Table des matières

Les rapports de forces internationaux

L’histoire de la Transylvanie est comprise, après 1918, dans celle de la Roumanie. Qu’ils s’inscrivent dans la continuité ou qu’ils apparaissent après cette date, les processus économiques, sociaux, politiques et culturels doivent, désormais, être analysés sous l’angle du développement de cette nouvelle entité géopolitique que constitue la Roumanie. Le terme ne recouvre d’ailleurs plus la même région: nous appellerons désormais Transylvanie l’ensemble des territoires rattachés, par le Traité de paix de Trianon, à la Roumanie au détriment de la Hongrie. Il ne s’agit donc plus de la seule Transylvanie historique, mais aussi des territoires situés à l’ouest du Mont Bihar, ainsi que d’une partie du Banat.

Fidèle à la méthode adoptée pour l’ensemble de l’ouvrage, nous tenterons de retracer, dans cette période aussi, l’histoire des trois ethnies qui habitent la Transylvanie, et de présenter les influences réciproques entre elles, ainsi que les traits constants ou variables qui déterminèrent leur coexistence sur le plan économique, social et culturel.

La proximité dans le temps et l’inaccessibilité partielle des documents ne nous permettent pas de brosser un vaste tableau; dans l’état actuel des recherches, nous nous contenterons d’esquisser les grandes tendances du développement sans nous livrer à des analyses détaillées.

Après 1916, la Roumanie choisit l’orientation franco-anglaise; les traités de paix une fois signés, elle s’associa, suivant cette même logique, à la Tchécoslovaquie et à la Yougoslavie qui avaient formé la Petite Entente, pour veiller au maintien du statu quo nouvellement créé en Europe Centrale et Orientale sous la tutelle de la France et de l’Angleterre. La préoccupation première de la politique extérieure du nouvel Etat roumain était d’assurer l’intégrité territoriale. Aussi les différents gouvernements subordonnent-ils à cette idée majeure leur politique intérieure et, dans le cadre de celle-ci, leur attitude à l’égard des minorités nationales. L’URSS ne reconnaît pas les traités de paix et ne renoncera pas un instant à la Bessarabie. De même, la Bulgarie n’accepte pas le rattachement de la Dobroudja méridionale à la Roumanie. La Hongrie, elle, se plie aux dispositions du traité du Trianon, mais ne fait pas mystère de son intention d’en obtenir la révision. Dans un premier temps, les velléités hongroises de réannexer la Transylvanie ne menacent pas directement la Roumanie car elles ne sont, au départ, cautionnées par aucune grande puissance. C’est en 1927 que la politique extérieure hongroise parvient pour la {f-623.} première fois à rompre son isolement complet: l’Italie fasciste, mécontente des traités de Paris, prend alors officiellement, pour des raisons tactiques, position en faveur des visées hongroises de redécoupage des frontières. Restée sans conséquence pratique, cette démarche n’en ravive pas moins l’irrédentisme hongrois qui espère voir se modifier, à la suite d’un tournant radical dans les rapports entre puissances en Europe, le statu quo territorial. Cet espoir ne sera que renforcé par l’avènement du fascisme allemand, puisque la politique étrangère hitlérienne réclamera elle aussi la révision des traités de paix.

Ainsi, l’évolution des rapports entre les deux pays, de même que le sort des peuples de la Roumanie et de la Hongrie étaient conditionnés d’avance par le système de paix, lui-même porteur de conflits prévisibles, et par la présence de blocs de puissances en désaccord quant à la politique à suivre dans cette région de l’Europe.

La situation intérieure du nouvel Etat roumain

Dans l’entre-deux-guerres, la Roumanie fait figure de pays agricole arriéré. A titre d’illustration, il suffit de rappeler qu’en 1930, 78,7 pour cent de sa population active travaille dans l’agriculture et à peine 6,7 pour cent dans l’industrie. La caractéristique principale de la structure agricole est le morcellement en exploitations minuscules ou petites dont la part sera encore plus grande à la suite de la réforme agraire de 1921. La petite entreprise prédomine aussi bien dans l’industrie que dans le commerce. Sur le long terme, le développement économique est marqué par la poussée des industries modernes d’extraction (pétrole et charbon), par le développement de la production de fer et d’acier et, partiellement, des constructions mécaniques. Outre les capitaux roumains, des investissements français, belge, allemand – et, dans une moindre mesure, en Transylvanie, hongrois – vont aux grosses entreprises industrielles et aux banques.

Un phénomène propre à l’Europe de l’Est: la structure sociale se caractérise avant tout par le sous-développement économique; les plus larges couches de la paysannerie vivent dans des conditions traditionnelles et arriérées avec un niveau de vie extrêmement bas. Relativement peu développée, la classe ouvrière est concentrée dans des zones géographiques précises et se répartit entre un nombre restreint de branches industrielles. La petite bourgeoisie se constitue d’artisans, de détaillants et d’employés de bureau. L’administration de l’Etat reste sous la coupe des représentants du grand capital et des propriétaires terriens.

Royaume constitutionnel, la Roumanie connaît, jusqu’en 1938, un pluripartisme basé sur l’alternance parlementaire, où les garanties constitutionnelles sont limitées par le retard du développement économique et social. Les années 20 ont vu au pouvoir, avec de courtes interruptions, le Parti libéral que dominait la famille Brătianu appuyée par le gros capital de Bucarest. Pour faire aboutir leur politique économique de modernisation, à laquelle ils attachent l’étiquette de nationale, les libéraux se servent de toutes les formes de corruption, gangrène souvent dénoncée de la vie publique roumaine. Une bonne partie de la bourgeoisie et des intellectuels roumains de Transylvanie soutient le Parti National de luliu Maniu qui, en fusionnant avec le Parti des petits propriétaires, comprenant certains éléments de la petite bourgeoisie transcarpatique, prend en 1926 le nom de Parti Paysan National et devient, par le nombre de ses adhérents, la deuxième force du pays. Prônant une démocratie {f-624.} fondée sur la primauté de la paysannerie, ce parti s’érige en principal rival des libéraux. Cependant, après son arrivée au pouvoir en 1928, il ne peut tenir ses promesses d’intégrité de la vie publique et de probité de l’administration, et doit affronter la déception et des larges couches sociales, et de ses propres cadres.

A l’opposé des gouvernements orientés à droite, s’organise, dans chaque province, le mouvement ouvrier: jusqu’en 1920-1921, il conserve son autonomie et maintient, par la suite, ses cadres régionaux. Fondé en 1921, le Parti Communiste Roumain doit, après une courte période de légalité, passer dans la clandestinité, cependant, il marque de son empreinte la plupart des syndicats, qui fonctionnent d’ailleurs sous l’influence du Parti Social-démocrate jouissant d’un statut légal. Il déploie également son activité dans d’autres organisations, tel le Bloc des Travailleurs Urbains et Ruraux dont les membres sont aux deux tiers transylvains. Parmi les membres et les dirigeants de ce Bloc, les ouvriers et les intellectuels hongrois – dont beaucoup ont adhéré au mouvement ouvrier dès avant 1918 ou avaient pris part aux combats de la république hongroise des Conseils – sont en assez grand nombre. En 1924, le IIIe Congrès du Parti Communiste affirme le droit des peuples à l’autodétermination ainsi que le droit à la séparation.*Documente din istoria Partidului Comunist din România 1923-1928 (Documents de l’histoire du PCR), Vol. II. Bucureşti, 1953, 258. Il précise en outre que, par l’union de différentes provinces, la Roumanie (i s’est transformée d’Etat national en Etat multinational» et en déduit la nécessité de mettre un accent particulier sur le resserrement des relations avec les travailleurs appartenant aux minorités nationales. Plus tard, le parti révoquera cette résolution, mais l’exigence d’une solution démocratique de la question nationale restera jusqu’au bout une caractéristique de sa politique.

Les communistes prennent la tête des combats et rassemblent des travailleurs de toutes nationalités sur le thème de la crise économique mondiale et de ses conséquences. La lutte la plus importante est, en 1929, la grève des mineurs de charbon de Lupény, protestant contre les baisses de salaire et les licenciements. Ce mouvement es réprimé manu militari dans un affrontement qui fait au moins 30 morts. Parmi les victimes, les Hongrois sont nombreux tandis que, dans l’autre camp, la direction de la Société minière de Petrozsény compte, entre autres, des capitalistes de Hongrie, sans oublier ceux qui jouissent, sans y siéger, de la plus-value produite par les mineurs de charbon de la vallée du Zsil grâce à leurs actions. Les communistes sont également, en 1934, les «meneurs» du mouvement des paysans de la vallée du Gyimes, en 1935 de la grève des ouvriers de la tannerie Dermata de Kolozsvár, ainsi que de celle, en 1936, de la manufacture de textiles d’Arad. Ces combats forgent l’union nouvelle des travailleurs roumains et hongrois, phénomène unique et prometteur dans ce climat de haines nationalistes attisées.

Les années 30 voient renaître le nationalisme dont les thèmes sont surtout repris par le mouvement fasciste qui, originaire de Moldavie, ne reste nullement en arrière de ses homologues européens. Amalgamant plusieurs tendances, l’organisation connue sous le nom de Garde de Fer s’érige, après la grande crise économique mondiale, en une force avec laquelle il faut compter. Elle fait feu de tous bois: de la crise elle-même et du retard de la paysannerie spoliée et laissée pour compte par la société des nantis; de la profonde inimitié marquée par les jeunes intellectuels issus du peuple à l’égard aussi bien de {f-625.} l’immoralité de la vie publique bourgeoise que des querelles de partis, et enfin, de la xénophobie. L’évolution de la situation internationale, et plus particulièrement la montée du fascisme en Allemagne, ne font que la stimuler. Par l’utilisation, outre la démagogie sociale bien connue du fascisme, du mysticisme orthodoxe – qui compte des adeptes aussi en Transylvanie –, ce mouvement, tout en prônant l’avènement d’un monde plus juste et plus moral, a recours, pour liquider ses adversaires, aux assassinats politiques.

C’est le mouvement ouvrier, sorti renforcé des grèves organisées par les communistes lors de la crise économique, qui combat la droite et le fascisme avec le plus de détermination. Les intellectuels des différentes nationalités se solidarisent avec la lutte des communistes et des sociaux-démocrates, sans pour autant parvenir à stopper la montée du fascisme.

Aux attaques du fascisme européen et roumain la classe régnante oppose une dictature de droite. Le roi Charles II tente de mettre en place un régime autoritaire et d’y rallier l’opinion nationale. Au début de 1938, il chasse le gouvernement d’Octavian Goga – d’ailleurs à caractère provisoire – et met au plébiscite un projet de constitution d’esprit corporatif destiné à sanctionner le nouveau régime politique. Sur 4,3 millions de votants, 5483 seulement osent – dans des conditions d’état de siège – se prononcer contre ce projet, la plupart en Transylvanie. Les partis et les organisations sont dissous, la législation est confiée, au lieu de la représentation nationale traditionnelle, à une soidisant représentation des intérêts, l’administration étant, la plupart du temps, subordonnée à des cadres militaires. Un Front de renaissance nationale, auquel sont intégrées aussi les organisations des minorités nationales, est érigé comme cadre de la vie politique. L’expérience de Charles II – curieux amalgame de fascisme et de néo-nationalisme, de libertés partielles et de mesures de modernisation administratives et économiques – n’est pas sans soutien. Faute de solution alternative, elle est acceptée, en Transylvanie comme ailleurs, par une partie de la bourgeoisie roumaine qui approuve ses mesures draconiennes visant à liquider la Garde de Fer et espère qu’elle saura relever le défi des prétentions hongroises toujours plus fortes à la révision du Traité de Trianon.

