{f-575.} 2. Crise d’adaptation dans les mouvements nationaux saxon et roumain


Table des matières

La position des Saxons dans le régime dualiste

Les 200 000 Saxons de Transylvanie, dont la couche dirigeante, composée d’intellectuels et de fonctionnaires, craignait qu’avec l’avènement du régime dualiste disparaîtrait sa situation privilégiée, purent mieux s’intégrer dans le nouveau régime – encore que non sans conflits – que les Roumains. Pour leur intégration, le gouvernement recourut à l’aide des «nouveaux-Saxons» (on appelait ainsi les bourgeois et intellectuels prêts à s’adapter au nouveau régime), ainsi qu’à des moyens administratifs. En la personne de Moritz Conrad, un nouveau comes saxon fut nommé, en février 1867, tandis que la convocation de l’assemblée de l’Universitas à majorité antiunioniste fut empêchée. La loi de 1868, qui entérinait l’union, réaffirmait le maintien du droit des Saxons à l’autoadministration mais, dès l’année suivante, on amorça l’assimilation de Königsboden à l’Etat bourgeois.

Grâce à la nouvelle réglementation électorale promulguée par voie de décret en 1869, la composition de l’Universitas se modifia de sorte que, avec le soutien de 4 Roumains et d’un Hongrois, les 18 «nouveaux-Saxons» réussirent, contre les 21 «vieux-Saxons» à faire passer une proposition de restructuration de la Terre saxonne à la manière du système des comitats, c’est-à-dire conformément aux vieux du gouvernement. En 1872, les deux tendances saxonnes fusionnent et à l’assemblée de Medgyes du 11 mai, un Programme National Saxon sera adopté qui se soumet au dualisme et à l’«Etat hongrois unitaire», à condition toutefois que ce dernier n’intensifie pas la centralisation; le Programme accepte le hongrois comme langue de l’Etat à condition que l’usage potentiel des langues minoritaires soit élargi; il admet, de même, le système de représentation moderne pourvu qu’il ne conduise pas à la prédominance «des masses incultes». Cette concession entourée d’autant de conditions exige comme contre-partie la sauvegarde de Königsboden en tant que comitat largement autonome.

Les aspirations centralisatrices de l’Etat moderne, d’une part, et l’émancipation des masses roumaines de la Terre saxonne et leur apparition dans la vie publique à des niveaux inférieur et moyen, de l’autre, voilà les deux pressions venant de haut et de bas, entre lesquelles les anciennes institutions saxonnes se trouvent broyées. Leur intérêt les amène à chercher les bonnes relations – ou du moins acceptables – avec le gouvernement, raison pour laquelle leurs représentants se rallient au parti de Deák, bien que, en 1870, le premier ministre Andrássy fit très clairement comprendre à l’influent archevêque Teutsch que ses collègues ministres étaient irrités par les privilèges saxons.

Après des consultations réitérées sur la transformation de Königsboden – dont les Roumains, leurs droits n’y étant pas respectés, exigeaient également la dissolution –, l’administration de Kálmán Tisza soutenue par les nouveaux-Saxons, appliqua l’article de loi XII de 1876, par lequel ce territoire fut pour la troisième fois démembré et, cette fois-ci, définitivement. L’Universitas perdit ses compétences politique et administrative, elle se transforma en une importante fondation destinée à gérer son immense fortune et à faire fonctionner des écoles. La perte d’une autonomie de près de deux siècles frappa douloureusement la bourgeoisie saxonne, mais elle n’eut point la {f-576.} conséquence que craignaient les vieux-Saxons, à savoir «la disparition de la nation saxonne des rangs des vivants».*Cité par FRIEDRICH TEUTSCH, Die Siebenbürger Sachsen in den letzten fünfzig Jahren. 1868-1919, Hermannstadt, 1926, 77. Dans les régions saxonnes, l’administration resta en majorité de langue allemande et l’Universitas demeura une institution riche et puissante. Pour ce qui est des questions de patrimoine, l’Etat dualiste était conséquent dans son libéralisme, ne prescrivant qu’une chose: conformément au principe d’égalité, les grandes fortunes devraient profiter non seulement aux besoins culturels des Saxons, mais aussi à ceux des autres populations vivant sur leurs terres, donc surtout des Roumains. La constitution de l’Eglise luthérienne, en tant que bastion de l’autonomie nationale et culturelle, se maintint solidement. La transformation ne portait donc atteinte qu’aux anciens privilèges des Saxons, leurs positions réelles demeurant très fortes durant toute la période.

Dans les nouveaux comitats, les comes étaient des nouveaux-Saxons ou des aristocrates hongrois. Ces derniers, tel le comte Gábor Bethlen, à la tête des deux comitats de Küküllõ, ou le baron Dezsõ Bánffy à Beszterce, menaient une vigoureuse politique de magyarisation. Tel n’était pas le cas du comitat de Brassó qui se montrait toujours plus moderne, l’un des bastions de la tendance nouvelle-saxonne, et, à ce titre, il entretenait de meilleurs rapports que les autres avec le gouvernement. Pourtant, dans l’ensemble, la période où Tisza était au pouvoir fut marquée par le conflit entre le gouvernement et les Saxons. La loi de 1879 sur les écoles, qui rendait obligatoire l’enseignement de la langue hongroise dans toutes les écoles élémentaires, fut contestée par les députés saxons aussi bien que par leur Eglise; ils obtiendront plus tard que le nombre d’heures de hongrois soit relativement bas. Au début des années 1880, les Saxons luttent contre la loi en préparation portant sur les écoles secondaires, car cette loi aurait prescrit non seulement l’enseignement de la langue hongroise, mais prévoyait aussi pour les futurs professeurs l’examen terminal en hongrois. Il s’avérera avec le temps que la crainte exagérée relative à la loi de 1883 n’était pas justifiée. L’enseignement secondaire saxon glissa légèrement des sciences humaines vers les sciences naturelles; il devint homogène et les futurs professeurs n’étaient nullement préjudiciés en fréquentant, pendant un an, la faculté hongroise. Tout compte fait, le contrôle étatique des écoles secondaires ne dépassait pas – selon l’opinion saxonne – les cadres professionnels.

