3. Le royaume des Gépides (455-567)


Table des matières

Les sources de l’époque, tout comme Jordanes, dans son Histoire des Goths, insistent sur le rôle de premier plan que «l’innombrable» armée des Gépides joua dans la campagne menée par Attila contre la Gaule (451). Elle était conduite par Ardaric, «le plus célèbre des rois», qui pouvait seul se vanter, parmi les vassaux d’Attila (445-453), d’être admis aux négociations royales. Les Gépides devaient leur rôle privilégié au fait qu’ils avaient été le seul peuple, parmi les Germains de l’Est qui, à l’arrivée des Huns, n’avaient pas déserté le bassin des Carpates. De même qu’Attila, dans les campagnes qu’il mena contre les villes des deux empires romains, fut contraint de s’appuyer {f-85.} sur la population gépide – en majorité des hommes de pied –, de même la population de la ville-campement central ne put se passer de certains services assurés par les Gépides. Ardaric, le nouveau roi élevé par les Huns sur le trône gépide, régnait sur son peuple avec à peu près autant de pouvoir qu’Attila sur les peuples et les nobles de l’empire hunnique. Ce pouvoir avait été conféré, par les Huns et Attila, à Ardaric et à quelques autres princes vassaux et Ardaric était bien trop intelligent pour ne pas utiliser son pouvoir au profit de son peuple. Il n’existe aucune région du bassin des Carpates où on ait découvert autant d’oboles funéraires en or que sur la terre des Gépides. Même lorsque Théodose II mourut et que le flot d’or de l’Empire d’Orient fut tari, leurs maîtres hunniques leur assurèrent leur part des solidi de Théodose II frappés «à la maison». Au moment de la mort d’Attila (453), les Gépides constituaient l’aristocratie militaire germanique la plus riche et la mieux équipée de l’Europe de l’époque. C’est ce peuple, «les Gépides sévissant avec l’épée», et v l’épée d’Ardaric» qui assurèrent la victoire de la ligue des peuples danubiens alliés contre les Huns dans la bataille qu’elle livra, près de la rivière Nedao, à Ellak, fils et successeur d’Attila (455).

 Les Gépides dans la Transylvanie et dans la partie est de la Plaine, 445/55-567

{f-84.} Carte 5. Les Gépides dans la Transylvanie et dans la partie est de la Plaine, 445/55-567
1 – habitation, tombe, cimetière, 2 – sépulture royale, trésor, 3 – monnaies d’or depuis l’époque de l’impôt de Théodose II, dans les années 440 jusqu’à la mort de Justinien Ier (565), 4 – monnaies cachées, 5 – la Gépidie jusqu’en 455 env., 6 – territoire habité par les Gépides entre 474-567

Après leur victoire, «les Gépides occupèrent les territoires de campement des Huns et s’approprièrent en vainqueurs l’ensemble du territoire de la Dacie».*JORDANES, Getica 264 «totius Daciae fines». A l’Empire romain (d’Orient), ces hommes puissants ne demandèrent qu’une «alliance amicale, la paix et un tribut annuel». Cette source de l’époque, conservant le récit de Priscos, témoigne de ce que les Gépides, après leur victoire, étendèrent considérablement leurs territoires en annexant les campements des Huns sur la rive gauche du Danube. Les frontières de leur empire, dans la première moitié du VIe siècle, sont clairement indiquées par une description empruntée à Cassiodore, et basée sur une source byzantine. Il en ressort que le peuple gépide est installé à l’ouest de la Scythia Minor (Dobroudja) et que son territoire est limité au sud par le Danube, au sud-est par l’Olt,*«… ab africo vero magnus ipse Danubius, et ab eoo Flutausis secat», ID. 33. à l’est et au nord par la chaîne des Alpes – c’est-à-dire les Carpates du Sud et de l’Est – et à l’ouest par la Tisza. Peu après 550, comme nous le dit l’historiographe contemporain Jordanes, le pays actuel des Gépides s’étend en face de la Mésie, sur l’autre rive du Danube, sur un territoire que les anciens ont d’abord nommé Dacie, puis Gothie, qu’on nomme à présent Gépidie et qui est délimité au sud par le Danube.*«… a meridiae Danubii terminabant», ID. 74.

