1. Le nouveau système de domination


Table des matières

La paix de Szatmár, signée aussi par la noblesse transylvaine du camp de Rákóczi, donna un nouvel élan au processus, entamé depuis 1690, d’intégration de la Transylvanie dans l’Empire des Habsbourg. En effet, la politique habsbourgeoise entendait, dans cette province comme en Hongrie, réduire l’autonomie nobiliaire des comitats, et dans la première moitié du XVIIIe siècle, elle tenta même à plusieurs reprises d’y installer un régime entièrement militaire.

Au début de la période examinée, la Cour de Vienne considérait la Transylvanie comme un territoire d’intérêt essentiellement militaire, un rempart à l’est, du côté des Turcs. Et elle se servit effectivement, dans les années 1710, de cette région pour mener une nouvelle guerre victorieuse contre l’Empire ottoman affaibli auquel – et ce fut un fait particulièrement important pour la Transylvanie – elle réussit à arracher l’Olténie, partie occidentale de la Valachie, conquête qu’elle devait perdre à nouveau dans la seconde moitié des années 1730.

Il fallait créer en Transylvanie des conditions qui pussent y garantir la stabilité définitive du règne des Habsbourg. En 1723, Charles III fit voter, par un coup de force, la Pragmatica Sanctio (qui assurait aux Habsbourg, à défaut de descendants mâles, la succession du trône également en ligne féminine), loi qui soulevait des problèmes tant constitutionnels que de politique extérieure. En effet, la moitié des grands officiers de la Diète n’étaient même pas présents au vote, ce dont voici la justification officielle: «… quelles gloire et sécurité, quels immenses avantages en découleront pour les citoyens de cette principauté héréditaire et des parties qui lui sont rattachées, et qui constituent . un bastion exposé plus que tout autre à la fureur de l’ennemi juré de toute la chrétienté et qui sont incapables de se défendre par leurs propres moyens, mais qui furent à plusieurs reprises délivrées du lourd joug des Turcs au prix d’énormes efforts et sacrifices et de multiples effusions de sang; quels immenses avantages donc, si elles s’unissent durablement aux pays et provinces héréditaires de sa Majesté Sacrée et si la succession selon le droit d’aînesse y est autorisée pour les deux sexes».*FERENC TOLDY, A magyar birodalom alaptörvényei (Les lois fondamentales du Royaume de Hongrie), Buda, 1861, 192-195.

 La Transylvanie dans l’Empire des Habsbourg, 1815-1847

Carte 17. La Transylvanie dans l’Empire des Habsbourg, 1815-1847

{f-398.} Conformément à ces principes et à cette pratique, la Transylvanie fut dotée, à l’intérieur de l’Empire, d’un gouvernement séparé. En 1712-13, le Gubernium fut restitué; de toutes les «dignités capitales» citées dans le Diplôme Léopoldien, seule la charge de gouverneur fut remplie, les affaires militaires et la fiscalité continuaient à échapper au contrôle des Ordres de Transylvanie; la charge de commandant général du pays restait vacante; l’administration était confiée à des spécialistes venus des pays héréditaires, qui assumaient des fonctions aux dénominations diverses relevant toutes de l’autorité de la Chambre Aulique. Le Gubernium, de compétence nationale en matière d’administration et de juridiction, se vit subordonné à la Chancellerie Aulique de Transylvanie qui siégeait à Vienne. Ce n’était pourtant pas dans cette dernière que s’élaboraient les décisions du souverain, mais au Ministerialkonferenz de l’Empire, sur lequel le prince Eugène de Savoie eut, pendant le quart de siècle qui suivit 1711, la haute main. Cet organe préparait pour le souverain des recommandations sur le lieu et la date de la Diète, le choix des participants, le soutien ou le rejet des projets de loi, l’attitude à adopter vis à vis des programmes de réformes et autres affaires politiques du même genre. Tout compte fait, la Chancellerie Aulique de Transylvanie n’était guère plus qu’un organe exécutif.

{f-399.} De la dépendance turque – ayant souvent été toute théorique – qu’elle avait connue aux XVIe et XVIIe siècles, la Transylvanie passa donc sous celle d’un empire relativement bien organisé, d’une soumission plutôt vague à une intégration rigoureuse.

L’autre solution aurait pu être une action réussie des émigrés rassemblés autour de Rákóczi soutenu par les Turcs, mais qui avait pour évidente contrepartie le retour du pays sous la tutelle ottomane. Des tentatives eurent lieu dans ce sens également. Dans l’été de 1717, les armées turque, tartare et moldave firent pour la première fois irruption en Transylvanie, assistées d’une partie des émigrés qui entouraient Rákóczi, mais cette action n’eut aucune suite politique puisque les troupes turques et moldaves, à l’annonce de la défaite turque de Belgrade, se replièrent à la hâte. La seconde tentative prit place en 1737, lorsque le commandant général des armées impériales lança une déclaration de guerre inattendue et obtint des succès rapides face à un ennemi pris au dépourvu. C’est alors que fut évoqué le projet d’une principauté hongroise-transylvaine placée entre les mains du prince Joseph, fils de François II Rákóczi. L’athnamé que celui-ci reçut des Turcs était pour l’essentiel identique à ceux accordés aux princes de Transylvanie aux XVIe-XVIIe siècles. Mais il s’avéra illusoire d’attacher de trop grands espoirs au nom des Rákóczi: en fait, son appel n’entraîna pas la désertion massive des soldats hongrois servant dans l’armée impériale, comme on l’avait espéré en Transylvanie, car le programme d’un changement politique, visant l’indépendance relative, s’appuyant sur les Turcs, ne parvint pas à se rallier la majorité de la société.

Population et société

Son incorporation dans l’Empire des Habsbourg apporta à la Transylvanie la paix pour un siècle et demi, tandis que les principautés voisines restèrent pendant toute cette période encore exposées aux guerres, aux campagnes et occupations militaires russes, turques et quelquefois autrichiennes. La «pax habsburgica» eut pour conséquence d’importants changements dans la composition ethnique non seulement du territoire de la Transylvanie, mais aussi des régions environnantes: des mouvements migratoires, déjà entamés auparavant, purent alors prendre de l’ampleur, à en croire les reconstitutions effectuées par les historiens qui, cependant, nous sont encore redevables de l’analyse approfondie et objective de ces phénomènes, aussi difficile que puisse être cette tâche, en raison notamment de l’impossibilité d’accéder aux documents locaux.

Vers 1710, la population de la Transylvanie peut être évaluée à 800-860 000 âmes, chiffre qui devait monter – selon le témoignage des recensements – à 1,5 millions dans les années 1780 et à z millions au milieu du XIXe siècle. Le rythme de la croissance démographique se situait, tout au long du XVIIIe siècle, autour de 0,5-0,7%, pour retomber, entre 1786 et 1850, à 0,45%, tout en atteignant 1% après la grande famine de 1817, c’est-à-dire dans les années 1820-40. Des bonds et des rechutes de la croissance démographique ont peut-être également eu lieu au XVIIIe siècle, par suite notamment des grandes épidémies et famines, et, surtout au début de cette période, d’une migration de plus en plus nombreuse. La peste de 1717-20 emporta prés de 10% de la population. Bon nombre de tenures serviles s’étant, à l’occasion d’une telle épidémie, dépeuplées, il s’en suivit immédiatement une intense migration {f-400.} intérieure. S’il y eut, dans la première moitié du XVIIIe siècle, des mouvements migratoires jamais vus auparavant, la raison en était que les territoires de Hongrie, libérés de la domination turque mais fort dépeuplés, aspiraient littéralement la population.