Dans sa lutte menée pour garder ses positions, la bourgeoisie saxonne recevait un soutien moral important des intellectuels et des journaux d’Allemagne qui dénonçaient et condamnaient le gouvernement hongrois pour ses mesures de «magyarisation» et de restriction de l’autonomie. Les universités allemandes assurèrent dans une part considérable la formation de l’intelligentsia et du clergé saxons, et la guerre prusso-française augmenta encore la sympathie des Saxons à l’égard des Allemands; c’est ainsi que s’affermit en eux l’idée de leur appartenance au monde germanique. Tout cela n’était encore, dans la période donnée, que d’une faible incidence politique directe. Le chancelier Bismarck se prononça catégoriquement contre les aspirations des minorités allemandes de Hongrie: «Nous prêtons une importance particulière à l’affermissement et à l’unité du royaume hongrois, ce qui exige de nous de reléguer à l’arrière-plan nos partis-pris émotionnels.»*Instruction du 2 mars 1883 de Bismarck au consul allemand de Budapest. PA AA Bonn Österreich 104. Bd. 8 A 3866. C’étaient davantage {f-577.} les différentes associations d’Allemagne qui accordaient un soutien aux Saxons.

Par la suite, on put observer une remarquable restructuration de la bourgeoisie saxonne. La couche des artisans d’anciennes corporations s’affaiblit; cependant, certains d’entre eux devinrent propriétaires d’entreprises moyennes. La couche des commerçants de plus en plus différenciée par les fortunes, accusa une augmentation significative. La couche traditionnelle des fonctionnaires s’appauvrissait, son influence diminuait; par contre, celle des professions d’un prestige accru, comme les avocats, les professeurs et les médecins, se renforça. Tout cela eut pour conséquence que la défense du particularisme archaïque des Ordres fut reléguée derrière un travail édificateur économique et culturel. Ce changement – qui découlait du développement capitaliste – préparait le terrain à ce que le Parti Populaire Saxon, fondé en 1876, qui se trouva tout naturellement dans l’opposition avec des députés luttant tout au long des années 80 contre le parti gouvernemental cherchât, lui aussi, à trouver un compromis. Dès la chute, en 1890, de Kálmán Tisza, symbole des hostilités, un accord fut signé: les comitats saxons reçurent de nouveaux comes: par exemple, à la tête de Szeben, on mit Gustav Thälmann, vieux défenseur des droits saxons. A l’intelligentsia saxonne s’ouvrirent les voies de la carrière administrative, sans qu’elle fût pour autant contrainte de renoncer à sa nationalité. Dans les comitats, un plus grand nombre de fonctionnaires saxons ou pro-saxons furent employés. La petite et moyenne industrie saxonne se vit attribuer une subvention d’Etat substantielle. Il est tout à fait caractéristique de cette période que les Saxons purent parvenir à un compromis avec ce même comte Gyula Szapáry, premier ministre, que les dirigeants de la bourgeoisie saxonne avaient voulu auparavant, dans les années 70, traduire en justice pour avoir supprimé, en tant que ministre de l’Intérieur, leur autonomie administrative.

Le «Sachsentag», tenu le 17 juin 1890 à Nagyszeben et qui réunit 700 personnes, approuva la modification du programme politique; il adopta le dualisme, le principe de l’«Etat national hongrois unitaire», la loi de 1868 sur les nationalités comme base et exigea que l’intelligentsia saxonne participât activement à la réalisation des tâches de l’Etat. On exigea des mesures économiques, et plus particulièrement le développement de l’économie paysanne et de l’industrie, y compris de l’industrie manufacturière. Les députés saxons adhérèrent, sur la base du nouveau programme, au parti gouvernemental. Même si tous les conflits avec le gouvernement n’étaient pas aplanis, les élus saxons constituaient un soutien au gouvernement, et pendant toute cette période, la politique officielle fut toujours modérée et tolérante à leur égard.

Ce fut dans les années 1890 que se forma le mouvement d’opposition dit «saxon vert» qui s’attribua la tâche de prendre la tête de tous les Allemands de Hongrie, sans jamais pouvoir acquérir, même chez lui, une adhésion massive. La politique modérée des «Saxons noirs», par contre, était même rétribuée par le gouvernement, leur Eglise recevait régulièrement des subventions d’Etat et, dans les années qui précédèrent la Première guerre mondiale, une subvention d’Etat leur permit, par exemple, la rénovation de cinq lycées.

L’intégration de la bourgeoisie saxonne au régime dualiste montre bien les possibilités et les limites de la politique des minorités des gouvernements après le Compromis. Dans la mesure où la couche politique dirigeante d’une nationalité acceptait réellement le dualisme (et le faisait accepter par sa propre communauté), et où elle se résignait aux quelques mesures plutôt formelles de {f-578.} «magyarisation», les différents gouvernements qui se succédèrent soutenaient leurs institutions ecclésiastiques et culturelles, admettaient leurs représentants dans les positions-clés de la vie politique aux niveaux bas et moyen et permettaient à ces nationalités de garder le caractère propre de leurs villes, de leurs provinces, même si elles constituaient, dans l’Etat, une couleur à part. Or, une telle politique de compromis ne pouvait être menée que par la couche dirigeante bien implantée d’une minorité qui possédait un important réseau d’institutions.