Les conditions économiques

Rappelons que les territoires occidentaux annexés à la Roumanie par le Traité de Trianon représentent 34,8% (102 200 km2) du territoire total et 30,7% (5 548 000 habitants en 1930) de sa population. En 1930, sur la population active de ces territoires, 76,6% travaillent dans l’agriculture, 9,6% dans l’industrie, 4,7% dans le commerce et 9,1% dans d’autres secteurs. Le tiers de cette superficie est couvert de forêts. 76% de la surface arable est destinée à la culture des céréales, 9% aux cultures fourragères, 4,5% aux plantes sarclées et un peu plus de 20% aux plantes industrielles. Dans les années 30, le rendement moyen à l’hectare est de 9 quintaux de blé et de 11 quintaux de maïs. Les bovins de ces régions constituent, en 1935, 35% du cheptel national et les porcins 44%. Le cheptel ovin est de l’ordre de 24%. Grâce à de meilleures conditions techniques et à un plus grand soin apporté aux cultures, la production agricole atteint, en Transylvanie, un niveau légèrement supérieur à celui des autres régions du pays. (En 1935, 44,8% du parc de tracteurs et 42,6% du parc de batteuses sont employés en Transylvanie où se trouve 24,5% de la surface arable totale du pays.)

{f-626.} Sur le plan de l’industrie minière, la production de sel, de charbon et de minerais non-ferreux se poursuit; l’extraction de minerai de fer et surtout l’exploitation des champs gazifères de Transylvanie se développent. A proximité des mines de charbon et de minerai, la production de fer et d’acier prend de l’ampleur, tout comme l’industrie chimique près des exploitations de sel et de gaz naturel. Les industries des matériaux de construction et celles du papier et du carton démarrent en plusieurs endroits, tandis que survivent certaines branches traditionnelles telles que les industries alimentaires, les cuirs et peaux, le textile, la céramique, la verrerie et l’industrie du bois. La production usinière est concentrée dans les zones industrielles classiques des régions de Resica, Arad, Temesvár, Brassó, Kolozsvár, Nagyvárad et Vajdahunyad. En 1937, les usines de Transylvanie entrent pour 38,6% dans la production nationale roumaine. La production industrielle du pays, après avoir connu une période de forte crise, va, à partir du milieu des années 20, doubler en quinze ans. En Transylvanie, cette croissance est plus modeste, de l’ordre de 60% seulement, ce qui s’explique surtout par le manque de capitaux et l’absence de subventions d’Etat, mais aussi par un niveau de départ supérieur.

De 1921 à 1938, le capital des entreprises passe, dans l’ensemble du pays, de 16 à 61 milliards de lei. Certes, au sein de cette croissance globale, le volume des capitaux étrangers est porté de 10,8 à 38,9 milliards. L’industrie transylvaine, comme l’industrie roumaine dans son ensemble, est largement tributaire des capitaux étrangers, surtout venus de France, de Grande-Bretagne, de Belgique et d’Allemagne dont la part atteint 67,5% en 1921 et 63,8% en 1938.

A examiner les grands secteurs de production sous l’angle des rapports de propriété, il apparaît qu’en Transylvanie, comme dans le reste du pays, la petite propriété privée est prédominante: 1 165 000 propriétaires se partagent les 3,5 millions d’hectares de terre arable, 1 007 000 d’entre eux possédant moins de 5 ha, 105 000 entre 5 et 10 ha et 53 000 plus de 10 ha. Le nombre total des entreprises industrielles et commerciales s’élève, en 1930, à 96 611: elles emploient 362 125 personnes. En 1937, on compte 1691 grandes entreprises industrielles qui emploient un total de 130 000 salariés, soit près du double du chiffre de 1919.

En conformité avec le niveau de développement économique et la répartition socio-professionnelle, les conditions d’habitation reflètent le caractère agricole du territoire. En 1930, les ruraux représentent 82,7% de la population de la Transylvanie, le nombre des citadins s’élevant à 958 998 seulement (17,3%). Plus de la moitié de la population vit dans les communes rurales de moins de 2000 habitants. Sur 49 agglomérations ayant statut de ville, six seulement comptent plus de 50 000 habitants. La population urbaine, en raison de l’industrialisation, des progrès de la bureaucratie et du développement du secteur tertiaire a augmenté (+ 285 000 depuis 1910), tandis qu’au cours de la même période, la population rurale reste inchangée.

Les campagnes demeurent toujours très fortement autarciques et font appel au commerce pour la seule acquisition d’articles manufacturés de première nécessité. Leurs habitants sont – à l’exception du prêtre, du maître d’école, de l’épicier, de l’aubergiste et d’un ou deux artisans – très majoritairement agriculteurs avec, parmi eux, quelques fermiers aisés; la plupart exploitent de menus lopins ou sont salariés agricoles. La population citadine se compose essentiellement d’artisans, de détaillants et d’employés ainsi que, dans une faible mesure, d’intellectuels, mais aussi, en nombre non négligeable, d’agriculteurs qui approvisionnent le marché en légumes, fruits et volailles. Les ouvriers sont concentrés dans quelques villes et centres industriels. Il s’agit {f-627.} donc d’une société rurale ou de petites villes fortement hiérarchisées, qui conservent les formes de comportement communautaire et de mode de vie héritées du XIXe siècle.

Les Roumains en position dominant

La particularité de la Transylvanie, par rapport à l’ancienne Roumanie, consiste essentiellement – outre le niveau différent de développement économique et la diversité culturelle – dans son caractère multiethnique. Selon le recensement de 1930, la composition ethnique de la Grande-Roumanie offre l’image suivante: 71,9% de Roumains, 7,90% de Hongrois, 4,10% d’Allemands, 4% de Juifs, 3,2% de Ruthénes, 2,3% de Russes, 2% de Bulgares et 4,6% d’autres. En Transylvanie, sur une population de 5 548 363 habitants, les Roumains sont 57,8%, les Hongrois 24,4%, les Allemands 9,8%, les Juifs 3,2% et les autres 4,8%. Ce recensement marque la distinction entre appartenance ethnique et langue maternelle, réservant des catégories à part, même lorsqu’elles sont hungarophones, aux ethnies juive et tzigane. (Rappelons que le recensement de 1910 avait, sur le critère de la langue maternelle, enregistré 53,8% de Roumains, 31,6% de Hongrois, 9,8% d’Allemands et 4,8% de divers.)

Le changement de régime a profité aux Roumains, tant sur le plan économico-social que culturel. Les bénéficiaires de la réforme agraire décrétée par la loi de 1921 sont, au 1e juin 1927, selon les statistiques officielles, 212 803 Roumains, 45 628 Hongrois, 15 934 Saxons et Souabes et 6314 autres. Par sa politique fiscale et ses crédits, l’Etat cherche à soutenir les petits exploitants roumains endettés envers les banques, mais le retard technique ne permet pas une progression de la productivité dans l’agriculture. Les petits et tout petits propriétaires vivent dans des conditions de pauvreté, et la situation de la paysannerie – indépendamment de son appartenance ethnique – demeure le grand problème social.

L’Etat épaule, par des moyens tant économiques qu’administratifs, les artisans et les petits détaillants roumains, couches dont les effectifs augmentent peu. Fondée en Transylvanie, la société Albina devient une des grosses banques de Roumanie, à Kolozsvár, sont créées la Banca Centrală pour le développement du commerce et de l’industrie de la Transylvanie et la Banca Agrară pour financer l’agriculture. Malgré cela, le développement des infrastructures bancaires de Transylvanie est nettement défavorisé par la concurrence des banques de Bucarest.

Étant donné l’élargissement de l’appareil administratif et culturel, alors même que de nombreux Hongrois quittent le pays pour s’installer en Hongrie ou perdent leur poste, le changement de régime profite plus particulièrement aux fonctionnaires et aux intellectuels roumains. Cependant, les possibilités de promotion des Roumains de Transylvanie sont limitées par le grand nombre de cadres parachutés de la Vieille Roumanie, ce qui ne manquera pas de susciter bientôt des conflits.

Les divergences ne sont qu’accentuées par les différences d’ordre culturel ou relevant du mode de vie. Dans la Vieille Roumanie, la religion orthodoxe est largement prédominante, alors qu’en Transylvanie, les Roumains appartiennent à deux Eglises certes différentes, mais jusque-là égales en droit. (En 1930, 1,9 million de Roumains se déclarent orthodoxes et 1,4 million de rite uniate.) Or, la Roumanie nouvelle considère l’orthodoxie comme la religion {f-628.} d’Etat et n’assure qu’un «droit de priorité» au rite uniate face aux autres cultes (non roumains). Les deux Eglises, dans un premier temps, bénéficient d’importantes subventions d’Etat, mais, grâce à la mise en place de nouvelles communautés et à la construction d’églises neuves, l’Eglise orthodoxe prend progressivement le dessus. Par suite de la nationalisation du réseau des écoles confessionnelles roumaines, les uniates perdent leurs établissements remontant à de longues traditions et, avec ceux-ci, la possibilité de maintenir, dans l’éducation de la jeunesse, la continuité d’un patrimoine culturel solidement établi depuis le XVIIIe siècle, et attaché à Rome et à Vienne.

Comme la base sociale de la politique nationale roumaine de Transylvanie est la paysannerie, la classe dirigeante de Transylvanie réagit avec davantage de sensibilité que les Roumains du «Regat» (Royaume, Órománia) aux problèmes ruraux. Des dissemblances existent par ailleurs entre les traditions économiques et administratives de la Vieille Roumanie et de la Transylvanie. Les normes sont différentes dans la vie publique et aussi dans les coutumes et le mode de vie quotidiens.

Tradition, intérêts économiques et culturels, différences de mode de vie, tout concourt à ce qu’une partie notable des Roumains de Transylvanie prennent fait et cause pour le parti national de Maniu qui affiche des intérêts spécifiquement transylvains. La Patria de Kolozsvár exprime, dès le 26 décembre 1920, ses récriminations contre ceux du Regat, en ces termes: «Ils considèrent et traitent la Transylvanie comme une colonie» et, en 1922, le Parti National refuse même de prendre part au couronnement du roi. Fusionnant avec un partenaire du Regat, le parti de Maniu, nommé désormais Parti Paysan National, parvient enfin, en 1928, au pouvoir mais ne réussit pas à faire aboutir les intérêts spécifiquement transylvains: en raison des demi-mesures et du fait de la crise économique, son programme pro-paysan tourne en son contraire. La libéralisation de la vente des terres entraîne chez les petits paysans la perte de la propriété; les coopératives et les «banques du peuple» deviennent des instruments de la spoliation des pauvres.