En effet, les propriétaires de la Grande plaine hongroise tentèrent, moyennant d’importants allégements (exemption pour plusieurs années de la corvée et des redevances), d’attirer sur leurs terres, parfois entièrement désertées, les serfs hongrois ou transylvains, si bien que, fuyant la Transylvanie où le sol était moins fertile et plus difficile à défricher, et plus lourdes la corvée et l’imposition, d’énormes masses paysannes, de l’ordre de cent mille, tenanciers ou non, se mirent en route vers la terre des promesses. Ce furent parfois les seigneurs de Transylvanie eux-mêmes qui transportèrent leurs serfs sur leurs domaines de Hongrie. «De nombreux villages sont restés déserts, ou presque», se plaignaient sans cesse les autorités de Transylvanie. Et le souverain ordonna en vain de ramener en Transylvanie les fugitifs passés en Hongrie, «ces grands espaces déserts absorbent les gens au point qu’il nous est impossible même de les retrouver»,*OL Erdélyi Udvari Kancellária Levéltára (Archives de la Chancellerie Aulique de Transylvanie), Acta generalia 1712:80,137. écrit l’administration transylvaine à la Chancellerie. Ces plaintes seront régulièrement réitérées jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

Les mouvements ne suivaient pas cette seule direction: la migration se dirigeait également vers la Valachie et la Moldavie, mais dans des proportions nettement inférieures. Pourtant, les territoires transcarpatiques pouvaient eux aussi constituer une source considérable d’attraction. (En Valachie, la densité de la population, dans les années 1810, est encore plus basse que le chiffre transylvain, antérieur de cent ans, qui était de 13-14/km2.) Il y avait également l’attrait des prix des céréales, beaucoup plus bas, et les seigneurs terriens y promettaient eux aussi l’exemption. De plus, les instigateurs à la migration touchaient de bons subsides. Quoi qu’il en soit, si dans la première moitié du siècle les immigrants originaires de l’autre côté des Carpates et s’installant en Transylvanie étaient encore plus nombreux,*ANTON-MARIA DEL CHIARO, Revoluţiile Valahiei (Les révolutions de Valachie), Iaşi, 1929, 6. dans sa seconde moitié, l’émigration massive au-delà des Carpates fut déjà dénoncée comme un «morbus transylvanicus». Il est vrai que les temps calamiteux une fois passés, bon nombre des émigrés retournèrent en Transylvanie, fuyant à la fois les vicissitudes consécutives aux guerres permanentes en Valachie et Moldavie, et le poids des impôts d’Etat qui n’étaient pas toujours compensés par une corvée moins grande (les seigneurs terriens avaient beau essayer d’augmenter celle-ci selon le modèle transylvain, leurs efforts se brisaient contre la résistance des paysans, qui avaient, justement, pour arme principale la migration).

Aussi la Chambre Aulique de Vienne commenta-t-elle avec désapprobation, dans son rapport au souverain, le fait que les autorités transylvaines avaient accueilli trop de fugitifs venus de Valachie, «étant donné que ces gens sont apparentés ou liés par le sang aux ressortissants valaques de Transylvanie et qu’ils peuvent nouer des liens plus étroits avec ces ressortissants valaques de Transylvanie, ce qui entraîne ainsi des complicités en vue de l’émigration des sujets d’ici, voire même, les réciprocités plus étroites étant fort avantageuses, il n’y a guère de Valaque d’ici qui n’ait été, une fois au moins dans sa vie, en Moldavie ou en Valachie».*Hofkammerarchiv, Vienne, Siebenbürgen, r. n° 256. 5 juin 1776. A l’origine de cette osmose transcarpatique – une {f-401.} forme paysanne de la lutte de classes à laquelle prenaient également part les Hongrois, surtout ceux de la Terre sicule – il y avait l’instinct de survie et l’ambition de recouvrer sa liberté de mouvement. Les historiens roumains s’étant penchés sur cette question soulignent eux aussi que la population roumaine était plus mobile, parce que plus pauvre, et choisissait la migration par «adaptation» à son sort inclément, tandis que les Hongrois optant pour l’errance y étaient poussés par la colère et la révolte.

Dans les années 1780, époque à laquelle beaucoup de Transylvains passèrent dans les Principautés à cause de la disette – pour revenir ensuite, à en croire les rapports des comitats –, un document autrichien qui rend compte de la situation affirme que la cause du «dépeuplement» de la Transylvanie est, outre le traitement brutal que la noblesse impose à la paysannerie, «l’hostilité de la noblesse à l’égard des sujets hongrois-transylvains, hostilité qui vient de leur mécontentement parce que ceux-ci sont moins prêts que les Valaques à se plier, le dos recourbé aux dures contraintes des servitudes». Et les serfs hongrois de Transylvanie de prendre la route soit de la Hongrie soit de la Moldavie. «On peut constater que bien des localités, qui étaient exclusivement habitées, il y a 40 ou 50 ans, par des Hongrois, sont déjà à moitié habitées par des Valaques». Par conséquent, «il ne fait pas de doute que si les conditions présentes sont maintenues, on verra dans un demi-siècle disparaître entièrement les basses couches de cette nation, à moins que les domaines ne soient obligés d’établir dans les villages où on avait déjà établi des Hongrois il y a 50 ans ou plus, à nouveau des Hongrois tout aussi progressivement que les Valaques y étaient amenés …».*HHStA Ungarn specialia. Transylvanica separata fasc. 362.

Suite à ces multiformes échanges de population, la composition ethnique des différentes régions se modifie progressivement. Au XVIIe siècle, on l’a vu, le Prince Vasile Lupu, désireux de souligner le grand nombre de Roumains vivant en Transylvanie, écrivit que ceux-ci constituaient plus d’un tiers de la population. Dans une estimation gouvernementale datant de 1712-13, on avance les proportions suivantes: 34% de Roumains, 47% de Hongrois et 19% de Saxons-il est vrai que le nombre de familles comptées est invraisemblablement bas: 90 000 seulement. On se demande à quel point la migration intérieure et extérieure a joué un rôle déterminant dans l’expansion saxonne, pour laquelle nous possédons les données les plus sûres. D’après les recensements de l’Eglise, le rythme de croissance démographique des Roumains dépasse en effet de loin celui de l’ensemble du pays: entre 1750 et 1761, il est de 2,7% en moyenne. A cette date, les Roumains sont déjà devenus majoritaires en Transylvanie; leur pourcentage est évalué entre 50% et 60%. A partir des années 1820, le taux de croissance annuelle des Roumains, dans les régions pour lesquelles nous avons des données, n’est pas supérieur au chiffre moyen national. Si bien que, en Transylvanie proprement dite, où l’on ne devait pas, pendant longtemps, procéder à des transferts de population susceptibles de perturber la coexistante normale, les proportions ethniques restèrent plus ou moins constantes: la part des Roumains y était de 57,2% en 1850 et elle n’avait pas changé en 1930, celle des Hongrois passa de 26,8% à 29,1%, tandis que celle des Saxons, c’est-à-dire des Allemands, baissa de 10,5 à 8,3%.

Parallèlement à la croissance démographique, on augmenta également la surface arable; dans les années 1820, la plus grande partie des terres labourables étaient déjà défrichées. Il s’agit d’un développement extensif caractérisé, {f-402.} où l’agriculture gagne de plus en plus d’importance au détriment de l’élevage, mais où la basse productivité due aux conditions conduit cependant à une crise de surpeuplement relatif qu’on ne peut surmonter qu’en modifiant le mode de production.

Tableau II. La répartition ethnique de la population de la Transylvanie historique
(recensements de 1850/51 et 1930 selon la structure territoriale d’avant 1848)

Ethnies Les comitats et Fogaras Terre sicule Terre saxonne Transylvanie sans le Partium
1850/51 1930 1850/51 1930 1850/51 1930 1850/51 1930
Roumains 781 791 1 203 046 54 246 102 167 207 810 320 650 1043 650 16 25 863
Hongrois 159 396 319 613 303 975 440 243 25063 68 288 488 434 828 144
Allemands 49 166 56 887 1 163 2 399 141 425 177 738 191 754 237 024
Juifs 10 644 45 229 1042 10 370 165 9 725 11 851 65 324
Tziganes 41 117 41 750 10 022 11 657 25 244 16 025 76 383 69 432
Autres 6 935 9 638 2 464 1 724 1 544 4 492 10 953 15 854
Total 1 049 049 1676 163 372 912 568 560 401 251 596 918 1 823 222 2 841 641


Au début du XVIIIe siècle, la société transylvaine donne l’impression d’un ensemble composite, dont presque tous les éléments sont en mutation. Son intégration dans l’Empire a entraîné des changements considérables, sinon dans la structure fondamentale de la société, du moins dans sa composition. Les Habsbourg, voulant récompenser les services de ceux qui leur étaient dévoués, leur attribuèrent surtout des titres de haute noblesse, mais l’apparition de cette nouvelle aristocratie ne changea pas fondamentalement les rapports de pouvoir. Dans la vie politique de la Transylvanie du XVIIIe siècle, le haut du pavé était tenu non par les hauts dignitaires fraîchement annoblis, ni par l’aristocratie militaire, mais bien par les 6-7 familles qui détenaient des titres de noblesse depuis la fin de l’époque princière. Les charges de portée nationale – gouverneur, chancellier et autres – furent presque exclusivement occupées par les membres de celle-ci. Il n’y eut, outre celles-ci, que les familles saxonnes Seeberg et Bruckenthal qui purent fournir chacune un «homo novus», puisque Samuel Bruckenthal parviendra même, dans la seconde moitié du siècle, à la dignité de gouverneur. On peut faire état, aux XVIIIe et XIXe siècles, de quelque 50 à 60 clans aristocratiques en Transylvanie. Le nombre des familles non imposables – nobles, aristocrates et petits et moyens propriétaires terriens – doit être évalué à 4 000 environ.