Du point de vue chronologique, c’est entre ces deux descriptions de la Gépidie qu’eut lieu la plus grande guerre de conquête des Gépides. Cassiodore ne pouvait pas encore la mentionner et Jordanes n’en parle qu’incidemment. En effet, au moment où il achevait son śuvre, les Gépides avaient déjà perdu les territoires conquis, conquête dont la légitimité n’avait d’ailleurs jamais été reconnue par l’Empire d’Orient, dont Jordanes était un ressortissant. La guerre déclenchée par les Gépides en 539 était une conséquence de l’alliance qu’ils avaient conclue avec Théodebert, roi des Francs, contre Byzance. Dans une bataille sanglante, ils anéantirent l’armée byzantine commandée par le général Calluc, puis, à la suite de cette victoire, ils purent étendre leur domination, jusqu’à la fin de 551, sur la zone danubienne des provinces Moesia prima et Dacia ripensis, de Singidunum (Belgrade) jusqu’à la région située en face de l’embouchure de l’Olt. Le fait que les Gépides aient contrôlé, ou plus exactement, ouvert la frontière le long du Bas-Danube, fut {f-86.} d’une importance historique: c’était là que, pendant 12 ans, les Gépides ont aidé les groupes slaves, ne cessant d’attaquer l’Empire d’Orient, ainsi que les Koutrigours bulgaro-turcs, en 550, à franchir le fleuve. C’est à cette époque que la population romanisée, qui avait été transférée en 270 de la Dacie de Trajan dans les villes des rives du Bas-Danube, et qui fut terrorisée à l’idée de subir la domination gépide, équivalant pour les Romains à l’esclavage, et menacée par les attaques des Slaves et des Koutrigours, s’enfuit à l’intérieur de la péninsule balkanique en emportant vers le Sud son dialecte latin, ainsi que le souvenir de son origine trajanienne et de son ancienne appartenance «dace». Même si, après la victoire remportée en 551 par ses alliés lombards, Justinien Ier expulse les Gépides du territoire romain et referme la frontière du Bas-Danube, il ne peut ni ressusciter les villes, ni faire revenir leurs anciens habitants. A la place des castella, places fortes de défense et villes qui avaient existé sur les deux rives du Bas-Danube, on construit, surtout, après 552, de petites forteresses dans lesquelles des garnisons peu nombreuses d’origine partiellement ou entièrement barbare sont chargées, pendant une trentaine d’années encore, d’assurer la garde de la frontière. Les campagnes avares des années 580 et 590 finiront par liquider définitivement ces forteresses jusqu’à Dobroudja.

Les archéologues connaissent fort bien les vestiges des Gépides de l’époque des migrations, à savoir des Ve et VIe siècles. Les premières découvertes sont des bijoux qui proviennent de la tombe d’une femme riche appartenant à la noblesse et ont justement été découverts, en 1856, en Transylvanie (Kleinschelken/Kisselyk). József Hampel a constaté dès 1880, à propos de bijoux faisant partie d’un mobilier funéraire de Nagyvárad, que les bijoux de ce genre étaient, dans le bassin des Carpates, de style mérovingien. Sur la base de découvertes de plus en plus nombreuses et en s’appuyant sur ses excellentes connaissances des sources historiques, Hampel affirma, à la fin du siècle dernier, que les sépultures et cimetières qui ont livré des objets de ce genre à l’est de la Tisza appartenaient tous au peuple gépide. Dans sa publication décrivant le premier cimetière transylvain mis au jour et présenté de manière exemplaire (Mezõbánd/Band, 1906/7), István Kovács a démontré (1913) que la nécropole constituait un legs gépide de l’époque des migrations. Quoique l’archéologie ne soit pas, pour les Gépides non plus, restée à l’abri d’une confusion conceptuelle après la Première guerre mondiale, les fouilles et recherches sur l’ancienne Gépidie, qui se répartissait dorénavant sur trois pays, ne cessèrent pas pour autant (il est vrai qu’en Transylvanie, entre 1951 et 1956, elles entraient dans le «programme slave») et, dès les années 1960, les tendances se clarifièrent. Aucun chercheur compétent de Hongrie, de Yougoslavie ou de Roumanie ne met plus en doute aujourd’hui que les habitats et cimetières de l’époque en question appartenaient aux Gépides. Ce qui présente par contre de grosses difficultés, c’est de faire accepter ces points de vue aux chercheurs occidentaux spécialistes de l’époque mérovingienne: il existe en effet un nombre encore assez élevé d’historiens et d’archéologues occidentaux qui ignorent délibérément les Gépides ou, s’ils tiennent compte de leur existence, ne reconnaissent comme gépides que les objets frustes ayant appartenu au bas peuple. Les chroniques haineuses des Goths et des Lombards de l’époque ont causé un grand tort aux Gépides: il est courant qu’on leur dispute leurs merveilleux trésors, leurs sépultures royales, leurs bijoux princiers, et qu’on les attribue du même coup aux Goths, aussi bien que leurs victoires. Les recherches locales portant sur la Gépidie se ressentent régulièrement de cette tendance: il en est ainsi, par exemple, de l’idée qui n’est {f-87.} confirmée par aucune source historique et selon laquelle les sépultures royales d’Apahida ou le trésor de Szamosfalva appartenaient aux chefs d’un groupe d’Ostrogoths qui auraient séjourné en Transylvanie jusqu’en 474 ou 490. Or, en réalité, la victoire décisive que les Gépides remportèrent sur les Huns et leur solide alliance avec l’Empire d’Orient (excepté les 12 années ci-dessus mentionnées) expliquent fort bien la richesse extraordinaire de leurs rois et de leur noblesse.