Alors que Maniu, pour redorer son blason, revendique, dans les années 20, une certaine autonomie de la Transylvanie, une autre partie des Roumains de Transylvanie, essentiellement de la tendance dont le poète Octavian Goga est le chef de file, clame, face aux efforts d’autonomie, la nécessité d’une forte centralisation. Les efforts de la classe dirigeante hongroise pour récupérer des territoires contribuent à revigorer l’idée d’unité de l’Etat roumain, même chez ceux qui fustigent la mainmise et la corruption des partis et souhaitent mettre en valeur la spécificité transylvaine.

Le changement de régime fut, du point de vue culturel, favorable à la population roumaine. En 1910, la moitié de la population était encore illettrée et la majeure partie des analphabètes vivaient dans les comitats à majorité roumaine. (Dans les départements (judel) de Hunyad, Alsó-Fehér, Kolozs, Szilágy et Máramaros les deux tiers de la population adulte étaient analphabètes.) La nationalisation des écoles, le développement du réseau scolaire et l’augmentation des effectifs du personnel enseignant améliorent les conditions de la promotion culturelle. En 1930, on compte déjà 67,40, de lettrés, 83,77% dans les villes et 62,5% en milieu rural. Cependant, dans les départements de Kolozs, Hunyad, Szilágy, Bihar, Torda et Máramaros, de 37,4% à 68,6% de la population rurale reste analphabète. La majeure partie de ceux qui savent lire et écrire n’ont pas fait plus de quatre classes d’école primaire.

L’enseignement secondaire s’élargit et se différencie, ce qui permet de faire augmenter le nombre des Roumains dans les professions libérales et intellectuelles. {f-629.} L’intelligentsia est essentiellement formée à l’Université bien équipée de Kolozsvár, qui, à partir de 1919, dispense ses enseignements en roumain. En 1921 est créée, à Temesvár, une école supérieure technique qui accédera par la suite au rang d’université.

L’intelligentsia roumaine s’étoffe: elle ne se compose plus uniquement de maîtres d’école, de professeurs et de prêtres, mais aussi de médecins, d’ingénieurs et de juristes. Cette couche est essentiellement d’extraction rurale, surtout issue de familles paysannes aisées, ce qui renforce la foi en la possibilité de promotion sociale ainsi qu’en la nécessité de prendre part au pouvoir. Il en résulte qu’une majorité décisive de ces intellectuels se mettent aux côtés du parti des classes régnantes tandis qu’ils sont très peu nombreux à se solidariser avec le mouvement ouvrier. Le nationalisme des intellectuels est teinté de ce populisme qui caractérise la culture roumaine de Transylvanie depuis la fin du XIXe siècle et qui se manifeste surtout dans le soutien accordé à l’art populaire ainsi que dans l’attachement à une image de paysannerie mythifiée.

Cette orientation de la culture roumaine de Transylvanie s’affirme dans l’śuvre de Lucian Blaga qui, dans sa poésie cosmico-philosophique, cherche la réponse aux grandes interrogations humaines et qui, dans ses essais, s’inspirant de la philosophie allemande et de la poésie populaire roumaine, peint un tableau mythique du destin et du caractère de son peuple. La prestigieuse revue Gândirea (Pensée) est le principal organe au service de cette tendance pro-nationaliste. La littérature romanesque évoque elle aussi le monde rural roumain. Ses principaux représentants sont Liviu Rebreanu et Ion Agîrbiceanu qui dépeignent le paysan roumain de Transylvanie dans un milieu idyllique mais non sans évoquer les tragédies du quotidien ainsi que les anciennes luttes paysannes contre la classe dirigeante hongroise qu’ils identifient au «règne magyar».

La problématique nationale marque profondément les activités et la recherche à l’Université de Kolozsvár où archéologues, historiens, linguistes et folkloristes s’évertuent à prouver la continuité daco-roumaine, à étudier les mouvements nationaux et sociaux roumains de Transylvanie, ainsi que le folklore et l’art populaire. Sous l’impulsion des besoins économiques, on voit par ailleurs s’épanouir les sciences naturelles et appliquées, enseignées à l’Université de Kolozsvár par d’éminents spécialistes.

Les tribulations des Hongrois

Les chefs de file des Roumains de Transylvanie avaient tenté, dans la résolution de Gyulafehérvár proclamant l’union, de formuler en même temps une Charte des libertés pour les minorités nationales. Citons-en le texte: a Liberté nationale totale pour les peuples cohabitants. Chaque peuple a droit à l’éducation, à l’administration et à la juridiction en sa langue maternelle et par une administration propre, exercée par des personnes issues de son sein. Chaque peuple a droit à une représentation conforme à son importance numérique dans les assemblées législatives et le gouvernement du pays.»*IMRE MIKÓ, Huszonkét év, op. cit., 265. Cette résolution reflétait, sur le plan des questions politiques et sociales, un esprit de démocratie bourgeoise qu’elle promettait de faire valoir notamment en faveur des minorités nationales.

{f-630.} Tableau VI – Répartition de la population de la Transylvanie selon la langue maternelle et la nationalité,
d’après les recensements hongrois de 1910 et roumain de 1930



Population
1910 1930 1910 1930
langue maternelle langue maternelle nationalité langue maternelle langue maternelle nationalité
(en milliers) (en milliers) % %
Roumains 2830 3233 3208 53,8 58,2 57,8
Hongrois 1664 1481 1353 31,6 26,7 24,4
Allemands 516 541 544 9,8 9,8 9,8
Juifs/Yiddish 49*donnée calculée 111 179 0,9 2,0 3,2
Tziganes 60 40 109 1,2 0,8 2,0
Autres 144 138 155 2,7 2,5 2,8
Total 5263 5548 5548 100,0 100,0 100,0


Sources: Les données du recensement de 1910 (en hongrois) M. Star. Közlemények. Új Sorozat 42. kötet; JAKABFFY, E.: Statistiques de Transylvanie (en hongrois) Lugos 1923; Les données du recensement de 1930 (en roumain) Recensământul general al populaţiei din 29 Decembrie 1930. II. (Bucureşti 1938, 1-180).


{f-631.} En 1919, la Roumanie s’engage, dans une convention internationale, à mettre dans la pratique l’exercice des droits des minorités. Cette convention sur les minorités garantit aux non-Roumains l’égalité générale de leurs droits, le libre usage de la langue, l’enseignement dans les langues respectives des minorités nationales, ainsi qu’une certaine autonomie culturelle accordée aux Sicules et aux Saxons. Elle autorise les représentants des minorités à s’adresser éventuellement à la Société des Nations pour réclamer l’exercice de leur droit. L’égalité en droit des citoyens appartenant aux minorités sera, en principe, réaffirmé par la Constitution de 1923, mais cette dernière déclarera le pays «Etat national roumain» et ne donnera pas force de loi aux importantes promesses de la résolution de Gyulafehérvár. Aussi la contradiction subsistera-t-elle entre les dispositions de la Constitution et la pratique politique, contradiction qui bloquera dans une mesure non négligeable les possibilités de coopération entre le peuple majoritaire et les minorités.

Le recensement de 1930 fait état, en Transylvanie – suivant la langue maternelle déclarée –, de 1 480 712 Hongrois. Après 1918, selon les estimations, 200 000 Hongrois (selon d’autres données, 300 000), entre autres des intellectuels et des fonctionnaires, avaient quitté la Transylvanie pour s’établir en Hongrie. Au moment du recensement, plus du tiers de la population hongroise vit en Terre sicule, à peu près le quart dans les villes de Transylvanie et un autre quart aux abords de la frontière occidentale.

La stratification socio-professionnelle de la société hongroise de Transylvanie était, traditionne’lement, plus complexe que celle des Roumains. Par rapport à la population totale, elle avait un caractère moins agricole, 58% seulement des Hongrois vivant des produits de la terre et de l’élevage. Près de 20% d’entre eux tiraient leur subsistance de l’industrie, minière ou autre, alors que 7,8% relevaient du secteur tertiaire (commerce, banques, transports). Le taux des travailleurs temporaires (surtout journaliers) était relativement élevé (2,5%.

Dans la Roumanie de régime mi-capitaliste mi-féodal, la situation des Hongrois ne cesse de se dégrader, en raison d’une part de certains processus socio-économiques défavorables, mais aussi à cause de la politique de discrimination nationale. Les régions habitées par les Hongrois, en particulier la Terre sicule souffrent du sous-développement industriel. La crise du capitalisme affecte tout particulièrement les ouvriers, les artisans et les petits détaillants, et notamment des Hongrois qui sont plus nombreux dans ces secteurs que les autres ethnies. Même si la réforme agraire de 1921 a, à certains endroits, profité aussi aux paysans hongrois, elle ne satisfaisait pas les besoins de terres du prolétariat agricole de cette ethnie. Cette réforme, où perce une discrimination nationale certaine, frappe en premier lieu les grands et moyens propriétaires fonciers hongrois et affecte gravement les Eglises et les communautés. Alors que les terres des Eglises roumaines tendent à augmenter en superficie, celles des Eglises hongroises se voient diminuées de plus de 314000 acres et ce bien qu’elles en eussent, traditionnellement, utilisé le revenu à des fins éducatives et culturelles.

Une manifestation de la discrimination économique est l’établissement d’impôts plus élevés dans les départements sicules que dans les régions à prédominance roumaine. Les artisans et les petits détaillants hongrois se trouvent défavorisés non seulement par le système fiscal, mais aussi par le refus ou la cessation du crédit. Les banques hongroises ne jouissent pas des mêmes faveurs que les autres auprès de la Banque nationale de Roumanie, d’où le caractère limité du crédit qu’elles sont à même d’offrir. Et encore, {f-633.} gardiennes des intérêts capitalistes, elles n’aident en aucune manière, pas même dans la mesure de leurs possibilités, la paysannerie hongroise aux abois.

{f-632.} Tableau VII – Répartition de la population de la Transylvanie selon les catégories professionnelles
et la nationalité en 1930 (actifs + personnes à charge)


Catégorie professionnelle
Roumains Hongrois Allemands Juifs Autres Total
(en milliers) % (en milliers) % (en milliers) % (en milliers) % (en milliers) % (en milliers) %
Agriculture 2498 81,0 786 58,0 294 54,1 16 9,2 171 64,5 3865 69,7
Mines, industrie 209 6,5 270 1919 130 24,0 48 26,7 42 15,9 699 12,6
Commerce, banques, transports 112 3,5 106 7,8 40 7,2 72 40,4 8 3,0 338 6,1
Administration 48 5 25 8 8 1,5 3 l’9 2 0,6 86 1,5
Service ecclésiastique 16 0,5 8 0,6 2 0,5 6 3,6 1 0,2 33 0,6
Education 26 0,8 12 0,9 6 1,1 2 1,0 1 0,3 47 0,8
Armée et police 63 2,0 5 0,4 3 0,6 2 1,2 7 2,7 80 1,5
Santé 10 0,3 16 2 10 1,8 3 1,7 2 0,8 41 0,7
Travailleurs temporaires 37 2 34 2,5 7 1,4 5 2,7 13 4,9 96 1,7
Divers et inconnus 89 2,7 91 6,9 44 7,8 22 11,6 17 7,1 263 4,8
Total 3208 100,0 1353 100,0 544 100,0 179 100,0 264 100,0 5548 100,0


Sources: Recensământul general al populaţiei din 29 Decembrie 1930. VII (Bucureşti, s. d.)