La voie des Roumains vers la résistance passive

Le Compromis porta un coup grave au mouvement national des Roumains qui ne s’en remit pas de si tôt. Jusque-là l’autonomie de la Transylvanie semblait encore assurée pour un temps indéterminé et, même si les Roumains avaient eu de mauvais pressentiments, ils espéraient progressivement acquérir une prédominance politique au sein de la Grande Principauté. Or, l’union les priva de cet espoir. Et ce qu’ils eurent en échange: la constitutionnalité et le fait que s’écroula la cloison juridique entre les Roumains de Transylvanie et ceux de Hongrie ne put être considéré, à ce moment donné, comme un acquis positif. Lors des élections préparant la Diète de couronnement de 1867, se manifestait déjà une tendance de plus en plus forte à prôner la passivité à l’égard du parlement hongrois et à rattacher la garantie de l’existence nationale des Roumains au maintien d’une Transylvanie autonome. Du côté hongrois, en revanche, il n’y avait aucune raison de faire des concessions. Et lorsque, finalement, le 3 juin 1867, quelques Roumains s’adressèrent à Ferenc Deák pour lui faire connaître leurs revendications, lui non plus ne put rien leur dire sinon qu’ils arrivaient en retard, qu’il n’était plus question d’autonomie. Il ne put leur promettre que l’égalité absolue des droits civiques.

Le commissaire royal chargé de faire cesser le statut séparé de la Transylvanie fut accueilli, lors de sa première tournée en plusieurs endroits, par des intellectuels roumains protestant solennellement contre le Compromis. Il leur recommanda, bien évidemment, de se résigner au fait accompli; il repoussa la requête de l’évêque de Balázsfalva à propos de la convocation d’un rassemblement national roumain. Rien n’empêchait par contre que les Roumains se réunissent à Kolozsvár, sous l’égide de l’ASTRA, association culturelle roumaine en pleine renaissance, voire même que le commissaire participât à la séance et concert d’inauguration. Cette réunion définit pour un certain temps le programme du mouvement: attendre que l’expérience dualiste échoue et, en attendant, protester à chaque occasion contre le Compromis et l’union. A cette réunion succéda, au printemps de 1868, le Pronunciamentum de Balázsfalva qui prit position en faveur de l’autonomie de la Transylvanie, pour une assemblée nationale séparée ainsi que pour l’application des dispositions juridiques adoptées à Nagyszeben en 1863 et 1864. Le gouvernement ordonna à l’encontre des auteurs du Pronunciamentum et des rédacteurs des organes l’ayant publié, une enquête judiciaire. Or, ce procès de grande envergure – dont beaucoup attendaient qu’il attirât l’attention de l’opinion publique européenne sur la cause roumaine – n’eut pas lieu, car le gouvernement mit un terme à la procédure.

Au cours des débats sur la loi de 1868 portant sur les nationalités, les hommes politiques roumains de Hongrie, de concert avec les députés serbes, soumirent une contre-proposition. Le «projet Mocsonyi-Miletić» considérait {f-579.} tous les peuples du pays comme nations à part entière et, conformément à cela, il leur destinait à chacune une organisation politico-administrative séparée, sans toutefois nier la nécessité d’une certaine unité territoriale et politique du pays. Mais cette proposition était inadmissible même pour Mocsàry, et l’opposition hongroise, dirigée par Dániel Irányi, n’était disposée tout au plus qu’à faire des concessions tactiques. Dans le débat sur la loi qui réglementerait le détail du rattachement de la Transylvanie à la Hongrie, Deák refusa lui aussi, une fois de plus, la revendication du statut autonome.

L’échec ne fit qu’augmenter l’influence de ceux qui prônaient la passivité parlementaire et révéla en même temps que les régimes précédents avaient abusé sans vergogne des aspirations nationales et politiques des Roumains, qu’ils avaient exploité puis abandonné les Roumains. Etant donné que leur chemin historique était différent de celui des Roumains de Transylvanie, les dirigeants roumains de la Hongrie proprement dite restèrent partisans de la politique d’opposition active, avec l’intention d’obtenir la garantie de leurs droits nationaux, à l’encontre du gouvernement, mais au sein de l’Etat hongrois unitaire, car cela leur permettait la collaboration tactique avec les partis hongrois. Les Transylvains qui représentaient l’autre moitié des Roumains choisirent par contre le refus résolu et la résistance passive. Ainsi, non seulement la détérioration de la situation politique mais le désaccord et la désorganisation intérieurs contribuèrent à pousser l’intelligentsia politisée vers la passivité.