La moyenne noblesse put garder sa position en s’assurant un rôle dans la direction des affaires locales, notamment dans l’administration et la juridiction qui se confondaient au niveau des comitats et des sièges sicules. Le pouvoir central fit surtout peser son poids sur les éléments de la petite noblesse menant une vie de paysans libres, quand il soumit à l’impôt tous les nobles ayant moins de trois serfs avec ou sans tenure. Dans les comitats, cela touchait 5 à 6% de la population, en Terre sicule plus de la moitié. On ne pouvait cependant pas priver ceux-ci de leurs droits politiques, ce qui faisait d’eux des supports sûrs du régime nobiliaire, puisque celui-ci leur assurait une condition libre qui les favorisait nettement par rapport aux serfs qui, eux, étaient livrés à la fois à la merci de leur seigneur et de l’Etat.

Fait paradoxal: ce fut dans la vie des communautés, où le féodalisme n’avait pas véritablement pénétré, en Königsboden, que le pouvoir central {f-403.} put s’ingérer avec le plus d’efficacité. Dans cette région de paysans libres, la lutte prit parfois des formes aiguës entre Saxons se déclarant autochtones et détenteurs de la direction communale et Roumains qualifiés d’e intrus». L’usage des terres par ces derniers, fut limité à la suite d’un relatif surpeuplement. Les différends s’aiguisèrent parfois jusqu’à chasser les Roumains de plus d’un village, ce à quoi le pouvoir central s’opposa avec énergie. Il n’était en même temps pas fortuit que les villages roumains les plus civilisés se trouvassent dans cette région de Königsboden. Cela était essentiellement dû aux conditions de vie plus libres, mais aussi aux meilleures possibilités de produire pour le marché. Aux environs de Brassó et de Nagyszeben, les villages qui pratiquaient la transhumance connurent un développement dynamique, et la transhumance elle-même, tout comme le petit commerce qui en dépendait, se développèrent au fur et à mesure qu’augmentèrent les besoins manufacturiers en laine, alors même que les pâturages, en raison de l’extension des cultures, étaient en régression. Autour des années 1750, 25% du cheptel ovin taxable, soit un million de bêtes, étaient menés en herbage d’hiver dans les plaines du Bas-Danube; cent ans plus tard, on y conduira encore parfois plus de la moitié du cheptel, qui comprend déjà deux millions de têtes. De telles possibilités de commerce se présentaient, outre celle-ci, seulement dans certaines régions limitrophes de la Hongrie; c’était par exemple le cas dans le comitat de Zaránd, d’où on envoyait des articles de bois vers la Plaine hongroise et le Banat, et où, pour citer les propos du commandant général András Hadik brossant un vaste tableau de la vie transylvaine au XVIIIe siècle: on avait réussi, en défrichant la moindre parcelle de terre, à surmonter l’indigence devenue générale partout ailleurs. Quant à la Terre sicule, «on y était plus motivé au travail parce que la condition de paysan libre y permettait d’en conserver le fruit».

Acculées à ces cadres féodaux, les petites et grandes exploitations ne pouvaient se stimuler les unes les autres et ce, malgré leurs liens de dépendance mutuelle. Le rapport entre les tenures paysannes et les terres allodiales était de 2 à 1. Le seigneur taxait toutes les formes d’activité paysanne: il entendait tourner le plus possible à son profit le pouvoir d’achat des paysans par l’usage de ses monopoles de débit de boissons et de moulin banal. Il s’attribuait soit le droit de vendre au détail les boissons pendant la plus grande partie de l’année, soit celui d’obliger l’aubergiste à vendre du vin seigneurial. Un fait révélateur des conditions arriérées de la Transylvanie: dans les domaines de la famille Bánffy, à Bonchida, près de Kolozsvár, les recettes annuelles de la vente des boissons égalaient les recettes totales provenant de la vente des blés, des foins et des bestiaux, et ce, pendant les guerres napoléoniennes, en pleine explosion du prix du blé. On n’y trouvait guère de véritable production pour le marché: dans les domaines seigneuriaux, on continue, selon la méthode traditionnelle, à stocker des réserves et à ne les vendre ou prêter aux serfs qu’en cas de disette. Quant à ces derniers, leur production marchande ne suffisait pratiquement qu’à payer les impôts.

En Transylvanie, le réseau de villes n’était pas assez important pour favoriser la production pour le marché. La population urbaine augmentait plus lentement que celle des villages. Si, au début du XVIIIe siècle, Brassó, avec ses 16 000 habitants, était la plus grande ville de la Hongrie historique, elle n’est plus, dans les années 1780, avec 18 000 habitants, que la neuvième, bien que toujours la première en Transylvanie, avant Nagyszeben et Kolozsvár qui n’en comptent que 13 à 14 000. L’urbanisation ne pouvait avancer qu’à mesure que la Transylvanie s’intégrait dans l’Empire et prenait sa part dans la division {f-404.} du travail entre l’Est et l’Ouest. La révolution des prix agricoles, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, fut surtout favorable à la Hongrie en raison de sa production fondamentalement agricole. C’était en effet la Hongrie qui «coupait» la Transylvanie des provinces héréditaires et de leurs marchés. En revanche, elle lui transmettait les techniques agricoles plus développées, dont l’accumulation, pendant plus d’un siècle, devait y permettre, vers la fin du XIXe, d’améliorer la productivité agricole et, en conséquence, de lancer l’urbanisation moderne. En attendant, les villes des comitats transylvains connurent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un début d’essor, dû au fait qu’une partie de la noblesse terrienne commença à s’y installer et que ses besoins «faisaient marcher» l’industrie urbaine et plus encore le commerce, car tout noble ou patricien quelque peu fortuné achetait avant tout des produits autrichiens.

Le commerce, qui devait favoriser le processus d’unification des parties orientales et occidentales, était exercé par des éléments venus de l’Empire ottoman pour s’établir dans cette région et qui avaient reçu leurs premiers privilèges des Princes de Transylvanie. Arrivés dans les années 1670, les Arméniens eurent la possibilité de fonder deux villes, Erzsébetváros et Szamosújvár, dès le début du XVIIIe siècle. Il s’y constitua toute une hiérarchie de commerçants, allant des petits détaillants, qui formaient la base, aux grands marchands de bestiaux qui faisaient amener les bśufs de Moldavie et, dans une moindre mesure, de Transylvanie, dans la Grande plaine hongroise, pour les y engraisser, puis les acheminer en direction de Vienne. Les tanneurs arméniens jouissaient d’une position privilégiée grâce à leur fabrication de bottes rouges et à leur industrie des cuirs. C’était aux Grecs (sous cette dénomination, on englobait à l’époque les Macédo-roumains, les Bulgares, les Albanais et même les Roumains de Transylvanie exerçant le commerce) qu’il revenait d’établir la liaison entre l’économie de l’Empire ottoman et celle de l’Empire des Habsbourg et, d’une manière générale, de l’Europe centrale. Ils contrôlaient entièrement l’importation des matières premières de Turquie, notamment du coton macédonien, et s’occupaient dans le même temps d’écouler au-delà des Carpates les articles produits par l’industrie artisanale et familiale des Saxons, Hongrois et Roumains. Dans les années 1770, 60% de l’exportation transylvaine étaient dirigés vers la Hongrie, un tiers vers l’Empire ottoman et le reste vers les pays héréditaires. On dirigeait vers la Turquie les articles les plus divers: des articles de consommation qui pouvaient intéresser les couches moyennes des villes et les paysans aisés; vers la Hongrie, essentiellement du drap, destiné également aux paysans riches.