Les conditions naturelles des départements de la Terre sicule ne favorisent pas l’agriculture et, comme l’industrie y est presque inexistante, une part importante de la jeunesse se voit contrainte à l’émigration vers le Regat (où, selon les estimations, une centaine de milliers de Hongrois vont, à cette époque, chercher fortune) ou à chercher du travail dans les villes de Transylvanie. Par ailleurs, la crise économique pousse à l’émigration vers l’Amérique (on estime à quelque 50 000 le nombre des émigrés entre 1920 et 1940 vers l’Occident et surtout vers les Etats Unis).

Une partie de l’aristocratie hongroise avait quitté la Transylvanie, mais ceux qui sont restés peuvent, malgré le déclin de leur fortune et grâce à leurs relations avec les milieux dirigeants roumains ou à leurs rapports avec la Hongrie, jouer un rôle dans la vie politique et publique. Une part non négligeable des propriétaires fonciers moyens s’étaient appauvris; leurs enfants tentent de refaire leur vie dans les villes ou préfèrent s’expatrier. En 1919, nombreux étaient les fonctionnaires qui n’avaient pas prêté serment de fidélité au nouveau pouvoir, ce qui constitua pour ce dernier un excellent motif de licenciement. Plus tard, les licenciements frapperont ceux qui ne parlent pas roumain, qu’ils soient postiers ou cheminots. Dans les rangs de la bourgeoisie et des intellectuels, beaucoup vivent dans l’incertitude du fait que le nouveau pouvoir refuse de leur reconnaître la citoyenneté roumaine. Dès les années 30, le «numerus valachicus» est observé jusque dans les entreprises privées: cela signifie l’obligation d’employer un personnel à majorité roumaine et d’effectuer la gestion en roumain.

L’hégémonie de la langue roumaine est imposée par tous les moyens. Les noms des localités et des rues ne sont plus affichés en hongrois, interdiction qui est valable même pour les agglomérations à majorité hongroise et parfois jusque dans les publications de langue hongroise. Les enseignes bilingues sont d’abord assujetties à une taxe, puis enlevées. A partir de 1921, les tribunaux conduisent les procès, délibèrent et rendent leur verdict en roumain et les usagers de la justice ne parlant pas roumain doivent faire appel à un interprète. Tout document adressé aux autorités doit être rédigé en la langue d’Etat. Dans les lieux publics apparaît l’inscription: «Parlez uniquement en roumain! (Vorbiţi numai românęste!)» Des colons roumains sont établis en masse, en particulier le long de la frontière occidentale et sur la Terre sicule, sans susciter, du reste, de changement majeur dans les conditions ethniques. Une campagne est tout spécialement lancée en vue de roumanisar les Sicules; des milieux nationalistes tentent par tous les moyens de prouver que les Sicules ne sont en fait que des Roumains magyarisés qu’il faut simplement ramener à leur culture d’origine. A partir de 1924, la roumanisation de la population presque entièrement hungarophone de la Terre sicule et de la zone frontalière mixte (mais à majorité hongroise) est activée par la création (dans dix départements de ces régions) d’une zone dite «culturelle» afin d’y intensifier, selon le discours officiel, l’enseignement du roumain. Des enseignants venus du Regat y sont embauchés dans les écoles laïques avec une rémunération majorée de So%, et l’octroi d’une ferme de 10 hectares. L’école apparaît donc désormais comme le principal instrument de l’assimilation.

Après 1919 un bon millier d’écoles élémentaires laïques de langue hongroise sont supprimées et l’enseignement en langue hongroise ne subsiste que dans les écoles confessionnelles. Au cours de l’année scolaire 1930-31, les Eglises font fonctionner – sans la moindre subvention d’Etat – 483 écoles primaires {f-634.} réformées, 297 catholiques, 36 unitariennes et 6 évangéliques. Le nombre des élèves y atteint 76 255, soit 57,6%, des enfants hongrois soumis à l’école obligatoire. Les autres devaient, en principe, être accueillis par les écoles publiques de langue hongroise ou les sections hongroises des écoles roumaines, mais leur nombre va décroissant: en 1934-35, on n’en compte plus que 112 avec 11 484 élèves inscrits. Le fait que, dans certains départements, tels que Csík et Szatmár, aucune école publique à section hongroise ne fonctionne, est tout à fait révélateur. Il s’ensuit qu’une part notable des enfants hongrois se voient contraints de fréquenter l’école de langue roumaine. Ils le sont surtout quand on fait valoir l’analyse anthroponymique destinée à élucider les origines des habitants de la Terre sicule. Ajoutons que, selon les rapports officiels, toutes les écoles maternelles d’Etat sont de langue roumaine, alors que le nombre des maternelles confessionnelles hongroises ne dépasse pas, à cette époque, le chiffre de 18.

La situation est pire encore au niveau du secondaire. Dans l’année scolaire 1930-31, on compte 23 écoles dites bourgeoises de langue hongroise à tutelle confessionnelle, mais privées des biens que leur avaient procurés diverses fondations; 17 lycées, 7 écoles normales, 4 écoles de commerce et 4 «écoles économiques d’hiver», soit une diminution de 50% par rapport à la situation de 1918 où l’on comptait pour le seul secteur confessionnel 116 écoles secondaires de langue hongroise. Une partie des écoles secondaires confessionnelles sont privées du droit de délivrer des diplômes reconnus, sans la supervision des autorités scolaires roumaines. En 1930-1935 2 609 jeunes fréquentent les établissements d’enseignement qualifiés d’écoles privées et 3 645 autres vont à l’école secondaire de langue roumaine.

Promulguée en 1925, la loi sur l’enseignement privé prescrit que, non seulement la langue roumaine est obligatoire, mais aussi l’histoire, la géographie et le droit constitutionnel doivent être enseignés en roumain. Les lycéens sont désormais tenus de passer le baccalauréat en roumain, devant des jurys dont les membres sont choisis parmi les professeurs roumains d’autres écoles, situation qui est, de très loin, la principale source d’échecs.

Une conséquence, grave parmi d’autres, des déficiences du réseau scolaire est le blocage de la formation d’artisans et de commerçants. En effet, l’enseignement secondaire de langue hongroise ne compte que quelques rares établissements; dans le même temps, peu de jeunes Hongrois peuvent s’inscrire dans les écoles roumaines de ce type, alors que, pour les Hongrois, les carrières économiques ont une importance accrue dans les conditions nouvelles. La formation d’ouvriers qualifiés se fait plutôt sur le tas, dans les usines et les petits ateliers et, à partir de 1927, il est obligatoire de former même les apprentis en roumain.

Pour le petit nombre de Hongrois ayant réussi au baccalauréat, la poursuite des études dans l’enseignement supérieur se heurte à maintes difficultés. Une tentative visant à créer une Université interconfessionnelle se heurte à l’interdiction des autorités. Le nombre des étudiants hongrois dans les universités de Roumanie ira diminuant: de 1443 en 1933-34 il est ramené à 878 en 1937-38. L’Université roumaine de Kolozsvár admet chaque année quelque 2 500 étudiants dont à peu près 300 Hongrois, mais ils sont rares à pouvoir terminer leurs études. Durant les dix premières années, 304 Hongrois au total y obtiennent un diplôme, soit de 6 à 7% des diplômes. C’est dire que les réserves de l’intelligentsia hongroise se tarissent, puisque les quelques centaines de jeunes qui font leurs études universitaires ou supérieures en Hongrie sont loin de rentrer tous en Transylvanie. Pour ce qui est de l’embauche des {f-635.} diplômés, ce sont les enseignants qui se heurtent au plus grand nombre de difficultés: ils ne peuvent enseigner que dans des écoles confessionnelles, leur rémunération est fort modeste et leur titularisation liée à divers examens.

Les années 30 voient reculer l’enseignement en langue maternelle; cela, dans une période où la situation économique, dégradée à la suite de la crise mondiale, met bien des familles hongroises dans l’impossibilité de payer les droits de scolarité élevés des écoles confessionnelles, c’est-à-dire privées. Sous la contrainte des conditions et la pression de la roumanisation forcée, beaucoup de parents inscrivent leur enfant dans une école publique roumaine. La pratique discriminatoire est tellement marquée qu’au moment où, en 1938, la dictature royale élaborera le statut des minorités nationales, même celui-ci proposera davantage de concessions aux minorités dans le domaine de l’éducation, sans qu’elles soient pour autant mises en application.

La tutelle essentiellement confessionnelle des institutions éducatives – et culturelles – de langue hongroise conférait, dans la vie des minorités nationales, un rôle accru aux communautés religieuses. En dépit des brimades des autorités, les prêtres et les pasteurs, en particulier les jeunes, se montrèrent très actifs, notamment dans les associations religieuses pour le développement de la culture.

La marge d’action des divers organes et institutions de l’information et de la culture va se rétrécissant. Vers le milieu des années 20, la presse hongroise commence à recouvrer ses possibilités perdues dans les premières années, et à suppléer au manque d’informations dû à la longue interdiction d’importation des journaux budapestois. Certes, les tirages ne sont guère élevés, à l’exception de celui de Brassói Népújság (Journal du peuple de Brassó) qui tire à 50 000. Les procès en délit de presse, ainsi que l’état d’exception prolongé à maintes reprises limitent la liberté de la presse des minorités nationales. Cette presse a le mérite d’exprimer, malgré sa tendance en général conservatrice, également des idées libérales. La production de périodiques étonne par sa richesse. En 1921, est lancée la revue littéraire Pásztortûz (Feu de pâtre), puis, en 1928, Erdélyi Helikon qui soutient l’activité de la Guilde transylvaine des Arts (Erdélyi Szépmíves Céh) fondée en 1924. En 1926, paraît la revue sociale et littéraire Korunk (Notre époque), d’esprit marxiste et d’horizons délibérément européens.

Parmi les institutions artistiques, il convient de réserver une place à part au théâtre hongrois de Kolozsvár qui, à force de monter des śuvres d’auteurs hongrois de Transylvanie, s’acquiert une forte réputation. Le monde du théâtre et de la musique voit en outre émerger un grand nombre de groupes amateurs.

Károly Kós, Aladár Kuncz, Sándor Reményik, János Kemény, Miklós Bánffy s’érigent en organisateurs de la vie littéraire hongroise. Cette littérature voit apparaître, dans les années trente, d’éminents auteurs tels que les prosateurs Áron Tamási, István Asztalos et Sándor Kacsó ainsi que les poètes Lajos Áprily et Jenõ Dsida. La littérature se propose de procéder à une autopsie nationale, à assurer le renforcement de la conscience hongroise, la sauvegarde de la langue, la préservation et le développement du patrimoine transylvain.