La diffusion des solidi de Théodose II, de Marcien et de Valentinien III – monnaies d’or que, dans le deuxième tiers du Ve siècle, les nobles gépides mettaient volontiers dans la tombe de leurs proches parents afin qu’ils puissent entrer dans l’au-delà – permettent de définir clairement l’étendue du territoire des Gépides à l’époque de la domination des Huns. La Gépidie s’étendait à l’ouest jusqu’à la ligne du Bodrog et de la Tisza, au sud jusqu’à la ligne du Körös et du Sebes-Körös et à l’est, jusqu’à la région de la source du Nagy-Szamos. Les riches mobiliers funéraires découverts dans le Partium et le Nord de la Transylvanie (par exemple à Érmihályfalva) servent à l’archéologie internationale pour dater par des monnaies le commencement de la «civilisation mérovingienne». C’est à cette époque que les femmes nobles gépides ont commencé à porter des bijoux de «nouveaux riches»: des fibules en argent de grandes dimensions qui ornaient les robes aux deux épaules, des plaquesboucles de ceintures et bracelets luxueux, des boucles d’oreilles de type polyédrique en or et des colliers de perles. On trouve également des sépultures de ce genre dans le Partium, contigu de la Grande Plaine (par exemple à Érdengeleg et Gencs) et à Nagyvárad, une véritable nécropole de nobles.

Comme, grâce à d’importantes nécropoles (Ártánd I-II, etc.), les armes gépides de l’époque hunnique, le costume masculin et féminin ainsi que les autres objets de la civilisation matérielle sont aujourd’hui connus, on peut aisément reconstituer le peuplement de la Transylvanie après l’époque hunnique. En effet, les premiers conquérants avaient apporté avec eux les boucles d’oreilles, les fibules, etc. dont la forme était née dans leur patrie antérieure. Leurs oboles mortuaires étaient encore les monnaies frappées à la fin du règne de Théodose II, monnaies dont l’empire des Huns était pour ainsi dire submergé, ou encore les frappes tardives de Valentinien III (425-455), mais qui furent bientôt suivies des solidi de Léon Ier (457-474) et de Zénon (474-491). La diffusion des monnaies correspond parfaitement à celle des mobiliers funéraires de la haute période gépide, attestés jusque dans les vallées de la Transylvanie du Sud, jusqu’à Segesvár, Székelyudvarhely, Brassó, Szelindek, Hátszeg. La majorité provient de cimetières familiaux de hameaux et de métairies récemment établies (des villages de plus grandes dimensions ne s’étant pas constitués). La plupart des vestiges de l’époque gépide ont été mis au jour à Kolozsvár et dans ses environs où il faut admettre l’existence d’un important «centre» gépide.