Son intégration dans l’Empire des Habsbourg signifiait pour la Transylvanie surtout la sécurité. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à mesure que s’accrut le poids de l’Empire sur le plan international, les marchands venus d’Orient cherchèrent de plus en plus à obtenir la citoyenneté autrichienne. Certes, les provinces plus évoluées, occidentales, de la Monarchie se développèrent elles aussi plus rapidement. Cette inégalité due à la division du travail interne de l’Empire était un héritage du passé que les milieux dirigeants autrichiens maintenaient consciemment en arguant de l’exemption fiscale de la noblesse hongroise. On ne saurait dire qu’ils voulaient directement entraver le développement de l’industrie transylvaine: ils favorisèrent expressément, par exemple la production de fonte dès qu’ils eurent réalisé qu’elle ne pouvait pas porter préjudice à la sidérurgie styrienne. On lui assurait également des avantages en frappant de lourdes taxes, et en écartant ainsi des marchés de la Monarchie, les produits industriels étrangers. Si le développement semblait {f-405.} plus lent en Transylvanie, cela était davantage dû à sa situation périphérique. Il n’est cependant que trop naturel que les contemporains eussent réclamé l’application d’une politique économique qui avait déjà fait ses preuves dans les provinces plus évoluées – et cela au nom de l’équité et de l’égalité des droits. Reconnaissant que leurs intérêts étaient sur ce plan identiques, des forces de Transylvanie souvent antagonistes se mirent à collaborer dans le combat contre les contraintes économiques extérieures. Leur désir de rattraper le retard se traduisit immanquablement dans leurs activités politiques.

La Contre-Réforme et ses conséquences

La direction politique de l’Empire tenta d’imposer, en Transylvanie comme ailleurs, la Contre-Réforme qui se fixait comme but le raffermissement de la loyauté civique envers l’Etat. A cette fin, elle se proposa d’abolir, au prix de drastiques mesures, l’égalité religieuse qui avait été établie sous l’hégémonie des calvinistes, à savoir le régime des quatre confessions «reçues». L’autorité de l’évêque catholique romain fut tout d’abord accrue au détriment des autres. Charles III fit de l’évêque le premier conseiller du Gubernium, qu’il pouvait, à ce titre, présider en cas d’absence du gouverneur. Les ordres monastiques virent également leur position se renforcer, en particulier les jésuites et les puristes, et nombre d’églises furent confisquées aux protestants.

Adaptant une méthode qui avait servi ailleurs, la Contre-Réforme s’efforça de se rallier en premier lieu les couches influentes de la classe nobiliaire. Outre le zèle convertisseur, elle recourait également à un moyen plus efficace: le choix préférentiel des catholiques aux postes des organes tant gouvernementaux que judiciaires, y compris dans les villes saxonnes.

Les unitariens furent le plus lourdement frappées par l’offensive de la Contre-Réforme: ils durent subir des injustices particulièrement graves lors de la reprise des églises par les catholiques, et furent systématiquement évincés des fonctions publiques.

Les assauts du catholicisme constituaient un grave danger pour l’ensemble de l’édifice constitutionnel transylvain. La noblesse catholique exigea en effet, dès 1712, la modification des articles du Diplôme Léopoldien qui lui portait préjudice, puis, en 1724, la suppression des dispositions anti-catholiques de l’Approbata et Compilata, la répression contre l’apostasie, l’interdiction, pour les non-catholiques, des contacts avec l’étranger, et même avec la Hongrie, l’arrêt presque total de l’activité de l’Eglise unitarienne, l’exclusion de ses membres de toutes les dignités publiques, la liquidation des sabbatariens. Mais, quelques procès contre les sabbatariens mis à part (1724-29), ces revendications ne furent pas satisfaites. En 1731, un Gubernium arbitrairement installé suggéra l’abolition du système des quatre confessions reçues, la reprise des églises et autres établissements de fondation catholique, l’interdiction des rapports avec les protestants étrangers, la censure des livres, le renvoi des mariages mixtes devant le Saint Siège. Mais ce programme ne put être réalisé, car, en ce milieu des années 1730, la résistance se renforçait en Transylvanie. L’administration répondit par une tentative d’intimidation: au printemps de 1738, on accusa de conspiration en faveur des Rákóczi l’évêque calviniste István Szigethi-Gyula, qui fut arrêté ainsi que plusieurs autres ecclésiastiques et un assez grand nombre de magnats calvinistes. Mais on se vit contraint, dès le début de 1739, de leur rendre la liberté. En 1741-43, un programme global comprend déjà le projet d’abolition de toutes les lois {f-406.} défavorables aux intérêts catholiques et habsbourgeois ainsi que la codification de la Pragmatica Sanctio. Ainsi, en 1744, les Ordres approuvent les dispositions sur les rapports de la Transylvanie avec la Porte Sublime ainsi que l’abolition du droit de libre élection du Prince; ils insèrent dans la loi la Pragmatica Sanctio et abrogent les lois anti-catholiques.

Ces efforts de recatholicisation n’eurent pas que des effets négatifs: ils produisirent aussi des résultats positifs dans le domaine de la culture. C’est la progression de la Contre-Réforme qui permit la pénétration et l’enracinement du style baroque en Transylvanie, en premier lieu dans l’architecture ecclésiastique catholique. Construite entre 1718 et 1724, l’église des jésuites de Kolozsvár servit probablement de modèle à toute une série d’édifices. La sculpture baroque transylvaine fut d’abord liée aux constructions ecclésiastiques, puis de plus en plus à l’architecture laïque, l’édification des châteaux prenant, vers le milieu du siècle, un essor considérable.

Voulant se prémunir contre les attaques de la Contre-Réforme, les protestants intensifièrent non seulement leurs activités politiques, mais aussi leurs contacts avec le protestantisme européen et, d’une manière générale, avec la vie intellectuelle des pays de l’Europe. Ils tentèrent, sous l’influence de ceuxci, de jeter les bases d’un enseignement moderne dans le pays même. Malgré les nombreuses restrictions imposées par l’Etat, le protestantisme transylvain réussit, au prix de grands efforts, à maintenir ses contacts avec l’Europe occidentale et surtout avec les universités allemandes d’où il reçut (et notamment de Halle) l’influence du piétisme et celle de la Frühaufklärung allemande. On vit, dès la guerre d’indépendance de Rákóczi, s’approfondir la rupture, au sein de l’Eglise luthérienne des Saxons, entre piétistes et conservateurs; quand le piétisme réussit à l’emporter en Prusse en 1719, le conservatisme y perdit tout son crédit spirituel. Peu après, surgit, d’abord parmi les Saxons, le wolffianisme (l’influence de la philosophie de Christian Wolff), qui devait exercer un ascendant déterminant sur l’ensemble des Lumières transylvaines du XVIIIe siècle.

L’impact du piétisme fut moins important sur l’Eglise réformée. On trouve cependant un fervent piétiste en la personne du professeur András Huszty, qui introduisit au collège de Kolozsvár l’enseignement des sciences juridiques et politiques, en même temps qu’il contribua substantiellement à la naissance de la linguistique finno-ougrienne: il sut établir presque parfaitement l’ordre des parentés des langues finno-ougriennes. István Vásárhelyi Tõke, un pionnier de l’éducation scientifique, lance, au collège de Nagyenyed, un enseignement de physique expérimentale. Sámuel Nádudvari, professeur au collège réformé de Marosvásárhely dans les années 1730-1740, traduisit en hongrois plusieurs śuvres de Christian Wolff. Le collège unitarien de Kolozsvár fit des progrès particulièrement impressionnants en matière de modernisation de l’enseignement: Mihály Szent-Ábrahámi, la figure la plus éminente de l’antitrinitarisme transylvain du XVIIIe siècle, y lança, juste avant la confiscation du collège, l’enseignement du droit et de la géographie, ce qui marque la naissance d’un enseignement juridique régulier en Transylvanie. Après la reconstruction du collège unitarien, en 1718, Szent-Ábrahámi y enseigne la physique expérimentale (1726) et, dans son traité de géographie de 1727, il présente même la théorie copernicienne.