Beaucoup d’intellectuels adhèrent au «transylvanisme» qui, prenant appui sur les expériences historiques, voue la Transylvanie et les Hongrois transylvains à un rôle particulier, cherchant avant tout l’issue dans la réconciliation et le rapprochement affectif des peuples cohabitants. La sensibilité aux problèmes sociaux se développe: écrivains et sociologues décrivent les tensions sociales au sein de la communauté sicule et dans les villes hongroises de {f-636.} Transylvanie. Certains écrivains, cependant, offrent une image idyllique du monde paysan, considéré comme immuable, et créent une atmosphère mystique de conte populaire.

Connaître et faire connaître la littérature roumaine, voilà un enjeu particulier de la vie intellectuelle hongroise. Une coopération s’établit avec plusieurs écrivains roumains, notamment avec Octavian Goga, Emil Isac et Victor Eftimiu pour ne citer que les plus célèbres. Nombre d’écrivains hongrois de Transylvanie se posent en médiateurs entre les lettres roumaines et hongroises. D’autre part, certains écrivains populistes de Hongrie, dont László Németh, s’intéressent vivement à «la condition minoritaire» et cherchent à établir des contacts avec les écrivains hongrois de Transylvanie et, par leur intermédiaire, avec les Roumains. Des tentatives de ce genre sont également faites pour un rapprochement entre les écrivains hongrois et saxons, et notamment ceux, parmi ces derniers, qui appartiennent au cercle du Klingsor. Mais les poignées de main ne génèrent pas de véritables tournants: le climat de nationalisme effréné coupe court à toute tentative de coopération durable.

La vie scientifique hongroise est extrêmement limitée: si elle a quelques cerveaux solitaires, elle n’a plus guère d’institutions. Les grandes écoles modernes font défaut et l’activité de Erdélyi Múzeum Egylet se trouve également bloquée. Cette dernière s’occupe en particulier de la vulgarisation scientifique et encourage les recherches sur des thèmes historiques dans le passé commun des Roumains et des Hongrois. Jusqu’au milieu des années 30, l’intelligentsia a délibérément abandonné le terrain des luttes politiques aux éléments aristocratiques et bourgeois qui y étaient prédestinés par leurs traditions et leurs conditions matérielles. Puisque, par la signature du Traité de paix de Trianon, l’appartenance de la Transylvanie à la Roumanie devient un fait, les responsables politiques conservateurs de la minorité hongroise se prononcent pour l’insertion loyale et la mise en place d’une politique de défense de leurs droits, sans songer dans un premier temps à fonder un parti. En juin 1921, la tentative de Károly Kós, architecte d’esprit démocrate de créer «un parti du peuple» à Bánffyhunyad, se solde par un échec. Après différentes tentatives des démocrates et des aristocrates pour fonder un parti, voit enfin le jour une organisation viable, le Parti Hongrois National, à la fin de 1922. Ce dernier est dirigé, dans un esprit conservateur, par les représentants de l’aristocratie et de la bourgeoisie qui ont cependant la certitude que les doléances nationales sont les mêmes pour toutes les classes sociales. En 1923, le parti parvient à un accord avec le poète Goga, émissaire du Parti populaire du général Averescu. Ce pacte promet, à la condition de faire bloc et de vaincre aux élections, une certaine autonomie aux Eglises hongroises, le statut publique aux écoles confessionnelles, des facilités pour le fonctionnement d’autres institutions culturelles de langue hongroise et l’emploi plus large de cette langue dans les localités comprenant au moins 25% de Hongrois, ainsi que dans l’administration de la justice.

En 1926, le Parti hongrois dénonce ce pacte et entre en coalition, dans des conditions semblables, avec le Parti libéral lui paraissant plus fort, pour renouer peu après avec le Parti populaire, tenter l’alliance avec la minorité allemande, puis retourner de nouveau vers les libéraux. Malgré un système électoral défavorable aux petits partis, les pactes de ce genre peuvent contribuer à l’élection de quelques députés hongrois au parlement, mais, une fois en place, les gouvernements n’honorent plus leurs promesses et, dans la pratique, la politique des pactes n’améliorait pas le sort des Hongrois. Les quelques changements qui interviennent sont plutôt la conséquence d’une modeste {f-637.} évolution vers la démocratisation du pays, tels que la levée provisoire de l’état de siège ou des élections plus honnêtes organisées en 1928 par le gouvernement Maniu; ces élections mettent le Parti hongrois en troisième position. Or, les avantages de cette évolution sont neutralisés par le chaos politique général ainsi que le glissement à droite favorisée par la crise économique.

Le Parti hongrois et les groupes ou institutions qu’il soutient tentent parfois de s’adresser, en vertu du Traité de 1919 sur la protection des minorités nationales, à la Société des Nations afin de la saisir essentiellement des doléances concernant les biens confisqués et l’éducation. Cependant, devant ce forum, les différents gouvernements roumains traitent bien entendu ces doléances en termes politiques et mettent tout en śuvre pour démontrer le caractère peu fondé des plaintes. Ils allèguent notamment que la minorité allemande (qui a opté pour une tactique différente) est «satisfaite de son sort» et ne demande pas d’aide extérieure. A l’exception de certains compromis profitant surtout aux propriétaires fonciers qui ont choisi de s’établir en Hongrie, la Société des Nations ne parvient pas à défendre les droits des minorités. D’autres tentatives de solliciter l’aide du Vatican pour donner suite aux plaintes de l’Eglise catholique, échouent elles aussi. Tout cela montre bien l’incapacité du système de protection des minorités de faire appel au contrôle international.

Dans les milieux hongrois, les communistes s’érigent en principaux porteparole des revendications progressistes, tant sociales que nationales. Ils militent activement dans les rangs du Parti des communistes de Roumanie et dans les organisations en relation avec celui-ci. La spoliation croissante et le nationalisme seront battus en brèche par l’Union des travailleurs hongrois (selon son sigle hongrois MADOSZ) qui fut créée en 1934 par une fraction oppositionnelle du Parti hongrois sous l’influence des communistes pour organiser la lutte contre l’exploitation croissante des masses et ce, à partir d’un programme économique et social progressiste fondé sur les principes de la démocratie et de l’autodétermination, aussi dans la solution des problèmes des minorités nationales. Le MADOSZ obtiendra la solidarité non seulement des communistes roumains, mais aussi du Front aratoire (Frontul Plugarilor), né en 1933 dans le département de Hunyad, et devenu, sous la direction de Petru Groza, un mouvement national radical des petits paysans, ainsi que de certains représentants de la social-démocratie.

A l’initiative des communistes et d’autres jeunes intellectuels démocrates a lieu, en 1937, la Rencontre de Marosvásárhely inaugurée par l’écrivain Áron Tamási et se voulant le point de départ d’une ère nouvelle. Ce nouveau mouvement de front populaire se prononce en faveur de la lutte anti-fasciste et de la coopération avec les forces démocratiques roumaines et il proclame que pour les peuples roumain et hongrois liés historiquement l’un à l’autre, la solution consiste à «s’unir fraternellement et librement e. Cette rencontre suscite un large écho au sein de l’intelligentsia progressiste roumaine de même que dans les milieux intellectuels de Hongrie.

En 1938, après la dissolution des partis et la mise en place officielle du régime corporatif, se constitue, sous la direction du comte Miklós Bánffy, la Communauté hongroise qui se donne pour but de représenter les intérêts culturels, économiques et sociaux des Hongrois. Au même moment, des pourparlers sont engagés sur un nouveau Statut des minorités qui promet une amélioration surtout dans le domaine de l’éducation, des établissements culturels et des Eglises. Mais, étant donné l’oppression nationale durable et le chaos qui tend à gagner l’ensemble de la vie politique intérieure, la majorité des {f-638.} Hongrois de Transylvanie accueillent désormais toute tentative de ce genre avec scepticisme, et misent davantage sur des facteurs extérieurs qui seraient susceptibles d’entraîner un revirement heureux de leur sort. De moins en moins de Hongrois – et de Roumains – continuent à chercher l’avenir des deux peuples dans la lutte commune contre le fascisme.

Les Allemands à la recherche d’une voie propre

Selon le recensement de 1930, on comptait 543 852 Allemands sur les territoires occidentaux rattachés à la Roumanie. Un groupe plus dense vivait entre la rivière Maros et les Carpates, sur le territoire des anciens «sièges» saxons et un autre, assez nombreux, constitué de Souabes, dans le Banat, aux environs de Temesvár. Comme on l’a vu plus haut, les émissaires des Saxons de Transylvanie avaient, le 8 janvier 1919, adopté, à Medgyes, une résolution déclarant leur adhésion au Royaume de Roumanie et saluant le programme de la résolution de Gyulafehérvár concernant les nationalités. Ils considéraient sa mise en pratique comme une condition de leur adhésion. Quelques mois plus tard, les Souabes du Banat font une déclaration analogue. Il faut en chercher la cause essentiellement dans un antagonisme de longue date entre la bourgeoisie allemande et la classe dirigeante hongroise et l’espoir de cette première d’accéder à une situation plus favorable dans le nouvel Etat. Cette adhésion réfléchie assure aux Allemands certains avantages: la possibilité de poursuivre librement leurs activités économiques, de rester plus nombreux dans la fonction publique, d’accéder plus facilement au mandat de député, d’avoir des possibilités plus larges dans l’éducation et la vie culturelle; de bénéficier pour leurs écoles confessionnelles – contrairement à celles des Hongrois – de subventions budgétaires régulières. Or, il s’avère bientôt que la politique roumaine n’applique pas, dans le cas des Allemands non plus, les dispositions prises à Gyulafehérvár et incluses dans l’accord international sur les minorités. La réforme agraire est conduite de telle sorte que l’Eglise évangélique et l’Universitas saxonne perdent à peu près 55% de leurs biens. Ce qui reste des biens de cette dernière est partagé, en 1937, entre l’Eglise évangélique et une association culturelle roumaine (Aşezământul Cultural Mihai Viteazul).

Les statistiques montrent que le secteur agricole assure la subsistance de 54,1% de la population allemande seulement, ce taux étant légèrement supérieur chez les Souabes du Banat. 24% d’entre eux travaillent dans les industries d’extraction et de transformation. Le commerce et les banques, ainsi que les différents moyens de transport font vivre 7,2% d’entre eux. Le taux des Juifs est supérieur dans les premiers et celui des Hongrois dans les seconds. Dans le domaine de l’éducation, la part relativement la plus élevée revient aux Allemands. Enfin, pour les personnes vivant de travaux temporaires, seuls les Roumains se trouvent dans une situation plus favorable que la leur.

D’une manière générale, les paysans allemands exploitent leur ferme à un niveau moderne, ce qui assure leur prospérité. Cependant, à la suite des mesures adoptées au profit de la paysannerie roumaine, la couche paysanne allemande se trouve elle aussi défavorisée, ce qui ne manque pas de susciter son mécontentement. La restriction du crédit contraint les artisans et les détaillants allemands à faire des efforts supplémentaires.