Rois gépides en Transylvanie

Autour des ruines de Naposa, il se constitua un véritable anneau de sites habités par les membres de l’escorte militaire et de leurs familles. (Magyarvalkó, Kardosfalva, Szamosfalva, Apahida, etc.). Il est donc vraisemblable que les rois gépides ont fréquemment séjourné sur le territoire de l’ancienne ville. Quoique dégradés par le temps, les murs de la ville, selon toute vraisemblance, existaient encore et on réussit peut-être même à rendre habitable un des {f-88.} édifices publics en train de s’écrouler, comme le firent les Alamans puis les princes des Bajuvares à Castra Regina (Ratisbonne/Regensburg). Pour ce qui est de leur rang, les personnalités princières de Transylvanie semblent avoir été encore plus puissantes que ceux-ci, puisqu’elles furent enterrées en secret, loin de leur résidence, sur la terrasse du Kis-Szamos, à l’emplacement du village actuel d’Apahida. La première tombe princière fut découverte, et aussi ravagée, en 1889, mais on réussit à sauver une partie du mobilier funéraire. Le rapport publié, peu après, en hongrois et en allemand, faisait la somme d’à peu près tout ce qu’on en sait aujourd’hui. La trouvaille la plus importante livrée par la tombe est une fibule cruciforme en or antique-byzantine «à bulbe d’oignon». C’est une réplique plus grande et plus minutieusement travaillée de la fibule mise au jour de la tombe du roi franc Childeric Ier (†482), à Tournai; du point de vue romain, le prince d’Apahida était donc un chef barbare plus puissant et d’un rang plus élevé. Les cruches en argent de la tombe d’Apahida étaient également des cadeaux venant de Constantinople et constituent une richesse complémentaire par rapport à la tombe de Childeric. Le reste du mobilier funéraire comprend de riches regalia (insignes royaux) ainsi que des personalia (objets personnels). Le bracelet en or massif, évasé aux extrémités, était, depuis les IIIe-IVe siècles, le symbole des familles royales des Germains. Il ne fait pas de doute que les six pendentifs avec des têtes de sanglier en or qui étaient probablement accrochés à une sorte de diadème éventuellement en textile marquaient également une dignité. La ceinture du prince se fermait à l’aide d’une grande boucle d’or cloisonnée, garnie de pierres colorées; il faut probablement compter parmi ses insignes un bol en verre ou en bois plaqué or. On est également renseigné sur la religion du mort, notamment par une bague en or rehaussée de croix: quant à son nom, il peut être reconstitué grâce à un anneau sigillaire portant l’inscription latine OMHARIVS et un monogramme grec dont on peut reconstruire le nom (AUD)OMARIUΣ. En lisant la lettre de l’inscription latine comme «ri», nous avons la terminaison harius, ce qui est la réplique correcte du mot vieux germanique harjaz et du mot goth harjis (nom. et gén.) ayant le sens de «armée». Dans ce cas, une signification possible de Aud[om]harjis est «salut de l’armée». Si on lit la ligature comme «ir», nous avons le mot goth hairus = épée, la syllabe «om» restant toutefois obscure. Mais, étant donné ce sens évoquant l’arme et l’armée, l’étude des noms du même genre et de la même époque révèle que ce nom ne pouvait être porté que par un des rois des Gépides.

Une partie des mobiliers funéraires de la sépulture princière n° 2 de Apahida, mise au jour – et en partie dévastée – en 1968, à 500 mètres de la tombe n° 1, est apparentée aux trouvailles précédentes, puisqu’on y trouve, entre autres, le même type de boucle de ceinture que dans la tombe n° 1 ainsi que le gobelet en verre plaqué or et le bol en bois. Le reste du riche mobilier funéraire (épée longue et boucles du baudrier en or, plaque de sabretache ornée de pierres colorées cloisonnées et, dans une caisse en bois, de merveilleux ornements de selle et de harnachement) n’a pour la plupart pas d’équivalent dans la tombe n° 1. Dans le même temps, les regalia et les personalia font défaut: peut-être ont-ils disparu au moment de l’ouverture de la tombe. D’une troisième trouvaille (1979), on ne connaît qu’une boucle de ceinture en or d’orfèvrerie cloisonnée plus grande et plus somptueuse que les deux précédentes.

Le mobilier funéraire des trois tombes princières est pour ainsi dire complété par le trésor d’or caché, non loin d’Apahida, à Szamosfalva et découvert en 1962. Il contenait essentiellement des bijoux féminins (pendentif somptueux {f-89.} suspendu à une chaîne torsadée, boucle de ceinture, perles de collier, bagues) mais également des parures masculines (bagues en or, torque).