Le personnage le plus remarquable des Lumières transylvaines précoces fut un fonctionnaire de l’administration: Sámuel Köleséri (Szendrõ, 1663-Szeben, 1732), qui travailla d’abord comme médecin, ensuite comme spécialiste des mines, pour devenir enfin secrétaire et conseiller du gouverneur. Il entretint {f-407.} des contacts scientifiques un peu partout dans le monde, de Constantinople à Venise, Paris, Londres et Saint-Petersbourg; ses articles furent publiés dans des revues allemandes. Il enrichit de ses apports fondamentaux plusieurs branches de la science. La plus célèbre de ses śuvres, Auraria Romano-Dacica fait l’énumération des minerais de Transylvanie et des méthodes de leur extraction. Mais, en médecine aussi, il publia des ouvrages importants: celui, par exemple, qui traite du scorbut, fréquent dans les Monts métalliques, et met en rapport ses symptômes avec la sous-nutrition des mineurs (7 ans après l’śuvre de Ramazzini, qui fondait la pathologie industrielle).

Vers le milieu du siècle, la culture devient moins dépendante de la politique que dans les précédentes décennies. Certes, l’affermissement de la politique absolutiste entraîne l’introduction de la censure: en 1753, Marie-Thérèse ordonne au Gubernium d’interdire aux imprimeurs de publier des ceuvres qui manquent de respect à Dieu, à la personne et aux droits du souverain, à l’ordre légal du pays et des confessions reconnues, ou bien propagent de nouvelles hérésies. Tout ouvrage destiné aux presses doit d’abord passer devant le Gubernium et ne peut être imprimé sans l’autorisation de celui-ci. Le décret n’aura cependant que peu d’effets et la censure fonctionnera à peine. Dans le même temps, en conséquence des relations suivies avec l’Europe occidentale, on voit se développer toute une culture de bibliothèques et de collections scientifiques.

Ce n’est qu’avec un certain retard par rapport aux écoles protestantes qu’apparaissent, à l’Académie des jésuites de Kolozsvár, les premiers grands promoteurs des sciences nouvelles, et d’emblée avec des noms comme Miksa Hell, astronome de renommée mondiale, qui vient, en 1752, de Nagyszombat à Kolozsvár pour y occuper la chaire de mathématiques. Il montera, chez lui, un observatoire et, à l’école, un laboratoire d’expérimentations. Sa contribution à l’étude des corrélations entre magnétisme et électricité est, elle aussi, significative. En 1755, il est nommé à la tête de l’observatoire de Vienne et professeur à l’université.

Le représentant le plus remarquable des sciences humaines transylvaines fut un pasteur calviniste rural, Péter Bod, théologien pur et dur, spécialiste de droit et d’histoire ecclésiastiques, qui rédigea une vaste histoire de l’Eglise calviniste en Hongrie. Mais, si l’histoire de la civilisation hongroise revendique son nom, c’est surtout en raison de ses recherches sur la littérature et la culture. On lui doit la première encyclopédie littéraire hongroise, intitulée Magyar Athenas, parue en 1767, qui est une première synthèse systématique de l’histoire de la littérature hongroise. Il fut le premier-après János Apáczai Csere – à lancer l’idée d’une académie hongroise. En 1756, il avance en effet le projet d’une «société littéraire» réunissant Hongrois et Transylvains et suggère simultanément le perfectionnement de la langue ainsi que l’établissement d’une grammaire hongroise moderne. En 1760, il exhorte déjà directement à la création d’une «société savante hongroise … afin de rehausser le prestige de la langue hongroise comme cela se fait dans les autres nations». En fait, dans ses projets les plus élaborés, se formulent déjà, sans nul doute les idées des Lumières.

{f-408.} Les mouvements politiques et religieux roumains

L’expansion du catholicisme s’exprima en Transylvanie d’une manière toute particulière en imposant l’union pour ramener les orthodoxes au sein de l’Eglise catholique. Les antécédents de cette opération remontent à la fin du XVIIe siècle. Les débuts ayant été marqués par un succès spectaculaire, l’on vit par la suite ses effets considérablement diminuer en conséquence de la guerre de Rákóczi. Si bien que, pendant le demi-siècle qui suivit 1711, il était presque impossible, en Transylvanie, de faire la distinction entre Roumains orthodoxes et uniates, les uns et les autres pratiquant uniformément le rite grec. Bien qu’il n’y eût que la seule Eglise grecque unie qui fût légale, le gouvernement n’en était pas moins contraint de tolérer un noyau orthodoxe à Brassó. De plus, l’Eglise orthodoxe de Transylvanie, privée de son organisation épiscopale autonome, trouvait protection au-delà des frontières, auprès de l’archevêque orthodoxe de Karlowitz, puis de l’Empire russe ainsi que des Eglises des deux Principautés roumaines. Les uniates, eux, bénéficiaient des avantages substantiels accordés par l’Etat: la possibilité d’assurer à leurs prêtres une formation nettement supérieure à celle des orthodoxes et de développer une intelligentsia plus instruite grâce, notamment, à la possibilité de s’inscrire au collège transylvain des jésuites ou à l’université de Nagyszombat, ou encore de faire des études à Vienne ou dans le Collegium de Propagande Fide à Rome.

En outre, l’Eglise uniate se vit dotée par le gouvernement impérial de rangs qui avaient un certain poids politique: ses évêques Ioan Pataki et Inochentie Micu-Klein obtinrent le titre de baron, le second put même, par faveur royale, assister, à partir de 1732, à la Diète. Ce personnage d’envergure, qui fut le plus grand Roumain de la Transylvanie du XVIIIe siècle, prit ses fonctions en 1729 et commença immédiatement à déployer une activité multiple, essentiellement dans l’intérêt de son clergé et de son Eglise, c’est-à-dire théoriquement au profit de tous les Roumains de Transylvanie, puisqu’il entendait étendre son autorité même à ceux qui étaient restés fidèles à la religion orthodoxe. Ses arguments avaient pour base juridique le second Diplôme Léopoldien du 19 mars 1701, qui exemptait les prêtres uniates de tous les services féodaux et déclarait que leurs fidèles laïcs, y compris ceux de basse condition (plebeae conditionis homines): appartenaient aux Ordres catholiques et étaient fils de la «nation», à condition d’accepter l’union. Sa persévérance finit par porter ses fruits: en décembre 1732, le souverain chargea une commission d’examiner ses doléances. En 1733, on fit même la lecture des requêtes de Micu-Klein devant la Diète. Mais les Ordres exprimèrent leurs doutes (d’ailleurs justifiés) à l’égard de la stabilité de l’union, et demandèrent à l’évêque de présenter le cathéchisme et le crédo de son Eglise. On les trouva conformes aux dogmes, mais on jugea cependant nécessaire de recenser le clergé roumain et ses fidèles.

Ainsi, en 1735, à travers les actions de Micu-Klein, les Roumains de Transylvanie entrèrent pour la première fois sur la scène politique. Se référant aux résultats du recensement de 1733, l’évêque avança que les Roumains, qui étaient en Transylvanie plus nombreux que toute autre «nation» et auxquels le second Diplôme Léopoldien garantissait le droit d’accéder à n’importe quelle charge publique, se trouvaient cependant fort désavantagés par rapport aux calvinistes et aux luthériens. (Suivant une tactique bien claire, l’évêque se tut sur le fait que les catholiques, eux, étaient nettement majoritaires dans ces fonctions.) On ne saurait affirmer, dit-il très justement, qu’il n’y ait point, parmi les Roumains, d’hommes instruits, de condition noble et aptes aux {f-409.} fonctions. Il exprima donc son désir que le roi le nommât au poste vacant d’un des conseillers du Gubernium. Mais le Ministerialkonferenz n’y étant pas favorable, il ne fut pas donné suite à sa demande. Quoi qu’il en soit, son action n’est sûrement pas étrangère au fait que Petru Dobra, le premier Roumain à faire une importante carrière politique dans la période postérieure à 1711, devint, en 1736, fiscalis director de Transylvanie.

C’était également en 1735, et toujours grâce à l’activité de Micu-Klein que l’on formula pour la première fois la théorie de la continuité daco-roumaine, ou plus exactement romaine. «Nous sommes les plus anciens habitants de la Transylvanie, qui vivons ici depuis l’Empereur Trajan», écrit-il dans son mémoire à la Cour. En fait, le moment est décisif. Trois facteurs nécessaires à la naissance de la nation roumaine en tant qu’entité politique sont réunis en Transylvanie: l’Eglise uniate en tant que cadre institutionnel s’étendant à tous les Roumains (au besoin en usant de la contrainte); une théorie historique permettant de se créer une identité nationale, et enfin, l’ambition d’accéder à des charges publiques, cette dernière servant de motivation personnelle.