Forte de ses relations, notamment avec les milieux ecclésiastiques d’Allemagne, l’Eglise évangélique joue un rôle important dans le développement culturel de la minorité allemande: elle assure une éducation confessionnelle de haut {f-639.} niveau et une vie communautaire très développée. La culture allemande bénéficie des activités du Kulturamt et de la revue Ostland, animés par Richard Csaki, ainsi que de la tribune que constitue Klingsor, la revue à caractère essentiellement littéraire, qui a H. Zillich pour rédacteur en chef.

La minorité saxonne de Transylvanie trouve l’expression littéraire de son identité dans les śuvres des écrivains Meschendörfer, Wittstock et Zillich. L’organe le plus éminent de la science allemande est la revue sociologique Siebenbürgische Vierteljahrschrift, animée par Karl Kurt Klein.

Un tournant majeur, par rapport à la période précédente, est l’union organisationnelle des ethnies saxonne et souabe dont la division politique était une tradition. La conscience saxonne commence à céder la place à la conscience de l’identité allemande de Roumanie, qui s’exprime désormais dans les noms de leur parti, de leurs institutions et de leurs journaux. Dans les années ao, le ton est donné par le Parti allemand, une formation à caractère bourgeois qui, afin de s’assurer des positions parlementaires, se coalise, le cas échéant, avec le Parti hongrois, mais plutôt avec les partis roumains au pouvoir. (Ce parti est même, pour une courte période, représenté au gouvernement en la personne de Rudolf Brandsch, secrétaire d’Etat aux minorités.)

Parmi les ouvriers allemands, beaucoup militent dans le mouvement ouvrier, et un nombre assez important d’entre eux participent aux activités du Parti communiste roumain clandestin. Suite aux retombées de la crise économique mondiale, à la politique d’oppression nationale et à l’avènement de l’hitlérisme en Allemagne, l’influence national-socialiste s’accentue en Roumanie, surtout auprès des jeunes. Après 1935, le mouvement dit de «renouveau» est dominé par les hitlériens qui lient le sort de la minorité allemande à l’Allemagne, en subordonnant même leurs propres intérêts aux visées de la politique extérieure du IIIe Reich. La classe régnante roumaine cherchera, surtout après 1938, à leur être favorable. Elle espère trouver en eux des médiateurs capables de faire aboutir la nouvelle politique extérieure roumaine qui, reniant brusquement ses alliances franco-britanniques, effectue une volte-face au profit de l’Allemagne hitlérienne. Une partie de la bourgeoisie allemande, la couche patricienne libérale, se prononce contre l’hitlérisme. Elle a à sa tête l’évêque évangélique Viktor Glondys mais est de plus en plus isolée en raison du glissement général vers la droite.

La Seconde guerre mondiale et la Transylvanie divisée

Après la prise du pouvoir des nazis, les rapports de force se modifient en Europe centrale et du Sud-Est. En quelques années et la Hongrie et la Roumanie passent dans la sphère d’influence de l’Allemagne. La classe dirigeante hongroise soutient, avec quelques réserves cependant, les puissances fascistes, ce qui lui permet de consolider ses positions internationales. En 1938, elle accède à l’égalité des droits en matière d’armement. La Petite Entente lui donne son agrément, ce qui, de sa part, n’est plus une concession, mais plutôt une résignation aux nouveaux rapports de force. Affaiblie, la Petite Entente cesse d’exister après la liquidation de la Tchécoslovaquie en 1938-39.

Devant la nouvelle donne, la Roumanie met fin, de son côté, à l’orientation exclusivement anglo-française de sa politique extérieure et adopte une politique d’équilibre entre ses anciens protecteurs et Berlin. Le paradoxe de la situation est que, tandis que la Hongrie fait appel à l’aide allemande pour faire {f-640.} aboutir ses visées révisionnistes, la Roumanie tente de gagner le bouclier allemand contre les prétentions hongroises. Conclu en mars 1939, un accord économique germano-roumain de grande envergure accorde un répit de courte durée à la Roumanie. Prenant conscience de l’inutilité de compter sur une aide allemande, Budapest mûrit un projet d’un autre ordre: celui de mener seul une guerre contre la Roumanie à un moment où la situation internationale est propice à cette entreprise. Or, c’est là lourdement surestimer la force militaire hongroise aussi bien que les conflits intérieurs du pays voisin. En automne 1939, Ribbentrop prévient que l’Allemagne ne tolérerait pas l’agression contre la Roumanie. De son côté, l’Italie invite le gouvernement hongrois à la modération. L’idée d’une telle action est d’autre part réprouvée par les puissances occidentales. En février 1940, le gouvernement Teleki renonce à ce projet militaire et fait part de sa décision à Londres et à Paris.

Le printemps de 1940 est, dans la politique hongroise, une période de neutralité pro-allemande. Informé d’un projet allemand d’éventuelle occupation des champs pétrolifères roumains, Budapest cherche à sonder la position britannique dans l’hypothèse d’une ouverture de la frontière magyare aux troupes allemandes en transit. Sur les conseils de Londres, Pál Teleki opte pour le maintien de la neutralité armée. Cependant l’offensive allemande à l’Ouest crée une situation nouvelle. Le gouvernement hongrois saisit cette occasion pour revenir sur la question transylvaine, d’autant que le passage de la Roumanie aux côtés de l’Allemagne hitlérienne apparaît au grand jour. Le Ier juillet, le gouvernement roumain a résilié les garanties britanniques et rendu publique une déclaration qui officialise la volte-face de sa politique extérieure. Le roi nomme immédiatement un gouvernement pro-allemand auquel participent même les dirigeants de la Garde de Fer. Encouragé par l’exemple de la Bessarabie rétrocédée à l’Union Soviétique, le gouvernement hongrois arrête, le 27 juin, la décision de faire aboutir ses revendications territoriales et adopte les mesures militaires. En juillet, Hitler convoque le premier ministre Teleki et lui déclare qu’il prendra personnellement en main le a règlement» de la question de la Transylvanie. Il cherche une solution qui corresponde le mieux à ses préparatifs de guerre contre l’URSS et qui lui assure le pétrole roumain, le blé hongrois et le réseau ferroviaire des deux pays pour sa guerre à l’Est. Il amène la Roumanie à entamer des négociations avec la Hongrie sur la rétrocession de certains territoires transylvains. Or les pourparlers hungaro-roumains des 16, 19 et 24 août, à Turnu Severin, ne sont rien d’autre qu’un dialogue de sourds: la partie hongroise réclame avant tout la rétrocession de vastes territoires, tandis que la partie roumaine – peut-être pour temporiser – propose en premier lieu des échanges de population. Le gouvernement hongrois en revient à l’idée d’action militaire séparée, tandis que – selon certaines sources – Bucarest soulève à Berlin l’idée d’arbitrage chère à Hitler qui y pense depuis un certain temps. Le 27 août, celui-ci fait son option et choisit, parmi les variantes possibles élaborées par des experts allemands, celle du découpage de la Transylvanie. Il convoque à Vienne les représentants des gouvernements hongrois et roumain. Après une courte hésitation, le gouvernement hongrois accepte l’arbitrage, le Conseil de la couronne roumain se prononçant dans le même sens.

Promulgué le 30 août 1940, le second arbitrage germano-italien de Vienne réannexe à la Hongrie la partie nord et est de la Transylvanie, soit 43 492 km2. Mal élaboré sur le plan ethnique et plus encore en matière de géographie économique, cet arbitrage est de nature à faire jouer la devise «divide et impera». Ethniquement, la Transylvanie du Nord représente 1,3 million de {f-641.} Hongrois, 1,02 million de Roumains et quelque 45 000 Allemands.*ZOLTÁN FOGARASI, A népesség anyanyelvi, nemzetiségi és vallási megoszlása törvényhatóságonként 1941-ben (La répartition de la population par municipalités selon la langue maternelle, la nationalité et la confession en 1941 ), Magyar Statisztikai Szemle, 1944, vol. I, 1 sqq. – D’après les données roumaines, le nombre des Roumains était de 1 171 000 (49,1%), celui des Hongrois de 912 000 (38,2%). Analele Institutului Statistic al României, Bucureşti, 1942, vol. I, 340 sqq. Certains départements réannexés à la Hongrie sont à majorité roumaine (Beszterce-Naszód ou Máramaros). D’un tracé capricieux, la frontière coupe en deux des entités économiques, prive des villes de leurs arrières traditionnels et suscite des difficultés absurdes en matière de communication (la Terre sicule n’étant pas accessible par chemin de fer sur territoire hongrois).

Sur le plan politique, l’arbitrage a pour résultat que tant la Hongrie que la Roumanie deviennent les jouets de Hitler. La politique allemande fait dépendre le sort ultérieur de la Transylvanie de la participation de l’une et de l’autre à la guerre contre l’Union soviétique. Budapest espère de la bonne grâce des Allemands la conservation des territoires récupérés et Bucarest place son espoir en cette même Allemagne pour reconquérir les territoires perdus. Certes le premier ministre Teleki affiche, face aux Roumains, «une compréhension fraternelle et une coopération d’esprit pacifique», mais les mesures prises par son gouvernement et plus encore par son administration, ainsi que les tensions provoquées par une haine nationale revigorée, font que son discours reste lettre morte.

Une centaine de milliers de Roumains ont fui le régime hongrois installé en Transylvanie du Nord, surtout des fonctionnaires et des intellectuels, leur nombre a monté, jusqu’en 1944, à 200-220000. L’armée hongroise venue début septembre prendre possession des territoires qui lui sont accordés par l’arbitrage de Vienne n’a pas rencontré de résistance et, malgré cela, plusieurs incidents et, à Ipp et Ördögkút, de graves atrocités sont signalées, ces dernières perpétrées par un bataillon qui a tué nombre d’habitants roumains. L’administration militaire hongroise expulse même des intellectuels roumains que Teleki prévoyait de coopter comme députés au Parlement.

Quelque 100-150 000 Hongrois ont fui la Transylvanie du Sud où on avait pris contre eux des mesures discriminatoires et procédé à des incarcérations et à d’autres privations de droits, le tout étant aggravé par les crises que traversait l’Etat roumain et qui ajoutaient encore au sentiment d’insécurité.

A partir de là, la politique des nationalités s’en tient à la réciprocité expulsion d’un côté attire expulsion de l’autre, emprisonnement suscite emprisonnement, fermeture d’école aura pour réponse fermeture d’école. Les comités d’officiers germano-italiens chargés de l’examen des plaintes exprimées des deux côtés, renvoient les deux gouvernements dos à dos, sur quoi ceux-ci ne tardent pas à protester au lieu de prendre des mesures effectives.

La Transylvanie du Nord

En Transylvanie du Nord, l’économie était entièrement asservie à une exploitation de guerre. On s’efforçait de mettre à profit au maximum les ressources naturelles et les forêts et on a effectué même certains investissements industriels à cette fin. Le développement des transports posait des problèmes particulièrement graves et notamment l’établissement de la communication entre la Terre sicule et les autres parties de la Transylvanie.