Les bijoux d’Apahida–Szamosfalva sont les plus beaux spécimens des ornements princiers germaniques qui, fabriqués à la mode de l’époque hunnique, reflètent une incroyable richesse. Il est tout à fait légitime de les attribuer aux rois gépides du Ve siècle, les Ardariking. La regia de Napoca ainsi que les maisons environnantes habitées par l’escorte du roi cessent d’être utilisées au VIe siècle, ce qui indique une brusque modification: une nouvelle dynastie, celle d’Elemund, évince les Ardariking du pouvoir. Le trésor de Szamosfalva a sans doute appartenu à un membre de cette dernière famille qui, obligée de fuir, choisit de le confier à la terre.

Les Gépides à l’époque de la culture mérovingienne

Au tournant du Ve et du VIe siècles, dans les régions occidentale et centrale d’Europe, de l’Océan Atlantique à la Transylvanie, une nouvelle «civilisation» est en gestation. Son berceau est le Nord de la Gaule, plus exactement l’Austrasie, le «pays du Sud» qui s’étend sur les vallées du Rhin, de la Meuse, de la Moselle et du Main, conquises par les Francs. Non seulement les conditions politiques s’y raffermissent à l’époque de la dynastie mérovingienne, mais la vie économique connaît elle aussi, dans les anciennes villes romaines, une époque de renouveau. Dans la province, on voit se former des domaines qui vont se développer dans le sens des domaines féodaux et, sur les terres, se constituer des villages et des hameaux. Aux abords des agglomérations rurales qui ne se rattachent plus guère aux antécédents romains, la population ouvre des cimetières qui vont être utilisés pendant des siècles et dont les sépultures et le mobilier funéraire conservent sa mode, ses armes, ainsi que d’autres éléments de sa civilisation matérielle, sans oublier certains signes de son organisation sociale. A l’est du bloc franco-alaman, en Thuringe, en Bohême et sur le territoire de la Moravie actuelle, en Autriche, en Transdanubie, dans la région de la Tisza et enfin en Transylvanie, cette civilisation se double de ce qu’on appelle civilisation mérovingienne de l’Est ou civilisation des «cimetières par rangées», dont les tenants étaient d’autres peuples germaniques. En dehors et surtout à l’est et au sud du bassin des Carpates, on ne trouve plus la moindre trace de cette dernière, ce qui indique clairement le «partage» de l’Europe tel qu’il apparaît à cette époque. En deçà de la Thuringe et de l’Autriche Supérieure, l’épithète «mérovingien» n’a aucune raison d’être car la dynastie des Mérovingiens n’a en effet jamais dominé ces territoires. Elle est pourtant admise, du fait que, dans les deux premiers tiers du VIe siècle, les peuples habitant ces régions, en premier lieu les Lombards et les Gépides, entretenaient avec la dynastie mérovingienne des rapports politiques (les Gépides, par exemple, à l’époque de la guerre contre Byzance, en 539) et même dynastiques (comme les rois lombards). Ces rapports furent plus d’une fois, du point de vue du bassin médian du Danube, d’une importance décisive.

Plus importants que l’influence directe ou indirecte des Mérovingiens sur les lointains Gépides, furent les rapports avec Byzance et même – à en croire le témoignage des bijoux – les rapports qui existèrent, pendant un certain temps, entre Gépides et Goths de Crimée et les peuples scandinaves. Après la reconquête de la Syrmie (536), on retrouve trois blocs rattachés l’un à l’autre {f-90.} de façon assez lâche, qui forment le royaume gépide. Vers le Nord et l’Ouest, c’est la région de la Tisza, qui se trouve être la plus ouverte, vers le Sud et l’Italie, la Syrmie et, vers l’Est, pendant quelque temps, la Transylvanie. Lorsque, du fait des migrations slaves, les rapports avec l’Est cessèrent, la Transylvanie – partie du royaume gépide – se vit contrainte de se transformer en une province autarcique.

Un signe caractéristique de la stabilité économique et politique est l’existence d’un grand nombre d’agglomérations permanentes. Les villages gépides nés en Transylvanie ne s’appuyaient, au tournant des Ve et VIe siècles, sur aucun antécédent: ils n’eurent de prédécesseurs goths, romains ou préhistoriques qu’aux endroits stratégiques importants du point de vue économique ou de communication. La plupart étaient des villages ou hameaux nouvellement créés, habités par une population paysanne de cultivateurs et d’éleveurs qui venaient s’établir dans le pays.