Micu-Klein ne cesse de revendiquer, devant les Diètes consécutives, du printemps de 1736 à 1738, le droit à la dîme pour son clergé. En vain. Et quand, à l’automne de 1737, il en vint à faire une déclaration en son nom et en celui de toute la nation valaque de Transylvanie, les Ordres protestent contre la formulation. Mais ce combattant solitaire, à l’avant-poste du mouvement d’émancipation nationale, ne dépose pas les armes. En août 1742, il présente sa nouvelle requête à Vienne: il y réclame déjà avec insistance et de manière tout à fait explicite l’admission des Roumains comme quatrième partenaire du système des trois «nations». Et comme il eût été pratiquement impossible de définir une séparation territoriale au profit de cette quatrième «nation», la population roumaine vivant dans les comitats hongrois ou sur les territoires sicules ou saxons rejoindrait, dans sa conception, les organisations respectives de ces territoires. Un élément nouveau dans les revendications de Micu-Klein, et qui témoigne lui aussi de son génie politique: il insiste sur la nécessité de tempérer les obligations frappant les paysans et de réduire leur corvée à deux journées hebdomadaires. Cela va plus loin que les paroles du «pâtre» défendant ses ouailles. C’est en effet pour la première fois qu’apparaît ici une position d’amalgame, fondée à la fois sur des revendications nationales et paysannes, et qui sera un élément caractéristique constant de l’ensemble du mouvement national roumain de Transylvanie. Cette même idée donnera plus tard naissance à la formule antithétique «seigneur terrien hongrois – serf roumain». Or, si la proportion des Roumains parmi les serfs est effectivement plus élevée que leur proportion dans l’ensemble de la population transylvaine, le rapport entre serfs et non-serfs compté pour toute la population roumaine dans le pays entier (y compris les paysans libres de Königsboden) correspond à peu près au pourcentage national.

Mais, peu après, le mouvement national roumain disparaîtra pour longtemps de la scène politique. A l’issue d’âpres luttes, en 1744, on procède enfin à la codification de l’existence et des biens de l’évéché catholique grec de Transylvanie. Ainsi, le problème roumain, en tant que question politique, semblait classé avec celui des uniates.

Au printemps de 1744, cependant, un moine orthodoxe serbe nommé Visarion Sarai, qui ne savait même pas le roumain, arriva en Transylvanie du Banat. Là où passe le moine pieux, prêchant avec une grande force suggestive, bien que nécessitant la traduction, l’union se dissout immédiatement, à travers toute la Transylvanie du Sud. Le long de son chemin vers Szeben, les Roumains {f-410.} uniates chassent leurs prêtres, qui seront immédiatement remplacés par des popes orthodoxes. Arrêté, Visarion est conduit à Vienne où il disparaît définitivement, mais son action fournit un excellent atout à ceux qui arguent du caractère éphémère de l’union. Par ailleurs, la noblesse calviniste était, à plus d’un endroit, nettement favorable à la religion orthodoxe. D’une part pour vivre en paix avec ses serfs, d’autre part guidée par l’idée de la tolérance qui, face à l’oppression catholique, se renforçait. Micu-Klein affirma se charger de neutraliser le mouvement par la méthode douce à condition qu’on donne satisfaction à ses exigences de longue date. Mais il n’en devient que plus suspect tant aux yeux des Ordres, que pour le commandement général et le gouvernement central, qui n’avait plus besoin de lui. En juin 1744, il est convoqué à Vienne. L’évêque répond par une dernière manśuvre politique pleine d’audace: il réunit un synode à Balázsfalva, auquel prennent part, outre le clergé, des laïcs roumains (nobles et serfs), et même des orthodoxes. C’est déjà un vrai rassemblement national, l’unique à avoir existé avant 1848.

Sa composition elle-même est bien en avance sur son époque, et plus encore la question posée par l’évêque: étant donné que les Diplômes Léopoldiens, dont on demande la confirmation et qui servent de fondement juridique à un programme, évoquent eux aussi le peuple, ne doit-on pas demander à ce même peuple s’il est prêt à soutenir leur lutte et si oui, sous quelle forme? C’est là une allusion directe à un plébiscite, une «assemblée populaire», à la fois évoquant le passé et annonçant l’avenir. Mais personne n’ose suivre aussi loin le plus grand Roumain de son siècle. Bien que le synode approuve théoriquement la participation du peuple, il s’oppose, dans la situation donnée, à l’impliquer directement dans les pourparlers. Cet homme qui était à la pointe de ses troupes, est allé trop de l’avant, sur un terrain où mêmes les plus braves refusaient de se risquer.

Micu-Klein aurait dû affronter, à Vienne, à l’automne de 1744, une enquête qui ne pouvait avoir d’autre résultat que sa mort politique. Il préféra s’enfuir à Rome, où il mourut en exil, en vieillard solitaire. Ses successeurs, sans toutefois renoncer aux revendications nationales, furent plus prudents dans leur formulation. Prenant pour modèle, l’exemple de l’Eglise catholique, ils firent progressivement de Balázsfalva un important centre spirituel. Pour raffermir leur position, ils s’efforcèrent, parallèlement à des efforts de relèvement culturel, de refouler autant que possible la religion orthodoxe.

A cette époque, les orthodoxes cherchent déjà appui surtout auprès de la Russie, d’autant que l’alliance austro-russe de 1744 est devenue un des principaux piliers de la politique extérieure de l’Empire. La première personnalité roumaine à se rendre en Russie, en 1740, pour y accomplir une mission politique est Nicolae Pop, ancien archidiacre uniate. Il obtient que la Tzarine Elisabeth donne l’instruction à son ambassadeur de Vienne de se renseigner sur les griefs du clergé et des paysans roumains, et d’intervenir au besoin, dans leur intérêt, à la cour des Habsbourg. La religion orthodoxe bénéficie également du soutien de la Valachie ainsi que de l’Eglise orthodoxe serbe de Hongrie. Et quand l’Empire des Habsbourg, engagé dans la guerre de Sept ans, a particulièrement besoin de son allié russe, mais aussi d’avoir une Transylvanie calme et pacifiée, il se résigne à abandonner, du moins en partie, le projet d’union confessionnelle.

En été 1758, Vienne prend la décision de nommer en Transylvanie un évêque orthodoxe qui ne dépendra pas de l’archevêque de Karlowitz et, un an plus tard, on publie l’édit de tolérance dit «orthodoxe» dans lequel, cependant, la nomination de l’évêque reste à l’état de promesse. Là-dessus, des masses {f-411.} populaires quittent en vagues successives la religion uniate; à la tête de leur mouvement, on trouve un moine nommé Sofronie (Stan Popovici) que les autorités ne parviennent pas à mettre au pas. Le gouvernement dépêche immédiatement en Transylvanie le nouvel évêque (Dionisie Novacovici), ancien évêque de Buda, et il donne parallèlement consigne au commandantgénéral Buccow de séparer les communautés et les biens ecclésiastiques uniates et orthodoxes. Le résultat en est qu’on recense 25 144 chefs de famille uniates et 126 652 orthodoxes.

Tout en sauvant l’organisation et les bases matérielles de l’Eglise uniate, le gouvernement reconnaît la légalité de l’Eglise orthodoxe de Transylvanie sans pour autant lui accorder davantage que le statut de religion tolérée.

Le constitutionnalisme des Ordres et le gouvernement central de Vienne

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les desseins politiques du gouvernement Habsbourg s’épuisaient à faire voter les impôts et à ouvrir la voie à la Contre-Réforme.

Quant à la Diète, organe principal de la représentation nobiliaire, elle n’avait pas de traditions valables remontant à l’époque de la Principauté indépendante où, en effet, les mouvements des Ordres ne pouvaient prendre de l’ampleur que momentanément, lors des changements de dynastie ou de Prince, et les privilèges qu’ils réussissaient à arracher, étaient régulièrement annulés avec le renforcement du pouvoir dynastique. Et, même aux Diètes, les initiatives vraiment importantes échouaient devant les Princes qui ne manquaient pas de faire accepter leur volonté à l’assemblée.