{f-642.} D’une manière générale, la population connut une dégradation de ses conditions de vie, mais les Roumains étaient, en outre, spécialement frappés par les discriminations nationales. Les hommes astreints au service militaire étaient pour la plupart appelés au service de travail obligatoire, ce qui avait pour conséquence, dans bien des familles, le manque de bras. Devant les difficultés économiques, le réseau de coopératives Plugarul restait peu opérant. Les écoles primaires publiques de langue roumaine subsistaient (au nombre de 1345) dans les régions à majorité roumaine, mais l’étude de la langue hongroise y était devenue obligatoire. Dans le secondaire, 14 sections ou écoles roumaines seulement continuaient à fonctionner. Pendant longtemps, un seul quotidien roumain fut autorisé à paraître, la Tribuna Ardealului à Kolozsvár et, même plus tard, on ne comptait que quatre périodiques de langue roumaine. Les Eglises roumaines, malgré les tracasseries auxquelles certains prêtres étaient exposés, redoublèrent d’activité culturelle.

Dans les conseils généraux des départements on n’a admis que très peu de Roumains; ils sont restés plus nombreux dans la direction des communes. Ils n’avaient pas de représentants au parlement de Budapest et seul l’évêque uniate luliu Hossu pouvait siéger dans la Chambre Haute. Dirigée par Emil Halieganu et Aurel Socol, la Communauté Nationale des Roumains, à laquelle les autorités refusaient la reconnaissance formelle, restait l’unique organisation politique considérée comme interlocuteur valable et par Budapest, et par Bucarest.

Dans un premier temps, il sembla que l’arbitrage de Vienne créât, dans le Nord, une situation favorable aux Hongrois. Or, on se rendit bientôt compte que les avantages ne concernaient qu’une couche plutôt mince. Les anciens propriétaires fonciers s’étaient élevés contre la réforme agraire, intentant 17 000 procès, pour la plupart contre des paysans roumains, ce qui eut pour résultat la restitution d’une partie de leurs terres à bon nombre d’entre eux. Les capitalistes hongrois, et même les détaillants et les artisans, pouvaient accéder à un certain nombre d’avantages: octroi de crédits, possibilité d’effectuer ça et là certains investissements. Le changement profitait aux intellectuels, leur permettant de remplir, après tant d’années de misère, une fonction publique ou d’obtenir un poste d’Etat. Mais la situation des paysans et des ouvriers restait à peu près inchangée (dans un premier temps, marqué par la reconversion de l’économie, beaucoup d’entre eux se retrouvèrent au chômage), celle des Sicules devenait particulièrement précaire, le gouvernement ne pouvant guère compenser le fait qu’ils étaient coupés d’une partie de leurs anciennes possibilités de trouver du travail (souvent saisonnier) et des marchés.

Pour les Hongrois, l’effet libérateur de l’arbitrage de Vienne se limitait essentiellement à la pratique directe de la langue et au développement de la culture. On vit réapparaître les écoles primaires publiques de langue hongroise, le réseau des écoles secondaires de langue hongroise se développa, Kolozsvár ouvrit à nouveau les portes de l’Université hongroise et, afin de stimuler les activités savantes, on fonda un Institut scientifique de Transylvanie. Dans le même temps, la vie intellectuelle et surtout artistique perdit de son éclat du fait qu’elle tendait à évincer les courants socialiste et démocrate bourgeois radical, ce qui mécontentait les meilleurs écrivains transylvains. Vers la fin de la guerre, les signes de ce mécontentement allaient se multiplier, car l’intelligentsia commençait à se rendre compte que la question nationaleétait indissociable du progrès social et que – en dépit d’avantages réels mais partiels – la division de la Transylvanie ne résolvait pas la question nationale. {f-643.} Il fallait asseoir sur de nouvelles bases la coexistence des peuples roumain et hongrois.

A partir de 1940, des employés et fonctionnaires venus de Hongrie «envahissent» la Transylvanie du Nord. Les Hongrois de Transylvanie déplorent leur éviction et s’offusquent de l’esprit chauvin qui caractérise cette couche; le chauvinisme est encore plus marqué au sein de l’autorité militaire qui administre la région pendant deux mois. Le conservatisme politique, la mentalité de «gentry», le népotisme et – attitude courante – l’esprit revanchard, les velléités d’enrichissement rapide suscitent une hargne générale. Dans une économie de guerre qui va se dégradant, l’attitude arrogante et hautaine des fonctionnaires et encore davantage des officiers apparaît d’autant plus intolérable et choquante.

L’administration militaire baillonne la presse de gauche, se hâte d’interdire la presque totalité des organisations politiques progressistes et ne tarde pas à pratiquer la chasse aux sorcières, surtout aux communistes, indépendamment de leur ethnie. Seule organisation prolétarienne légale, le parti social-démocrate, fortement surveillé, subit des brimades, tout comme les syndicats qui luttent, parfois avec succès, contre le licenciement des ouvriers roumains aussi.

Après l’arbitrage de Vienne, les députés transylvains envoyés à la Chambre des députés s’unissent aux membres cooptés de la Chambre Haute de Transylvanie pour fonder le Parti transylvain qui, tout en soutenant le parti au pouvoir, s’efforce de défendre les intérêts spécifiques de la région, sans grand succès du reste. Ce parti, par ses prises de position, marque toutefois la distance qui le sépare du pouvoir en place et se désolidarise de certaines manifestations inhumaines du fascisme dont l’une des plus criantes est la persécution des Juifs. Et cela tout en cherchant à affirmer une position plus progressiste concernant les problèmes sociaux. Cette attitude n’empêche pas les notables de partager, pour l’essentiel, les idées conservatrices et nationalistes des milieux au pouvoir. Ce qui alimente plus particulièrement leur nationalisme, c’est la conscience de ce que la question transylvaine est loin d’être réglée. Dans les dernières années de la guerre, non seulement la gauche hongroise, mais aussi une partie de la classe au pouvoir chercheront, auprès des Roumains, la possibilité d’actions communes face à l’Allemagne hitlérienne.

Peu nombreuse, la minorité allemande du Nord de la Transylvanie est englobée dans la Volksgruppe de Hongrie. Cette organisation jouait cependant de droits moins larges en Hongrie qu’en Roumanie, raison pour laquelle l’Eglise évangélique put garder ses écoles confessionnelles. En 1942, les gouvernements allemand et hongrois passent un accord permettant aux S. S. de recruter des membres parmi les Allemands de Hongrie. En principe l’enrôlement est volontaire, mais la Volksgruppe exerce une pression notoire sur les Transylvains de culture germanique.

La Transylvanie du Sud

En Roumanie, quelques jours après l’arbitrage de Vienne, le général Ion Antonescu prend le pouvoir qu’il va exercer, en tant que «conducător», aux côtés de Michel 1er, fils du roi Charles ayant abdiqué, d’abord conjointement avec la Garde de Fer, puis seul, après avoir déjoué la tentative de celle-ci de s’accaparer le pouvoir. Le 22 juin 1941, dans l’espoir d’étendre sa domination {f-644.} à la Bessarabie et même aux territoires situés au-delà du Dniestr, et de récupérer le Nord de la Transylvanie, il déclare la guerre à l’URSS. (C’est la raison pour laquelle, dès le début, il envoie au front oriental des forces assez considérables, soit 12 divisions, et le nombre total de celles-ci devait monter à 25 en 1944.) L’Allemagne hitlérienne ne manquera pas de «jouer la carte roumaine», en particulier après l’amorce, en 1942-1943 de la «politique de bascule» hongroise du premier ministre Miklós Kállay qui recherche la conclusion d’une paix séparée. En mars 1944, avant d’occuper la Hongrie qu’il considère désormais comme peu sûre, Hitler dira: «L’Allemagne ne voit plus la nécessité d’être la garante de l’arbitrage de Vienne.»*Hitler hatvannyolc tárgyalása (Soixante-huit négociations d’Hitler) 1939-1944, II. Choix et notes par GYÖRGY RÁNKI, Budapest, 1983, 268..

La guerre éprouve durement la population roumaine, et le nationalisme encore attisé par la perte de la Transylvanie du Nord restreint, dans le Sud, l’action des forces progressistes et renforce les positions du fascisme qui déverse sa fureur non seulement sur les Hongrois, mais aussi sur les communistes et les progressistes roumains. Sur la question transylvaine, le fascisme roumain trouve une large audience y compris auprès de certains des anciens partisans de la démocratie bourgeoise et des intellectuels qui voient une injustice dans l’arbitrage de Vienne. Dans ces conditions, il lui est facile de tout mettre au service de la propagande nationaliste, que ce soit dans le domaine de l’éducation, de la presse ou même de la science.

En Transylvanie du Sud les conditions économiques allèrent empirant à la mesure de la participation de la Roumanie à la guerre, mais certaines branches de l’industrie n’en connurent pas moins un développement.

Certes, frappée elle aussi par la guerre, la population roumaine du Sud de la Transylvanie ne voit pourtant pas sa situation économique se dégrader autant que les quelque 500 000 Hongrois qui y sont restés. Nombreux sont ceux qui sont astreints au service de travail obligatoire, d’autres sont internés ou emprisonnés. Leur vie culturelle s’étiole, seule la Société Economique Transylvaine (Erdélyi Gazdasági Egylet) était à même d’offrir un certain cadre organisationnel. Afin d’alléger la pression exercée des deux côtés sur les minorités nationales, les chefs de file de la communauté hongroise: Elemér Gyárfás, Pál Szász et l’évêque Áron Márton tentent désespérément la médiation entre Bucarest et Budapest.

L’arbitrage de Vienne avait laissé sous domination roumaine la majeure partie de la communauté allemande, soit près d’un demi-million de personnes. En novembre 1940, le gouvernement roumain signe un arrangement avec l’Allemagne hitlérienne. Dans ce document, il reconnaît des droits spéciaux, en matière d’activité économique et politique, à la communauté allemande et cède à l’organisation hitlérienne la tutelle des écoles confessionnelles. Voilà tranchée au profit des nazis la lutte interne qui se poursuivait depuis plusieurs années entre les groupes hitlérien et démocratique bourgeois de la minorité allemande; le peu de possibilité sinon d’opposition, du moins de sauvegarde des valeurs morales est limitée à la sphère religieuse, notamment en empêchant l’introduction de nouvelles coutumes païennes. En 1943, les deux pays signent un accord permettant d’enrôler les Allemands de Roumanie dans l’armée du Reich. La Waffen S. S. comptera quelque 60 à 70 000 membres recrutés parmi les Allemands de Roumanie tandis que quinze autres milliers travaillent dans l’appareil de guerre allemand.