C’était sous la direction spirituelle de George Bariţ que fut convoqué le rassemblement de Szerdahely, en mars 1869, désormais placé sous la présidence d’un laïc, le député parlementaire Elie Măcelariu. Les quelques activistes qui y étaient venus attirèrent l’attention des personnes présentes sur les dangers de l’attitude passive: passivité signifie renoncement à la responsabilité intellectuelle envers le peuple roumain, les masses paysannes risquant ainsi de passer sous l’influence des autres tendances politiques, sans compter avec la perte de l’unique forum libre que représente le parlement. Or, des quelque 300 participants, 4 seulement votèrent pour l’activisme car leur leader, Şaguna, ne voulait pas, cette fois non plus, mobiliser son camp contre les passivistes. La grande majorité partageait avec enthousiasme la profession de foi passiviste du chanoine Micu-Moldovan: «Dans la vie d’un peuple, 20 ou 30 ans ne signifient qu’une goutte dans la mer immense. Mais, nous savons que nous vivons dans un siècle éclairé, le XIXe, et il serait insensé de croire que, dans ce siècle, l’empire de l’injustice pourra se maintenir plusieurs dizaines d’années …»*Cité par VASILE NETEA, op. cit. (chap. V/1)381. Le rassemblement approuva le mémorandum qui avait été présenté au souverain, à la fin de 1866, encore au temps de la lutte menée pour empêcher le Compromis. Ce document dénonçait l’union et critiquait plusieurs lois de 1848. Un comité de 25 membres fut chargé d’organiser le Parti National Roumain de Transylvanie. Le gouvernement répliqua, sous prétexte de la défense des lois de base, par la dissolution du comité. De toute façon, le pouvoir ne reconnaissait pas la légalité des partis qui s’organisaient sur la base de l’exclusivisme national.

Ce fut alors que commença, pour les Roumains, la période caractéristique, et la plus longue de l’époque dualiste au cours de laquelle leur parti se trouvait à la limite de la légalité, son activité étant de temps à autre interdite. Interdiction que les gouvernements n’appliquaient d’ailleurs jamais trop sévèrement. {f-580.} Aux élections de 1869, l’abstention des Roumains fut considérable. Ils ne furent représentés que par les 15 législateurs roumains «de Hongrie» (du parti national) et par 8 députés du parti gouvernemental. Les députés, qui constituaient un groupe à part, participaient activement au travail du parlement et se prononcèrent en faveur des aspirations politico-culturelles roumaines, pour le suffrage universel, pour le développement de la liberté de presse et pour l’amélioration de l’administration publique.

Passant outre à l’interdiction du gouvernement, les Transylvains passivistes formèrent, à Torda, au début de 1870, une «députation» de 6 membres qui était destinée à organiser, en tant que direction de parti, la résistance, non au parlement mais, désormais, aux assemblées des comitats. En 1872, lors de sa visite en Transylvanie, le premier ministre Menyhért Lónyay invita les dirigeants passivistes à présenter leurs exigences. Le mémorandum de ces derniers posa comme conditions de l’acceptation de l’union et du régime dualiste un nouveau découpage administratif de la Transylvanie sur la base ethnique, la légalisation du roumain comme langue officielle, un droit de vote plus démocratique, la nomination de certains fonctionnaires roumains. Aux élections de 1872, imposées de force, l’abstention roumaine fut très majoritaire en Transylvanie; de plus, les Roumains de Hongrie subirent des pertes considérables: les deux figures de proue, le grand propriétaire foncier Alexandra Mocsonyi et l’intellectuel Vincenţiu Babeş furent évincés; Şaguna, exaspéré par la désunion et l’affaiblissement des activistes, se retira de la vie politique et mourut l’année suivante. Par sa mort, le mouvement national roumain se libéra de la tutelle du haut-clergé.

Forte d’une conscience nationale raffermie par la guerre d’indépendance de 1877-1878 de Roumanie, l’intelligentsia roumaine trouva sa cohésion politique dans la lutte contre la loi Trefort de 1879 relative à l’enseignement du hongrois dans les écoles des nationalités. Après des réunions préliminaires et des prises de contact avec des hommes d’Etat de Bucarest et de Budapest, 117 députés roumains de Transylvanie et 34 députés roumains de Hongrie tinrent une réunion à Nagyszeben, le 13 mai 1881, au cours de laquelle les participants décidèrent de poursuivre la politique de passivité en Transylvanie et de militer activement dans le Partium. Ils déclarèrent également la création du Parti National Roumain uni, et Partenie Cosma, l’ambitieux avocat de la banque Albina, en fut élu président. Le programme du parti uni reprenait les anciennes revendications qui portaient essentiellement sur l’autonomie de la Transylvanie. a La nation roumaine ne peut jamais, en aucune circonstance, se réconcilier a avec le régime dualiste – écrit le mémorandum de 1882, publié en plusieurs langues, avec l’aide de la Roumanie.*Memorandum, Nagyszeben, 1882, 121. C’est ce programme conscient, mais trop rigide et offrant peu de marge tactique qui restera jusqu’en 1905 la charte du mouvement national roumain.

La politique de passivité se fondait sur l’analyse relativement répandue et justifiable au début – et particulièrement populaire en Autriche – qui considérait le dualisme comme une expérience de quelques années, à caractère transitoire. Or, dans les années 1870, le régime du Compromis se stabilisa, prit un caractère définitif et les tentatives visant sa modification échouèrent les unes après les autres. Dans ces conditions, la politique passiviste, devenue générale à partir de 1882, s’avéra non pas une faute tactique, mais une erreur stratégique. Au lieu d’empêcher le gouvernement dans son activité politique, {f-581.} d’entraver la magyarisation lente mais vigoureuse de l’administration publique et la création du réseau des nouvelles institutions, ce passivisme, avec ses protestations solennelles et ses absences spectaculaires, ne fit, en fin de compte, que seconder le pouvoir. Dans un Etat où la vie politique se concentrait presque exclusivement au parlement, la désertion ostentatoire de l’assemblée nationale s’avéra une auto-limitation aux conséquences graves. Faute de candidats de leurs rangs, les électeurs de la minorité votaient pour les candidats du gouvernement, tandis que l’opposition roumaine ne pouvait compter que sur un ou deux milliers d’intellectuels.

