chaque année 12 à 14 000 forints en moyenne. De plus, les dépenses de l’administration, les traitements et gratifications accordés aux fonctionnaires constituaient également des sommes importantes dont le montant serait difficile à calculer, d’autant que ceux-là recevaient une partie non négligeable de leurs rétributions sous forme d’allocations en nature. Dans les années 1670, la petite Principauté était même en mesure de fournir régulièrement des subsides et des vivres à l’armée de 8 à 10 000 «fugitifs», réfugiés du Royaume derrière la frontière transylvaine.

Après l’occupation de la Transylvanie, l’impôt fixé par le gouvernement des Habsbourg comprenait le versement annuel de 800 000 à 1 million de florins rhénans et le ravitaillement des 8 à 10000 soldats de l’armée impériale. Répartie entre les villes et les campagnes, cette charge, d’une lourdeur sans précédent dans toute l’histoire de la Transylvanie, s’avéra partout au-dessus de toute possibilité de paiement. Si Apafi avait réussi, dans les années les plus critiques de son règne, à amener la noblesse à payer une partie des charges publiques et à consentir des prêts à la Cour, allégeant ainsi le fardeau des contribuables roturiers, les tentatives dans le même sens des Habsbourg avortèrent toutes, surtout parce que la création des monopoles entraîna une pénurie monétaire générale dans le pays.

{f-379.} Dans la première année de la guerre d’indépendance, François II Rákóczi fit introduire, dans le Royaume et en Transylvanie, une monnaie de substitution, appelée libertas, en cuivre, voulant ainsi parer à la disette monétaire et aux séquelles du marasme économique. Cependant ses projets destinés à stimuler le commerce ne purent, faute de temps, porter leurs fruits. Les profits qui provenaient des monopoles partiels ne pouvaient refluer dans les circuits de l’économie transylvaine. Pendant de longues années, les Transylvains durent entretenir deux armées et deux administrations. Le gouvernement impérial se replia sur la ville de Szeben et l’armée des Habsbourg ne cessa, pendant toute la guerre, d’occuper le Sud de la Principauté, tandis que la plus grande partie du pays resta, avec quelques interruptions, sous la domination de l’armée et de l’Etat de François II Rákóczi. Soumise à cette double imposition, la population était à bout de forces. Pour réanimer l’économie transylvaine, Rákóczi projetait des réformes visant à lier la Principauté au Royaume. La loi fiscale, adoptée à la Diète d’Ónod, en 1707, institua un impôt régulier sur le revenu, payé par tous, y compris les nobles, et seules les familles des hommes enrôlés dans l’armée étaient exemptées de toute charge publique. La liberté du commerce, de l’industrie et de l’exploitation des mines développée sous la protection des pouvoirs publics auraient dû constituer les bases de la fiscalité. Mais Rákóczi fut défait avant l’amorce même de ces réformes.

Société d’Ordres et mobilité sociale

Les avatars économiques et politiques que connut à cette époque la Principauté et les mutations de la société transylvanie étaient dans un rapport d’étroite interdépendance. Amorcée dès l’époque précédente, la désintégration des communautés autonomes isolées fut accélérée par divers facteurs souvent antagonistes. Les décennies de consolidation du règne d’Apafi connurent une restructuration organique de la société. Les groupes sociaux qui se distinguaient les uns des autres essentiellement en fonction de leurs statuts féodaux – l’aristocratie, la noblesse des comitats, les bourgeoisies des villes, la communitas saxonne, les «sièges» sicules et les masses serviles qui constituaient la majorité de la population – se classaient progressivement dans les trois grandes catégories des Ordres inférieur, moyen et supérieur. Les quinze ans de domination des Habsbourg mirent un terme à cette évolution organique, si bien que la stratification sociale se brouilla. Après une série de rébellions, de soulèvements, en 1702-1703, toutes les couches de la société plaçaient leur espoir dans la personne de Rákóczi et attendaient de lui le rétablissement de la paix sociale dans le pays. Les dispositions prises par le Prince favorisèrent la conciliation des intérêts des groupes sociaux les plus divers et stimulèrent fructueusement le processus de restructuration sociale à long terme, qui avait été interrompu sous le gouvernement des Habsbourg.