{f-645.} L’extermination des Juifs

La politique fasciste s’accompagne, des deux côtés, d’antisémitisme. En Transylvanie du Nord, le recensement de 1941 dénombre 153 333 personnes de religion israélite, contre lesquelles de graves mesures discriminatoires sont prises. Après l’occupation allemande de la Hongrie (19 mars 1944) la population juive sera, en dépit des protestations d’intellectuels progressistes et de dignitaires ecclésiastiques, déportée vers des camps de concentration allemands. On ne dispose pas de statistiques exactes sur le volume des déportations, mais les estimations font état de 110 à 130 000 personnes. Toujours selon les estimations, quelque 90 à 100 000 d’entre elles y trouvèrent la mort. (Sur l’ensemble du territoire de Hongrie d’alors, des 400 000 déportés 320 000 environ ont succombé.) En Transylvanie du Sud, l’administration Antonescu prive la population juive de tout droit, mais leur déportation prévue ne saura être accomplie. (C’est en Moldavie et en Bessarabie que la persécution des Juifs de Roumanie fait le plus grand nombre de victimes, les estimations y faisant état de quelque 280-380 000 morts.)*Les données concernant les lourdes pertes subies par les juifs montrent, encore aujourd’hui, d’importantes divergences. Voir ISTVÁN SEMLYÉN, Demográfiai viselkedés – népesedési politika (Comportement démographique – politique démographique), A Hét, 3 septembre 1982; TAMÁS STARK, Magyarország második világháborús embervesztesége (Les pertes d’humaines de la Hongrie dans la Seconde guerre mondiale), Budapest, 1989, 46; MATATIAS CARP, Cartes neagră (Le livre noir), III, Bucureşti, 1947, 13, 31; RANDOLPH L. BRAHAM, The politics of genocide. The holocaust in Hungary, I-II, New York, 1981.

La population juive de Transylvanie était, des deux côtés de la nouvelle frontière, essentiellement hungarophone et se sentait partie intégrante de la culture hongroise. La plupart des Juifs travaillaient dans le commerce et l’artisanat mais, en Transylvanie du Nord, bon nombre vivaient également d’agriculture. L’intelligentsia de souche juive était nombreuse. Elle contribuait largement à l’enrichissement et au rayonnement du patrimoine culturel hongrois. Un nombre assez important de ces intellectuels prenaient part aux mouvements progressistes, plus particulièrement dans les luttes de la classe ouvrière.

Le retournement contre le fascisme

Les communistes de Hongrie et de Roumanie rejetaient unanimement l’arbitrage de Vienne, y voyant un obstacle à la lutte commune contre le fascisme et un acte contraire aux intérêts authentiques des peuples hongrois et roumain. Le Parti des communistes de Hongrie avait pris position en ces termes: «Le funeste arbitrage de Vienne a tracé une frontière en plein cśur de la Transylvanie et brisé en deux une entité économique et culturelle séculaire. Le national-socialisme allemand, soutenu par les réactionnaires roumains et hongrois, a privé les deux pays de la liberté et de l’indépendance de sorte que ni ici, ni là-bas, les peuples de Transylvanie ne sont libres.»*DÁNIEL CSATÁRI, Magyar–román kapcsolatok (Relations hungaro–roumaines), Budapest, 1958, 166-167. Nombre de communistes hongrois de Transylvanie sacrifieront leur vie pour faire accepter cette vérité par la société hongroise. Les partis roumain et hongrois définissent une politique adaptée aux conditions nouvelles et envoient une délégation à Moscou afin de coordonner au niveau international les tâches de la lutte commune. {f-646.} Mené en profondeur, leur travail d’organisation et de propagande ne se laisse pas briser par les opérations de ratissage réitérées des autorités hongroises en 1941 et 1943. Le travail d’organisation du Parti de la Paix touche même les milieux bourgeois, et ce notamment après le martyre du persévérant Béla Józsa.

Nulle part la pression en vue d’une paix séparée n’a été aussi forte sur le gouvernement hongrois, ni aussi ouverte qu’en Transylvanie. A partir de 1943, même les caciques du Parti transylvain exercent leur influence dans ce sens. Dès le moment où il apparaît clairement que les puissances fascistes perdront la guerre, les hommes politiques transylvains incitent le gouvernement de Budapest à entamer des négociations. Cependant, la proximité de l’armée allemande, les relations tendues avec les voisins, la peur du communisme et, point non négligeable, la volonté de garder à tout prix la Transylvanie du Nord paralysent l’action. Au moment où, en 1943, le gouvernement hongrois envoie Miklós Bánffy à Bucarest pour négocier avec l’opposition roumaine, il apparaît que ses interlocuteurs n’ignorent plus le jeu infernal où Hitler a entraîné les uns et les autres, mais la méfiance réciproque est trop grande pour qu’une action conjointe contre l’Allemagne hitlérienne puisse être envisagée.

Les communistes auront joué un rôle important dans la préparation de la rupture de la Roumanie avec les belligérants fascistes. En collaborant avec d’autres forces progressistes, ils s’apprêtaient – avec l’aval du roi et de l’opposition bourgeoise – à renverser la dictature fasciste. La sortie de la guerre sera rendue militairement possible par l’avancée de l’armée soviétique qui, en août, perce le front près de Iaşi et marche sur Bucarest. Cette situation favorable est exploitée par le soulèvement de Bucarest du 23 août, qui retourne le roi, son entourage et l’armée roumaine contre les forces allemandes et fait passer la Roumanie dans le camp de la coalition anti-hitlérienne.

Désormais, l’armée roumaine participera, aux côtés de l’armée soviétique, à la libération de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, consentant de notables sacrifices et perdant près de 160 000 hommes (dont plus de 40 000 en Hongrie).

De nouveau en Roumanie

Conclu le 12 septembre 1944 avec l’Union Soviétique, l’accord de cessez-le-feu est formel: a Les gouvernements alliés considèrent comme nulles et non avenantes les dispositions de l’arbitrage de Vienne sur la Transylvanie et se prononcent en faveur de la restitution de la Transylvanie ou de sa plus grande partie à la Roumanie, à condition qu’elle soit entérinée par le traité de paix. Le gouvernement soviétique donne son agrément à ce que les troupes soviétiques participent à cet effet à des opérations militaires conjointes avec la Roumanie contre l’Allemagne et la Hongrie.»*DÁNIEL CSATÁRI, Dans la tourmente. Les relations hungaro–roumaines en 1940-1945, Budapest, 1971, 430; 23 August 1944. Documente. II. Publ. par ION ARDELEANU–VASILE ARIMIA-MIRCEA MUŞAT, Bucureşti, 1984, 699-703. En octobre 1944, après avoir repoussé l’absurde offensive germano-hongroise contre la Transylvanie du Sud, les troupes roumaines entrent, aux côtés de l’armée soviétique, dans le Nord de la Transylvanie. La tentative de «défection» du gouvernement hongrois {f-647.} avorte le 15 octobre 1944 et l’occasion, pour les forces hongroises, est manquée de se retourner contre l’Allemagne hitlérienne.

Après le 23 août 1944, un gouvernement de coalition se créa à Bucarest sous la présidence du général Sănătescu dans lequel jouèrent un certain rôle, outre les partis dits «historiques» (le Parti Libéral National de Brătianu et le Parti Paysan National de Maniu), aussi les communistes et les socialistes. Ce fut surtout le Parti Paysan National qui, alléguant l’offense que l’arbitrage de Vienne avait fait au sentiment national roumain, cherchait à prendre la revanche et exigeait la punition. Les rapports de forces se modifièrent à tel point que, l’administration roumaine une fois revenue en vertu de l’accord de cessez-le-feu, les «gardes Maniu» purent se livrer à de lourdes atrocités dans quelques villages de la Terre sicule, notamment à Szárazajta et Szentdomokos, et aussi ailleurs, par exemple à Egres, près de Kolozsvár, ou en Bihar. La police et la gendarmerie roumaines arrêtèrent et internèrent des dizaines de milliers de personnes, surtout des fugitifs, y compris même bien des Hongrois de gauche, ce qui amena la Commission de Contrôle des Alliés à retirer de la Transylvanie l’administration roumaine qui ne put y retourner qu’en mars 1945. La période transitoire de quatre mois constitua un moment historique exceptionnel: la vie de la Transylvanie du Nord, sa reconstruction et ses mouvements politiques furent organisés et dirigés par les démocrates socialistes et, souvent, communistes roumains et hongrois, ces derniers s’appuyant sur les masses que regroupait dans ses organisations locales et départementales la Fédération Populaire des Hongrois (Magyar Népi Szövetség).

L’administration roumaine ne retourna en Transylvanie du Nord que lorsque le gouvernement présidé par Petru Groza, fondateur du Front aratoire (Frontul Plugarilor) promit de rétablir l’ordre intérieur et de garantir les droits minoritaires. L’assemblée organisée à Kolozsvár le 13 mars 1945, à laquelle prit part comme représentant des Alliés le vice-commissaire aux affaires extérieures de l’Union Soviétique A. I. Vichinski, adressa un télégramme à Staline lui exprimant sa «profonde reconnaissance pour avoir mis la Transylvanie du Nord sous administration roumaine» et l’assurant que les autorités roumaines «feront tout pour maintenir la sécurité et l’ordre derrière le front et pour faire respecter les droits et les obligations des peuples cohabitants».*CSATÁRI, op. cit., 461-463; Scînteia, 14 mars 1945.

Le 10 février 1947, on signa à Paris le traité de paix qui fixa les nouvelles frontières de la Roumanie. Passant outre l’alternative contenue dans l’accord de cessez-le-feu et eu égard au sacrifice que la Roumanie avait consenti dans la lutte contre les puissances fascistes, le traité de paix rendit à la Roumanie, aussi de iure, toute la Transylvanie du Nord, c’est-à-dire qu’il rétablit la frontière hungaro-roumaine tracée en 1920. (En vertu du même traité, l’Union Soviétique pouvait garder la Bessarabie et le Nord de la Bukovine, alors que la Bulgarie resta maître de la partie sud de la Dobroudja.)

Après 1945, une transformation radicale s’opéra dans la Roumanie comme dans les pays avoisinants, transformation qui fit naître l’espoir que, après tant de discordes, les peuples de la Transylvanie allaient enfin vivre ensemble dans l’égalité devant la loi, dans le respect des intérêts communs, des droits individuels et collectifs. Mais ces espoirs furent déçus. Pour en découvrir les raisons, nous devrions étudier l’évolution roumaine et internationale des dernières {f-648.} quarante années, tâche à laquelle nous devions renoncer pour les raisons explicitées dans l’Avant-propos de cet ouvrage.

*

Après 1918, la Transylvanie traversa donc de nouvelles épreuves lourdes, peut-être même plus lourdes que tout ce qu’elle avait connu au cours de son histoire mouvementée: guerres, changements de régime, transformations socio-économiques, bouleversements politiques ont marqué la vie de ses peuples. Nous avons la ferme conviction que l’entité d’une grande complexité ethnique et culturelle qu’est la Transylvanie pourrait jouer un rôle positif aussi de nos jours non seulement dans l’amélioration des rapports entre Roumains et Hongrois, mais même pour l’évolution générale de toute cette région de l’Est européen, à condition que les intérêts véritables des peuples cohabitants, la démocratie, les normes internationales des droits humains et collectifs y soient pleinement respectés.