Le Royaume de Roumanie et la cause des Roumains de Transylvanie

L’opinion publique de Roumanie portait un intérêt naturel et éprouvait des sentiments de fraternité à l’égard des habitants roumains de l’Etat hongrois. Dans la Roumanie des années 60 et 70, préoccupée avant tout par la tâche d’acquérir son indépendance, la cause des Roumains de Transylvanie intéressait surtout les intellectuels et la jeunesse estudiantine, encore que, de la part des gouvernements qui se succédèrent, il y eût également certains gestes pour les soutenir.

Le prestige de l’Etat roumain s’accrut considérablement au cours de la guerre russo-turque de 1877-1878 du fait que les Russes réussirent à remporter la victoire sur les Tu?cs grâce au concours des Roumains à l’offensive russe en difficulté et par suite de la soumission des armées russes au commandement du prince roumain Charles de Hohenzollern. Bien des jeunes Roumains de Transylvanie passèrent à l’armée roumaine, causant en cela des problèmes diplomatiques à la Monarchie, officiellement neutre.

Parmi les Roumains de Hongrie, des campagnes enthousiastes se lançaient pour collecter de l’argent, des vêtements et des équipements hygiéniques au bénéfice de l’armée roumaine. Le gouvernement de Tisza suivit avec inquiétude l’élan des Roumains, car il n’ignorait pas leur idée, ressurgissant régulièrement, que la Transylvanie serait bientôt rattachée à la Roumanie. Il imposait donc des restrictions aux collectes sans jamais les interdire véritablement. Parmi les donateurs, il y avait également, en petit nombres certes, des Saxons et des Hongrois, ce qui révélait bien la schizophrénie politique et sentimentale avec laquelle la société hongroise considérait cette guerre. Les Hongrois de Transylvanie voyaient un processus positif dans les efforts des peuples vivant sous le régime turc et luttant pour leur liberté, mais ils s’inquiétaient de voir se développer l’influence russe dans les Balkans. La turcophilie finit donc, de concert avec l’opinion publique libérale européenne, par l’emporter. Cette ambiance avait fourni l’arrière-plan psychique et sentimental à la dernière conspiration hongroise romantique, dont les instigateurs, les Transylvains du parti de l’indépendance, Gábor Ugron, Balázs Orbán et Miklós Bartha tentèrent de recruter parmi les Sicules un corps franc de quelques centaines de soldats. Cette unité – équipée d’armes probablement achetées avec l’argent des Anglais – projetait de pénétrer en Moldavie et de faire sauter l’un des ponts du Siret afin de couper ainsi l’unique ligne de ravitaillement des armées russes. Quelques intellectuels roumains songeaient déjà à une réplique armée, mais Tisza fit arrêter les recruteurs, confisqua les 600 fusils et mit ainsi un terme à cette affaire.

{f-582.} Après la conquête de l’indépendance de la Roumanie, les régions d’au-delà des Carpates virent également des vagues de nationalisme romantique. Se proliférèrent les calendriers, les cartes daco-roumaines présentant la Roumanie comme un seul pays s’étendant de la mer Noire jusqu’à la Tisza. Dans les journaux de Bucarest, foisonnèrent les articles traitant de la Transylvanie, écrits souvent en-deçà des Carpates. A Bucarest, on vit même se constituer quelques organisations considérées comme indépendantes qui soutinrent la cause des Roumains d’au-delà des frontières, telles l’association Transilvania (1867) ou l’association Carpaţi (1882). Les dirigeants de cette dernière caressaient même, dès 1882, le projet d’un soulèvement en Transylvanie; leurs émissaires parcoururent la Transylvanie, tentant de distribuer des proclamations exhortant à la création de l’Etat pan-roumain et appelant à l’insurrection. Ils invitèrent, en 1885, les habitants de la Roumanie à déployer le drapeau d’irrédentisme et encouragèrent, dans un appel passionné, les sujets roumains de l’Etat hongrois à déclencher un soulèvement armé.

Or, à ces projets enthousiastes fomentés par une poignée d’hommes, non seulement le fondement social manquait mais les conditions de politique internationale leur étaient, elles aussi, peu favorables. Pour contrebalancer la Russie, le Royaume de Roumanie cherchait appui en Allemagne et auprès de la Monarchie. En 1883, ayant signé un accord secret avec la Monarchie, la Roumanie rejoignit la Triple-Alliance. Même si Bucarest ne s’était pas engagée par écrit à étouffer les agitations anti-monarchiques, elle s’en délimitera très nettement. Elle prête aux aspirations culturelles et nationales des Roumains de Hongrie une modeste aide morale et matérielle, tout en maintenant l’association Carpaţi sous son contrôle. En 1885, la conspiration irrédentiste fut étouffée, six de ses instigateurs furent expulsés du pays. Dès les années 80, Vienne s’employa, par la voie diplomatique, à l’étouffement du mouvement unitaire roumain puis, reconnaissant que celui-ci ne représentait aucun danger direct, elle finit par tolérer son existence.

Entre-temps, la situation, et les perspectives des Roumains de Transylvanie entrèrent, en Roumanie, dans les préoccupations politiques compliquées des partis. Aussi, dans le traitement du problème transylvain, Vienne ne put pas faire jouer tout son poids de grande puissance sans risquer de perdre l’alliance roumaine, bien fragile, et de faire échouer le gouvernement de Bucarest. Les gouvernements roumains eux, arguaient justement de leur position incertaine conditionnée par la question nationale, et se réclamaient de leur fidélité à l’alliance pour convaincre les milieux dirigeants de la Monarchie de mener une politique des minorités davantage favorable aux Roumains de Transylvanie. Leur action trouva un appui modeste à Vienne et parfois une sympathie plus marquée à Berlin.