Les serfs constituaient la couche la plus nombreuse de l’ordre inférieur. Par suite de la dégradation en condition servile des membres des diverses anciennes communautés closes et grâce à l’arrivée massive de Roumains fuyant la misère de la Moldavie et de la Valachie, leurs rangs ne cessaient de s’élargir. Cette couche était loin d’être homogène: des différences parfois énormes séparaient les paysans saxons et les habitants des villages hongrois, les serfs sicules et les pâtres roumains des montagnes, les Roumains anciennement et nouvellement arrivés. La pénurie constante de main-d’śuvre et, parallèlement, le nouvel essor économique leur ouvraient, non sans susciter des tensions {f-380.} sociales dans leurs rangs, une double perspective. Les seigneurs fonciers, eux, s’efforçaient de maintenir sur leurs terres le plus grand nombre de serfs attachés à la glèbe. A partir de 1660, les serfs redevinrent corvéables à merci. Soumis à une dépendance non seulement à l’égard de la terre, mais aussi envers la personne de son seigneur, le serf devait se déplacer avec sa famille au gré de celui-ci pour aller s’établir dans une autre contrée de la seigneurie. Les progrès du commerce seigneurial faisaient croître le nombre des transports gratuits et obligatoires effectués par les serfs, tandis que l’installation de manufactures dans les campagnes les astreignait à de multiples besognes. Mais le travail dans les moulins à papier, par exemple, n’était pas sans élargir leurs horizons. En revanche, au témoignage des registres tenus aux fonderies du comitat de Hunyad, les serfs envoyés des seigneuries de la région devaient travailler sans repos ni cesse pendant toute l’année. Pourtant, les conditions de vie étaient relativement meilleures sur les domaines appartenant à la Couronne. Le gouvernement d’Apafi protégeait les serfs contre les abus des prévôts, seigneurs et soldats, encore qu’il fallût attendre l’avènement de Rákóczi pour voir la création, au niveau gouvernemental, des cadres institutionnels du droit de plainte pour les serfs. Ceux-ci, pour défendre leurs intérêts, pouvaient également s’appuyer sur leurs organisations communautaires, sur leurs droits coutumiers, et surtout sur les Eglises. Certains seigneurs fondèrent même des hôpitaux et des asiles pour leurs serfs rompus par l’âge et réduits à la misère.

La paysannerie aisée, les brassiers d’esprit entrepreneur pratiquant le commerce ou l’artisanat, charretiers, journaliers – constituait la seconde couche, encore plus hétérogène que la première, de l’Ordre inférieur. C’était surtout de cette catégorie qu’on pouvait accéder à l’Ordre moyen et obtenir une lettre d’anoblissement en général par le service armé, par l’offre de capital, de prêts ou pour le mérite. Sortis des écoles, beaucoup de fils doués de serfs parvenaient dans les rangs des régisseurs ou, après avoir enseigné pendant quelques années, poursuivaient leurs études à l’étranger avant d’occuper, à leur retour, des postes de professeurs ou de pasteurs.

L’Ordre moyen était en réalité un ensemble peu cohérent de divers groupes sociaux, essentiellement composé de militaires de carrière, d’entrepreneurs bourgeois et de petits nobles.

La Principauté renouvelait les rangs de son armée en faisant appel à des guerriers rétribués, mais aussi par l’octroi, aux soldats et à leurs familles de terres libres de toute charge ou d’autres privilèges. La Cour s’était déjà depuis longtemps employée à subordonner au commandement du Prince la communauté militaire autonome et fermée des Sicules. Nous avons à notre disposition les documents de deux recensements (datant de 1614 et de 1720) de la société sicule. La comparaison de ces données révèle que les Sicules, qui avaient auparavant fondé leur existence sur un ensemble de droits et d’obligations homogènes, constituaient désormais, au sein de la population translyvaine, plusieurs groupes distincts du point de vue de leur statut et de leurs occupations. Apafi fit accélérer ce processus en incorporant un grand nombre de Sicules dans l’armée de la Cour ainsi que dans les garnisons des châteaux. Nombreux furent cependant ceux qui, restés dans leurs villages, continuaient à jouir de privilèges contre l’obligation de porter les armes. Ces hommes à pied – hallebardiers – constituaient, avec les cavaliers, une force militaire importante relevant des «sièges» Sicules, à la tête desquels Apafi nomma des hommes dévoués. Ces capitaines commandaient les troupes de trabans et de cavaliers. Beaucoup de Sicules exclus de l’armée se mirent à travailler dans les mines de {f-381.} sel ou à en transporter le produit, à mettre en valeur des réserves ou à charrier des marchandises. Si les terres de nombre de «primores» sicules passèrent entre les mains de propriétaires venus d’ailleurs, les villages sicules, eux, gardaient jalousement et leurs coutumes et leur autonomie.