Or, à l’époque qui nous occupe, le fonctionnement de la Diète reste inchangé: le conseil princier y est remplacé par le Gubernium qui délègue le gouverneur, les conseillers et même des secrétaires; on y trouve toujours la Cour suprême de justice, les officiers de haut rang des comitats, les prélats catholiques, un certain nombre (55-110) de régalistes désignés par le souverain; enfin, les représentants élus des comitats et des villes des «nations» hongroise, sicule et saxonne. Le gouvernement pourrait simplement, si le principe de majorité était admis, faire valoir sa volonté par les voix majoritaires mais, tout comme avant 1690, celui-ci n’est toujours pas de règle. Par référence à la formule «Vota ponderantur sed non numerantur», on se conforme généralement à la position des personnes détentrices, selon le jugement du président de la Diète, d’une autorité. Le gouvernement a la possibilité de faire abstraction des décisions des Ordres qui ne lui conviennent pas, en faisant passer par des décrets les mesures rejetées par les Ordres. En fait, il ne prend en considération les revendications nobiliaires que lorsque cela lui semble politiquement inévitable.

Dans cette situation, on ne pouvait pas attendre grand-chose des Ordres. Jusqu’en 1750, la Diète est convoquée presque tous les ans (parfois même deux fois par an), mais l’on n’y aborde que les questions de routine: les impôts, l’entretien de l’armée, la désignation aux fonctions attenantes à la Diète, l’examen des procès. Il est très rare qu’une initiative plus intéressante puisse rompre la monotonie de ce programme habituel.

Une seule fois, en 1725, les Ordres proposent un programme de politique économique et, ce faisant, ils prennent une avance sur le gouvernement qui, lui, ne fait pas de projets à caractère aussi global. Il est vrai que le système {f-412.} protectionniste qu’ils proposent comme remède à la pénurie d’argent est inacceptable du point de vue de l’Empire.

Ce peu de chose qu’on entreprend avant 1750 pour régler la situation des serfs est dû également à des initiatives des Ordres. La première loi fixant la corvée servile en Transylvanie votée par la Diète remonte au début de 1714 et précise que le serf perpétuel doit fournir quatre journées de travail par semaine, tandis que le zsellér (serf sans tenure) en doit seulement trois. Un chiffre qui semble énorme mais qui a cependant diminué par rapport à la situation antérieure. Cette loi, toutefois, ne peut pas exercer ses effets car elle ne sera confirmée par Vienne qu’en 1742, époque où celle-ci optera pour une politique de protection des serfs vis-à-vis des Ordres.

D’une manière générale, le mouvement des Ordres se contente de mener une politique de redressement des torts: faire respecter la constitution des Ordres, se réserver le droit de remplir des charges.

Cependant, vers 1750, un changement significatif s’opère. Le gouvernement central se tourne avec une attention accrue vers les affaires de Transylvanie. Ayant perdu la Silésie, l’Empire, dont les dettes budgétaires ont beaucoup grossi durant la guerre de Succession d’Autriche, a grand besoin d’augmenter et de régler ses ressources. Sans adopter une politique économique conséquente pour la Transylvanie, le gouvernement Habsbourg y surveille cependant de plus près les impôts et les revenus du Trésor. Alors qu’auparavant le montant de l’impôt national était réparti entre les «nations» qui devaient se charger de sa perception selon leurs méthodes propres, le nouveau système d’imposition est déjà per capita. Chacun paye, suivant son état, une capitation, il est ensaite imposé selon ses biens et, dans certaines catégories de profession, selon ses revenus. Si l’on définit le régime absolutiste par la possibilité du souverain d’imposer ses sujets sans l’intermédiaire de sa noblesse, l’année 1754 marque une étape importante dans l’histoire de l’absolutisme des Habsbourg en Transylvanie. Le nouveau système d’imposition, également en vigueur pour les terres des contribuables, transgresse le principe nobiliare de «onus non inhaeret fundo».

C’est finalement le mouvement constitutionnel des Ordres qui prépare le terrain à une conception globale de la politique économique. Au printemps de 1751, une commission de la Diète, présidée par László Teleki et comprenant, entre autres, le riche marchand de Szeben Samuel Dobosi, met au point un projet qui, à l’origine, devrait assurer l’augmentation des recettes, mais envisage finalement tout un programme de réformes économiques: établir des colons pour accroître la population; fabriquer du fromage; développer l’agriculture et la sériciculture: contrôler les prix des céréales; construire des silos; favoriser la culture des plantes industrielles; perfectionner les méthodes viticoles, le tout accompagné de certaines limitations apportées à l’importation des produits. Le projet Teleki-Dobosi veut en même temps faciliter l’accès à des corporations et faire venir des artisans de l’étranger. Les auteurs suggèrent la création de manufactures, notamment dans l’industrie textile, en premier lieu pour pouvoir s’imposer sur le marché des Principautés roumaines, mais aussi pour subvenir aux besoins des sept régiments cantonnés en Transylvanie. Ils voudraient supprimer la séparation douanière entre la Hongrie et la Transylvanie. Pour y parvenir, ils proposent la création d’une commission des fonds et du commerce (Commissio Commerciales) ainsi que la réparation des routes, la régularisation du crédit. Bref, ils veulent favoriser les méthodes d’innovation sans lesquelles les réformes structurelles venues d’en haut ne sont d’aucune utilité.

{f-413.} Ce projet était d’avance condamné à l’échec. Ce qui en fut réalisé devait l’être quelques dizaines d’années plus tard par les initiatives de la politique économique des Habsbourg. A l’automne de 1751, la Diète transylvaine, à majorité conservatrice, rejeta elle-même le projet au nom du «réalisme» et en ironisant même sur les propositions justement les plus ambitieuses de la Commission. Après quoi, le Ministerialkonferenz se contenta de mettre en place une commission économique destinée à développer et à surveiller l’activité des manufactures en Transylvanie. La commission eut László Teleki pour président une nouvelle fois mais, faute de conditions favorables, elle ne put obtenir de résultat.

Dès les années 1760, la politique habsbourgeoise expérimenta en Transylvanie de nouvelles méthodes de gouvernement. Une dernière Diète est convoquée en automne 1761; au cours de celle-ci, le commandant-général Buccow se surpasse dans ses méthodes de chantage et de pression exercées sur les Ordres – dont l’activité lui semble, en effet, d’une inutilité totale. Son mémoire au souverain, daté des premiers jours de la Diète, soumet un projet détaillé de transformation du gouvernement du pays: faire démissionner le gouverneur; confier à lui-même (Buccow) le gouvernement civil; nommer au Gubernium des conseillers venant des provinces héréditaires; réviser les donations de propriétés et limiter à des titulaires concrets l’attribution des privilèges nobiliaires; enfin, mettre sur pied une garde des frontières transylvaines de 7 000 hommes. Le Staatsrat accepte poliment le projet, mais ne réagit pas. Pourtant, ce mémoire exercera une influence décisive sur la transformation qui se fait jour, au cours des années 1760, dans la structure du pouvoir. Au milieu de 1762, le commandant-général prend la direction du Gubernium. Après cette date et pendant près de dix ans, les commandantsgénéraux (après la mort de Buccow, András Hadik, puis O’Donel) restent à la tête du Gubernium, en tant que commissaires royaux. On intègre ainsi les directions civile et militaire, ressuscitant par là une pratique disparue depuis 1711.