L’entrée de la Roumanie dans la Triplice offrit au gouvernement de Bucarest la possibilité d’intervenir officiellement au sujet du développement national des Roumains de Transylvanie. Alors même que semblait se mettre en place le «système d’étouffement» par lequel la Monarchie écarterait la Roumanie de la question de la Transylvanie, le gouvernement de Bucarest commençait en fait à jouer un rôle plus important dans le mouvement des Roumains de Transylvanie, et par conséquent, dans la formation de leur avenir.

{f-583.} Le mouvement du Mémorandum

En 1884, à Nagyszeben, un quotidien roumain moderne voit le jour sous le titre de Tribuna qui, dirigé par l’écrivain Ioan Slavici, de retour de Roumanie, rassemble autour de lui un certain nombre de jeunes intellectuels et attaque, sur un ton beaucoup plus virulent que jusque-là, le gouvernement et plus encore le nouveau parti national roumain fondé de fraîche date par le métropolite de Nagyszeben, qui se dit modéré et prend inconditionnellement le parti du Compromis et de l’union. Le parti modéré se désagrégera en un an et demi, selon la phrase ironique de Tribuna, «tué par la maladie de la modération»,*Cité par SÁNDOR BÍRÓ, Az erdélyi román értelmiség eszmevilága a XIX. században (La mentalité de l’intelligentsia roumaine de Transylvanie au XIXe siècle), in: MR II, 173. La nouvelle tendance ne se contente pas des vieilles méthodes libérales des leaders du mouvement national, qui se bornent presque exclusivement à des déclarations de protestation et à l’action culturelle, mais elle fait aussi entrer dans sa politique de griefs nationaux, les soucis quotidiens de larges couches de la population. Tribuna adopta en effet le style du journalisme moderne, le refus catégorique de toute idée opposée, le ton énergique des grands organes de Bucarest et de Budapest. Loin de nier la nécessité d’établir «un modus vivendi acceptable aussi bien pour nous que pour tous nos concitoyens d’autres ethnies,»*Cité par IOAN SLAVICI, Sbuciumări politice la români din Ungaria (Les tourments politiques chez les Roumains de Hongrie), Bucureşti, 1911, 23 et Românii din regatul ungar şi politica maghiară (Les Roumains du Royaume de Hongrie et la politique magyare), Bucureşti, 1892, 33. il écrira, à peine six mois après sa fondation: «Si, au sein de l’Etat hongrois, le statut solide de l’ethnie roumaine s’avère impossible … il ne nous reste alors aucune autre solution que la liquidation de cet Etat hongrois et la lutte pour sa liquidation; l’alliance avec les ennemis de l’ethnie hongroise nous paraît une nécessité logique.»*Tribuna, 25 septembre 1884. MR II, 171.

La nouvelle tendance tentait d’offrir de nouvelles bases aux efforts de la nation roumaine en vue de la formation de l’unité. Elle proclama fièrement le mouvement pour l’unité culturelle des Roumains vivant des deux côtés des Carpates et rattacha la politique des Roumains de Hongrie à des divisions de parti de Bucarest, ce qui deviendra la source de nombreuses controverses intérieures, mais sera également l’occasion d’un nouvel élan du mouvement roumain de Hongrie qui s’était quelque peu figé.

Les jeunes tribunistes s’assurèrent les postes de vice-président et de secrétaire du parti national roumain et poussèrent le parti à mettre ses anciennes résolutions en pratique, notamment à adresser au souverain un mémorandum de grande envergure sur les griefs politiques collectifs des sujets roumains de l’Etat hongrois. Désormais, Bucarest soutient les revendicateurs: en 1891, se crée une association se proposant de servir l’unité culturelle des Roumains, la Liga Culturală. Plus tard, la Ligue aura des sections à Paris, à Berlin, à Anvers et elles y déploieront une activité de propagande internationale. L’oppositionnel parti libéral de Bucarest, avec à sa tête Dimitrie A. Sturdza, trouve dans la question nationale un moyen extraordinaire de renverser le gouvernement – un peu à l’instar de la tactique du parlement hongrois – et utilise le mouvement des Roumains transylvains en tant qu’arme politique du parti. Le parti soutient la Ligue et la soumet assez rapidement à sa direction. Celle-ci publie, en 1891, le mémorandum des étudiants de Roumanie. La brochure, destinée à la jeunesse occidentale, «à l’Europe de l’avenir», sera distribuée en {f-584.} 15 000 exemplaires, en langues roumaine, française, allemande et italienne. Après une introduction esquissant l’histoire des Roumains et définissant leur place dans le développement européen, elle présente la liste des griefs nationaux et culturels des Roumains de Transylvanie depuis 1867. Les étudiants hongrois, encouragés par les autorités officielles, élaborent, avec l’aide du professeur roumain de Kolozsvár, Grigore Moldovan, proche du parti au pouvoir, une réponse apologétique. C’est à celle-ci qu’un étudiant en médecine, Aurel C. Popovici répliquera, au nom des étudiants roumains de Hongrie, dans un manifeste publié en 1892 à Nagyszeben. Popovici sera accusé de provocation et condamné par le tribunal de Kolozsvár, mais il échappera à sa peine en fuyant le pays.