Le groupe le plus particulier de l’Ordre moyen était celui des nouveaux nobles. Apafi distribuait avec libéralité, en récompense de services militaires, administratifs ou économiques, des lettres d’anoblissement. Leur nombre s’était tellement accru en vingt-cinq ans qu’au dire d’un contemporain, un homme sur deux était noble. En l’absence d’une moyenne noblesse aisée, les nouveaux et les plus petits nobles avaient de larges possibilités de promotion sociale. En 1703, un fonctionnaire autrichien chargé de l’établissement du rôle d’impôt compare ces gentilshommes exploitant leurs terres aux paysans libres d’Allemagne et de Silésie.

Sous le gouvernement des Habsbourg, l’ensemble de l’Ordre moyen est menacé de retomber dans la condition servile. Mais, de toutes les catégories sociales, c’est la bourgeoisie qui subit les épreuves les plus lourdes. Les années 1660-1680 sont celles de l’enrichissement tranquille de la bourgeoisie et de la dislocation des économies urbaines closes sous l’effet conjugué de diverses forces irrésistibles. Ce fut dans les villes saxonnes que l’évolution se montra la plus spectaculaire. Par une contribution personnelle, en fournissant des prestations financières et des prêts, les ambitieux négociants et manufacturiers de Szeben et de Brassó prirent part aux entreprises de grande envergure de l’Etat et contribuèrent au lent processus, caractéristique de toute l’Europe, dans lequel l’économie close des villes s’ouvrit et s’organisa en un système économique national. Pour ce qui est des groupes traditionnels de la bourgeoisie, la primauté de fortune des orfèvres reste apparemment intacte, alors que dans les autres branches, parallèlement à la montée du paupérisme, la richesse et l’autorité tendent à se concentrer entre les mains d’une couche étroite. La ville de Gyulafehérvár est lentement reconstruite par ses habitants, parmi lesquels se multiplient les routiers et les orpailleurs, alors qu’ailleurs le nombre des charpentiers, des maçons, des cordiers, des étameurs, des horlogers, des meuniers ou des barbiers ne cesse de croître. Torda, Nagyenyed et Dés deviennent des villes anoblies, tandis que les bourgeois de Kolozsvár, devenue ville de garnison, voient bien des gentilshommes s’établir parmi eux. Au même moment, les villes sicules prennent elles aussi leur essor; c’est le cas de Csíkszereda et surtout de Marosvásárhely, où siégera la Diète qui investira Rákóczi comme Prince. Parmi les bourgeois de l’Ordre moyen, la possession d’une maison confortable déjà munie d’une salle d’eau, de fenêtres vitrées et même d’une petite bibliothèque se généralise. Descendu chez un charpentier de Kolozsvár nommé Ferenc Szakál, l’ambassadeur du Danemark, voyageant de Vienne à Saint-Pétersbourg, parle avec beaucoup de satisfaction des conditions dans lesquelles il fut logé.

L’élite bourgeoise tend à nouer des liens avec l’Ordre supérieur. La vie de Mathias Miles, conseiller de Szeben, ou de János Péter illustrent parfaitement cette ambition. Cependant, beaucoup d’entre eux deviennent victimes d’une concurrence acharnée, tandis que d’autres se ruinent dans les luttes politiques.