Organiser la garde-frontières s’avéra une tâche à nombreux écueils. Les effectifs devaient être levés parmi les Sicules et dans la région de Fogaras, de Königsboden et du comitat de Hunyad. L’appel sous les drapeaux des Sicules était justifié par un argument constitutionnel fourni par le Diplôme Léopoldien stipulant le service armé de cette «nation». On n’avait par contre nul besoin de justifier par une disposition constitutionnelle la création des régiments de gardes-frontières roumains. Le service de garde de la frontière n’était plus du tout cette obligation d’ancien type qu’avaient autrefois assumée les Sicules en échange de certains privilèges, plus ou moins consentis. Il s’agissait plutôt d’une version tardive (quoiqu’introduite déjà à une époque antérieure, en Hongrie méridionale) des troupes en cantonnement permanent, qui devait son existence, tout comme dans d’autres pays, aux conditions arriérées caractéristiques du Centre-Est européen. Son organisation s’ammorça en 1762 dans la région roumaine de Naszód et en Terre sicule. Une vieille controverse opposait les habitants de la région de Naszód à ceux de Beszterce, les seconds tenant les premiers pour serfs, alors que ceux-ci exigeaient pour eux-mêmes des droits identiques à ceux consentis aux Saxons. Buccow promit alors des libertés aux habitants de Naszód qui s’engageraient dans la garde. Dans un premier temps, des foules affluèrent pour se faire conscrire, et aussi se convertir à l’uniatisme, car celui-ci était indispensable pour être admis dans la garde-frontières. Les Sicules, bien que bon nombre d’entre eux aient accepté les armes transmises, signalant ainsi qu’ils étaient prêts à rejoindre la {f-414.} garde, posent cependant des conditions: ils veulent recouvrir leurs anciennes libertés, obtenir des garanties de ne pas être affectés hors de la Transylvanie et se voir restituer leurs anciennes lois. Le recrutement des Sicules est en partie fondé sur le volontariat, en partie sur la contrainte, si bien qu’au début de septembre 1762 une révolte éclate dans la région d’Udvarhelyszék: nombre de communes se refusent ou se dérobent à la conscription. Buccow se rend sur les lieux où on évite de justesse la confrontation sanglante. Dans les régions de Csík et de Gyergyószék, les résultats de l’enrôlement sont meilleurs, mais inférieurs à ce qu’on espérait. A Gyergyószék, le peuple appelé à s’engager dans la garde-frontières reprend ses anciennes revendications en les précisant et en les complétant: il veut être conduit par ses propres officiers et exige la présentation du décret impérial ordonnant la constitution de la garde-frontières. Puis, se lassant des tergiversations, il attaque le quartier de Buccow. Ce n’est que grâce à la présence d’un haut officier de l’administration sicule que le commandant-général est sauvé de la fureur des foules et on ne trouve finalement qu’une poignée d’hommes désireux de s’engager.

Cela n’est cependant qu’un des fronts sur lesquels se poursuit le «bellum omnium contra omnes», déclenché par l’organisation de la garde-frontières. D’autres fronts s’ouvrent également: la noblesse des «sièges a sicules ne cesse de se plaindre des abus des officiers recrutants; les Sicules enrôlés s’attaquent, à plusieurs endroits, à la noblesse, agressent ses demeures, s’en prennent aux personnes et même à des villages entiers qui se sont soustraits à la prise d’armes. Et, phénomène particulièrement désastreux, une partie des futurs gardes-frontières refusent de labourer leurs terres et vendent leurs bêtes pour acheter un cheval. De plus, les officiers chargés du recrutement enrôlent parfois également des serfs en les affranchissant par décision arbitraire. Un conflit aigu oppose le seigneur terrien et son serf déjà engagé ou désireux de le faire. Ceux parmi les hommes de condition libre qui ne se sont pas engagés, se voyant affligés de tâches pénibles par les officiers et exposés aux tracasseries des enrôlés, commencent, dès le début de 1763, à s’enfuir vers la Moldavie.

Dans la région de Naszód, les problèmes sont d’une autre nature, mais non moins graves: l’imposition de l’union avec le catholicisme par la force provoque une crise.

Dans cette situation, le gouvernement tente de revenir sur la voie du réalisme en ce qui concerne l’organisation de la garde-frontières. Par son ordonnance du 6 janvier 1763, l’impératrice décrète que seuls les volontaires doivent être enrôlés. A la fin de janvier, Buccow envoie dans les régions de Csík et Háromszék, afin d’y apaiser les esprits, une commission composée de civils et de militaires et dirigée par un aristocrate sicule, le général Antal Kálnoki. Le gouvernement central relève bientôt Buccow de son poste pour confier l’organisation de la garde-frontières à un nouvel homme, le lieutenant général József Siskovics.

En décembre 1763, la population masculine qui refuse de s’engager dans la garde-frontières se retire dans les bois. Redoutant de voir la résistance prendre de l’ampleur, Siskovics, fort d’une troupe de 1300 hommes et de deux mortiers, lance, le 7 janvier 1764 à l’aube, un assaut contre Madéfalva, le lieu de rassemblement des résistants, et fait un carnage parmi le peuple, qui s’abstient de toute résistance, en faisant plusieurs centaines de victimes. La résistance des Sicules sera désormais brisée. Aussi le régiment de garde-frontières sicules sera-t-il mis en place en deux mois et demi. C’est avec un peu moins de violence, mais non sans effusion de sang, du moins dans la région de Naszód, que s’accomplit l’organisation de la garde-frontières des Roumains.

{f-415.} La grande différence entre les attitudes des gardes-frontières sicules et roumains manifestées vis-à-vis de cette institution s’explique par la différence des conséquences sociales et culturelles qui en découlaient pour chacun des deux peuples. Les villages sicules qui avaient auparavant joui d’une autonomie et d’un certain nombre de libertés se virent imposer de graves restrictions par le commandement de la garde-frontières qui s’ingérait désormais dans le choix de leurs maires et dont l’accord était nécessaire pour l’achat et la vente de leurs biens ainsi que pour leurs mariages, ou qui pouvait leur interdire l’usage de la pipe, la danse ou la veillée funèbre. On intervint brutalement dans leur système agraire de la région frontalière; on mit des obstacles à leur scolarisation. L’unique moyen de se protéger fut pour eux de renforcer la cohésion des communautés rurales, les maires omettant tout simplement d’exécuter une grande partie des ordres.

La mise en place des régiments de garde-frontières roumains avait été marquée de moins d’abus, bien qu’il arrivât là aussi que des hobereaux roumains ou hongrois fussent contraints de rejoindre les gardes-frontières (comitat de Hunyad) ou que les boyards de Fogaras, refusant de s’engager, se vissent chassés de leurs maisons et de leurs biens. Mais c’est surtout la suite qui en fut fondamentalement différente. La création de cette organisation militaire entraîna des mesures très importantes en matière de scolarisation des Roumains de Transylvanie. Dans les «sièges de régiments» (Naszód, Orlát), on ouvre des écoles latines-allemandes, et mêmes des écoles élémentaires – du moins dans les villes de stationnement des escadrons du Il’ régiment roumain. La garde-frontières aura même contribué, en tant qu’institution, à la propagation de la conscience nationale roumaine fondée sur l’idée de la continuité: le Il’ régiment de gardes-frontières choisit pour inscription sur sa bannière: «Virtus romana rediviva».

La question cruciale, qui était la réglementation des redevances serviles, ne fut, en Transylvanie, abordée par le gouvernement central qu’à un moment où la mise en place d’une réglementation analogue nommée «urbarium» était déjà bien avancée en Hongrie. Après de longs préparatifs, et sur la base des propositions du Gubernium, le document de base de la première tentative de réglementation servile en Transylvanie, appelé Bizonyos Punctumok (Certains Points) vit le jour en automne 1769.

Certains Points ne constituent en fait qu’un recueil des anciennes lois, avec quelques additifs. On n’y trouve pas de disposition concrète concernant l’étendue des tenures, seulement des directives générales énonçant que le seigneur doit laisser à ses serfs, avec ou sans tenure, «des habitations appropriées et conformes à leur condition» et y ajouter également des champs et des prés «selon la nature de sa campagne». Il n’était donc point question de détermier sur la base d’études préalables et compte tenu des caractéristiques régionales et locales, des dimensions de la tenure servile, de la fixer en unités de superficie, comme cela avait été fait en Hongrie. Le document, énumérant les jouissances de droits du serf, établit que les forêts communales utilisées par les villages doivent rester en la possession de ceux-ci (le droit de propriété étant maintenu pour le seigneur). Quant à la prestation des corvées, on revient aux dispositions antérieures: le travail «à main» des serfs ne doit pas dépasser quatre journées par semaine, ou bien trois journées de «sommage», mais quatre en «copinage». On maintient l’obligation du serf de payer la dîme et la neuvième (là où celle-ci était pratiquée), et il est tenu de fournir des cadeaux pour la cuisine.

Certains Points n’apportèrent donc de réglementation valable ni pour la {f-416.} détermination de la taille des terres serviles, ni pour les prestations à fournir. Aussi, dans les décennies à venir, nous trouverons, dans les prestations serviles, la même diversité de formes, la même dépendance à l’égard de facteurs locaux, qui caractérisaient la société transylvaine depuis des siècles.