Analysant l’effet de cette guerre de tracts, Raliu, le futur président de parti, fit la déclaration suivante: «Nos doléances, qui sont désormais connues de toute l’Europe, sont écoutées, jugées vraies et justes par toutes les nations et ce n’est pas par notre faute si l’opinion publique européenne s’est rendu compte qu’il y a quelque chose qui pourrit dans cet Etat.»*Cité par Unirea Transilvaniei cu România. (L’union de la Transylvanie avec la Roumanie), Publ. par ION POPESCU-PUŢURI–AUGUSTIN DEAC, Bucureşti, 19722, 208. On décida de présenter sans plus tarder à l’Empereur le grand Mémorandum envisagé depuis longtemps. Les circonstances étaient effectivement propices à une action d’envergure de ce genre. La Hongrie, secouée par la crise gouvernementale, était en pleine fièvre électorale. L’Allemagne – à l’opposé des milieux dirigeants de la Monarchie – songeait à accorder un rôle important à la Roumanie dans les Balkans et tentait d’exercer une pression sur Budapest, pour lui extorquer des concessions dans sa politique des nationalités. Ce fut alors que se précisa à Bucarest l’idée d’une «alliance conditionnée» qui posait comme préalable à l’adhésion de la Roumanie, le traitement digne des Roumains vivant sur les territoires de la Monarchie. En janvier 1892, le roi Charles de Roumanie mena des négociations à Budapest avec le premier ministre, le comte Szapáry, lui demandant d’étendre le droit de vote en Transylvanie et de mettre un terme à la magyarisation et aux mesures administratives allant à l’encontre des institutions culturelles. Szapáry déclina la première demande et par peur de l’opposition n’osa pas écouter les deux autres non plus; le «non possumus» du premier ministre fut confirmé par François-Joseph. Charles finit par approuver l’action des mémorandistes, et il le fit savoir aux auteurs du projet de texte.

Le volumineux Mémorandum trahit le caractère ambigu de la tactique de l’opposition: il met en doute la légalité du Compromis, de l’union, de la loi sur les nationalités, donc, en fait, de l’ensemble du régime, pour revendiquer, dans d’autres passages, l’application des lois. Mettre fin à l’autonomie de la Transylvanie, déclare le Mémorandum, «correspond à négliger ouvertement le peuple roumain».*Publié par GÁBOR KEMÉNY G., Iratok … I, 827 Il dénonce l’article XLIV de la loi de 1868, car «son titre mis à part, la loi ne contient rien d’effectif en ce qui concerne la formidable idée de l’égalité»,*Ibid. 831. tandis que, par l’introduction de l’idée de nation politique, elle commet un attentat ouvert contre l’existence nationale des non-Hongrois. Il attaque le niveau élevé du cens électoral transylvain ainsi que les illégalités qui marquent les élections et empêchent les Transylvains d’avoir une représentation conforme à la réalité. Il critique la trop grande rigueur de la loi sur la presse en Transylvanie ainsi que les procès intentés à ses organes. A {f-585.} l’opposé de la période de 1848-1866, considérée comme celle de l’acquisition des droits, le régime de 1867 se donne pour but, selon le Mémorandum, «de nous prendre tout ce que nous avons reçu de la Monarchie unitaire».*Ibid. 844. D’un côté, il reproche la magyarisation des écoles, l’enseignement obligatoire du hongrois, l’absence d’enseignement universitaire en roumain et de lycées d’Etat roumains et, de l’autre, il critique la façon dont l’Etat subventionne le clergé roumain, parce qu’il fait tort ainsi à l’autonomie ecclésiastique des Roumains. Le document reproche également au régime de n’employer que très peu de fonctionnaires roumains, de persécuter les intellectuels roumains «qui doivent en conclure qu’ils sont considérés dans leur propre pays comme des étrangers».*Ibid. 833. Il n’y a pas de liberté de réunion et d’association, les cercles de magyarisation ne cessent de blesser l’amour-propre national des Roumains: «Jour après jour, ils nous provoquent et nous humilient».*Ibid. 841. Le ton du Mémorandum est dominé par la constatation principale très claire selon laquelle «après 25 années d’existence constitutionnelle, les âmes sont plus que jamais hostiles les unes aux autres», et que les Roumains «ne peuvent plus avoir confiance ni en l’assemblée nationale de Budapest, ni en le gouvernement hongrois».*Ibid. 824. Un tournant ne peut désormais s’attendre que de «la médiation naturelle» du souverain afin que «sous une forme légale et par la voie des instances appropriées, le système gouvernemental puisse être modifié dans notre pays».*Ibid. 846.