Le pouvoir politique réel appartenait à l’Ordre supérieur, également de composition hétérogène. Les familles aristocratiques de vieille souche avaient été disloquées et décimées par les combats de 1657-1662. Durant les années suivantes, ces pertes furent réparées par la première génération de familles en pleine ascension. Le chancelier Mihály Teleki était le fils d’un porte-clefs de {f-382.} garnison; le conseiller princier et directeur des postes (1663-1677) László Székely, comes du comitat de Kolozs à partir de 1680, celui d’un régisseur. Le grand juge Márton Sárpataki avait des serfs pour ancêtres. L’étendue de la propriété foncière d’une famille de l’Ordre supérieur correspondait en moyenne à celle d’un noble moyen du Royaume (10 à 30 villages). A côté d’un certain nombre de catholiques, la plupart étaient des réformés. En effet, la carrière administrative n’était pas encore fonction de l’appartenance religieuse. Catholiques, les Haller (János, Gábor et Pál) sont conseillers et diplomates. Orphelin dès sa plus tendre enfance, catholique et pauvre, le fils d’István Apor, bailli de Kézdivásárhely, embrasse la carrière politique et accède au rang des plus grands dignitaires de la Principauté. Les rangs de l’Ordre supérieur n’avaient jamais été aussi ouverts. La culture, le talent, la fortune ou le sens économique y donnaient accès, au risque, il est vrai, d’en déchoir facilement. Les avatars du règne d’Apafi ne les épargnèrent pas Dénes Bánffy, qui demeura sourd à l’impératif de la centralisation, périt sous la hache du bourreau, tandis que les conjurés regroupés autour de Pál Béldi durent purger de lourdes peines dans les prisons d’Apafi. Pourtant, les progrès transylvains de cette période sont dans une large mesure dus à la capacité politique de cette aristocratie à visage de Janus.

Ces familles aristocratiques se caractérisent par des rapports d’intimité et de cohésion. Elles envoient volontiers leurs enfants dans les universités étrangères. Leur volonté de rattraper, dans tous les domaines, les élites occidentales se manifeste par l’obstination avec laquelle elles ont les yeux fixés d’abord sur les principautés allemandes puis sur les Provinces Unies, enfin, après une forte orientation française, sur l’Angleterre. Le fils du chancelier János Bethlen n’effectue qu’un court séjour outre-Manche, alors que son petit-fils s’y rend pour un long voyage d’études. Les cadres de leur vie ne cessent de s’embellir et leur mode de vie s’enrichit de nouvelles dimensions. Le luxe se répand partout: les fenêtres des châteaux sont garnies de cristal, les grandes salles sont équipées de cheminées chauffées de l’extérieur. La rencontre de deux cultures est attestée par les murs couverts de tapis turcs et de tapisseries de Hollande, de Venise ou de France, par les étoffes et armes de chasse orientales, les horloges et les virginaux, ou par les récipients en verre et en porcelaine relayant les vases d’or et d’argent. Leurs comptes font preuve d’une économie sourcilleuse: qu’il s’agisse d’une demi-sachée de noix ou d’un harnois garni d’argent, la précision du comptable est inébranlable. En l’absence de banques, ils convertissent volontiers leur numéraire en bijoux précieux. Les généreuses donations pieuses tiennent non seulement à leur préoccupation de gagner le salut, mais aussi, assez fréquemment, à leur volonté de préserver le plus clair de leur fortune en s’assurant les prêts consentis par les Eglises, ainsi qu’à leur foi dans le bien fondé de la culture et de l’éducation, qui préparent les lendemains.

Séduite par l’éclat de la capitale impériale, la majorité est jalouse d’obtenir des titres de noblesse sur lesquels, dès le début de la période d’occupation, l’Empereur Léopold Ier s’appuie afin de les domestiquer dans sa cour. En 1703, sur l’ordre du général Bussy de Rabutin, toute l’aristocratie transylvaine ou presque se rend docilement à Szeben. Ce n’est qu’après la confiscation de tous leurs biens personnels (argent, bijoux, vivres, c’est-à-dire de tout ce qu’il ont apporté) et après avoir compris qu’ils sont tombés dans un piège que plusieurs d’entre eux prennent le risque de s’évader et passent dans le camp de Rákóczi; cependant, après la paix de Szatmár, le jeune Kelemen Mikes fut pratiquement le seul à affronter les vicissitudes de l’émigration.