En mai 1892, à la veille des cérémonies du 25’ anniversaire du dualisme, une délégation de 237 membres déposa le Mémorandum à Vienne. Mais le souverain, à la demande du gouvernement, refusa de les recevoir. Le président Ratiu laissa alors le Mémorandum, sous enveloppe cachetée, dans le bureau du cabinet d’où on l’expédia, sans l’avoir ouvert, à Budapest. Le Conseil des ministres, à son tour, en fit retour par la poste au domicile de l’«expéditeur», Raţiu. Le premier pas fut donc un échec. De cette situation délicate, les leaders roumains furent sauvés par l’opininon publique nationaliste hongroise et par le gouvernement. «Nous ne pouvions commettre aucune bêtise, – écrira plus tard un politicien roumain sous forme d’auto-critique – sans que les Hongrois n’y répliquassent par une bêtise encore plus grande.»*VALERIU BRANIŞTE, Amintiri din închisoare. Insemnări contimporane şi autobiografice (Souvenirs de prison. Notes contemporaines et autobiographiques), Notes et pubs. d’ALEXANDRU PORŢEANU, Bucureşti, 1972, 188. A Torda, des manifestants lancèrent des pierres sur la maison de Raţiu, ce qui suscita un très fort écho en Roumanie. Le Mémorandum avait été tiré en 11 000 exemplaires en roumain et 2 000 en d’autres langues, et en partie diffusé par l’intermédiaire de la Liga Culturală. Le gouvernement, après un temps d’hésitation, céda à la pression nationaliste: en mai 1893, le Parquet de Kolozsvár intenta un procès pour délit de presse contre le président Raţiu, signataire du Mémorandum, ainsi que contre la direction du parti qui se déclarait en être l’auteur spirituel. La Liga Culturală organisa des meetings de sympathie en Roumanie, intensifia son activité de propagande en Europe occidentale et finança la parution du journal Tribuna, interdit. Dans le même temps, à Bucarest, le parti libéral, dans l’opposition, tentait d’utiliser cette affaire pour {f-586.} renverser le gouvernement conservateur accusé d’avoir trahi les Roumains de Transylvanie. Sturdza proposa que l’ensemble du comité national passe à l’étranger et qu’il installe son siège en Roumanie afin que «la lutte atteigne une dimension européenne».*Lettre d’Ioan Bianu à Brote, 12 septembre 1893. Publié par ŞERBAN POLVEREJAN–NICOLAE CORDOŞ, Mişcarea memorandistă în documente (1885-1897) (Le mouvement mémorandiste en documents), Clui, 1973, 224. Mais le comité comprit que le but premier de Sturdza était de renverser le gouvernement conservateur: «Que dira la paysannerie, qui ignore les tractations de la politique étrangère, si ses dirigeants lui tournent le dos et connaissent en Roumanie respect et honneur tandis que les petits et les pauvres se retrouvent en prison?»*Cité par IOAN GEORGESCU, Dr. Ioan Raţiu. 50 de ani clin luptele naţionale ale românilor ardeleni (50 ans de luttes nationales des Roumains de Transylvanie), Sibiu, 1928, 156. Raliu se rendit à Bucarest en novembre et le gouvernement et le roi lui firent miroiter des concessions hongroises probables. Il se rendit immédiatement à Pest, mais le ministre de l’Intérieur hongrois ne lui promit ces concessions que pour plus tard et on exigea des Roumains qu’ils abandonnent le programme de 1881. Raţiu rentra donc bredouille. Entre-temps, la question d’émigrer ou de rester fut relancée par la presse roumaine, ce qui, ajouté aux différends déjà existants, eut pour conséquence une anarchie intérieure. C’est pour cela qu’on dira plus tard que «Sturdza nous a plus fortement démoralisés en un an que les gouvernements hongrois ne l’ont fait en 50 ans».*BRANIŞTE, op. cit., 215.

Le procès de presse commença le 7 mai 1894 à Kolozsvár. Les deux parties se préparaient à jouer le grand jeu. Des avocats serbes et slovaques étaient engagés à la défense des accusés. Dans l’intérêt d’une attitude cohérente, la défense avait élaboré des formules obligatoires à suivre et par les avocats et par les accusés. Durant leur voyage vers Kolozsvár, Raţiu et ses compagnons furent ovationnés dans presque toutes les gares. Des télégrammes de solidarité arrivaient en masse. Au cours des premiers jours du procès, plus de 3 000 (selon d’autres sources 25 000) sympathisants roumains défilèrent en manifestations dans la ville où des forces militaires considérables avaient été mises en alerte. En province également, de nombreuses manifestations de sympathie se déroulèrent et les autorités commençaient à s’inquiéter. Le procès traîna en longueur pendant plusieurs jours, la discussion tourna autour de la langue officielle du procès verbal et surtout de celle que les défenseurs devraient utiliser, car le tribunal, n’ayant pas refusé aux accusés de s’exprimer dans leur langue maternelle, exigeait des avocats l’usage du hongrois.

Les accusés ne purent que partiellement réaliser leur idée de base, à savoir de ne pas laisser réduire le procès à un simple procès de presse, mais de le transformer en une polémique politique de grande envergure. Ils ne réussirent pas à faire discuter le Mémorandum en tant que «mémoire de droit historique et de droit public». Après le réquisitoire volontairement retenu du procureur, Raţiu fit lecture, au nom des accusés, d’un plaidoyer imposant, rédigé par le secrétaire du parti, aidé d’un politicien libéral de Bucarest. Raţiu déclara qu’ils avaient été envoyés à Vienne par le peuple roumain afin de solliciter la protection du trône contre la violation des droits des Roumains. «Il s’agit ici d’un procès séculaire entre les nations hongroise et roumaine «dans lequel» le tribunal du monde civilisé vous condamnera un jour encore plus sévèrement qu’il ne l’a jamais fait jusqu’ici. En nous condamnant, dans un esprit d’intolérance et de fanatisme raciste sans pareil en Europe, vous parviendrez seulement {f-587.} à prouver que les Hongrois constituent une note fausse dans le concert de la civilisation.»*Voir le texte hongrois du discours de Raţiu prononcé au tribunal le 25 mai dans GÁBOR KEMÉNY G., Iratok… II, 253-254.

Au terme d’un procès de 17 jours, le jury jugea la majorité des accusés coupables et disculpa 4 personnes. Le tribunal – s’opposant à l’avis de son propre président qui demandait une nouvelle procédure – voulait condamner l’esprit du Mémorandum ainsi que la conception des accusés afin de contenter ainsi le nationalisme hongrois et de satisfaire aux souhaits du comité national roumain qui cherchait la confrontation. Les peines furent extrêmement sévères. 15 personnes furent condamnées à titre de provocation par voie de presse à la prison d’Etat pour des durées allant de deux mois à deux ans et demi; le secrétaire du parti, Lucaciu, supposé l’instigateur principal de l’action, eut, contre l’avis du président et du procureur, la peine maximale: cinq ans de prison d’Etat.