Le site le mieux décrit se trouve dans le finage de Malomfalva-Podej, où on a mis au jour 34 fonds de cabanes semi-enterrées dans le sol, soutenues par deux fois un, ou deux fois deux et, le plus souvent, trois fois trois poteaux et couvertes d’un toit en bâtiére. Tout comme dans les autres maisons germaniques de l’époque, on ne trouve ni âtre ni four. Dans quelques-unes, il y avait des métiers à tisser, dans d’autres des outils, des peignes, des couteaux, des bijoux simples et beaucoup de tessons qui tous renvoient à l’époque à laquelle les maisons furent construites et habitées. Tous ces objets sont des produits caractéristiques de la métallurgie gépide, réalisés en bronze et fer, ou de la fabrication des peignes en os et bois de cerf, ou encore de la poterie faite au tour. On en a trouvé des centaines dans les sites et les tombes des Gépides de la région de la Tisza. Ils ne dénotent aucune influence «locale», aucun trait qui serait inconnu dans les autres régions de la Gépidie. La population, qui s’adonnait à l’agriculture et à l’élevage, n’entretenait aucun rapport avec l’étranger. Les Gépides, qui habitèrent le site de Malomfalva entre 500 et 567, et les maisons de la dernière période furent victimes de l’attaque des Avars et, quelques années ou dizaines d’années plus tard, les terres devenues désertes sont repeuplées par les envahisseurs.

On a découvert, à plusieurs endroits de la Transylvanie, des traces de maisons, de villages et d’agglomérations plus ou moins grands, ressemblant à ceux de Malomfalva (Maroscsapó, Kutyfalva, Mezõszopor, Vajdaszentivány, Bethlenszentmiklós, Kézdipolyán-Kõhát – et, en dehors de la Transylvanie, en Bihar, des maisons avec des ateliers de peignes en os). Il faut tout particulièrement signaler les cabanes gépiden semi-enterrées qui se trouvent sur le territoire intérieur complètement désert de l’ancien Apulum (dans la citadelle de Gyulafehérvár): elles peuvent être datées à l’aide d’objets caractéristiques sortis de la main de potiers gépiden, à savoir des vases à bec verseur. A noter également que des tessons de vases gépiden à bec verseur et décoration estampillée et lissée caractéristique se rencontrent parfois aussi sur les sites construits sur des plateaux, à Kisselyk-Várhegy et Kisgalambfalva-Galat-tetõ par exemple. On y observe, à côté des maisons semi-enterrées, des restes de maisons en bois. En revanche, rien ne permet de conclure que les Gépides aient entouré ces sites, sur les hauteurs, de remparts de terre; certains chercheurs ont qualifié d’ouvrages gépiden des remparts préhistoriques ou médiévaux, voire des terrasses naturelles. Or, aucun site gépide n’était protégé.

Dans l’état actuel des recherches, ce sont plutôt les cimetières, ainsi que les tombes et découvertes liées aux cimetières, qui nous fournissent des indications sur la véritable étendue du territoire de Transylvanie habité par des {f-91.} Gépides. Comme partout dans le royaume gépide, les cimetières se rattachent ici à deux types de sites: à des villages et à des hameaux. Au VIe siècle, les manoirs nobiliaires ont disparu de Transylvanie, la continuité de leur existence n’est attestée qu’en dehors du pays, près de Nagyvárad. Mais le cimetière seigneurial qui s’y trouve n’a malheureusement pas été fouillé avec compétence. Du mobilier funéraire des 10 sépultures découvertes et plusieurs fois fouillées, beaucoup de pièces ne sont pas entrées dans les collections. Les trouvailles existantes permettent pourtant de constater que les morts, les hommes aussi bien que les femmes, appartenaient à la plus haute noblesse du royaume gépide. Parmi les objets du mobilier funéraire, il y a des insignes chrétiens et des bijoux francs originaux. Des sépultures nobiliaires tout aussi riches des années postérieures à 536 sont connues en Syrmie, et cela n’est nullement dû au hasard, puisque c’est de là qu’au milieu du siècle, le roi Cunimund transféra la cour royale gépide à Sirmium, ville antique encore vivante, qu’habitait l’héritier du trône et où résidait l’évêque de l’Eglise arienne gépide.

Les cimetières de hameau se situent surtout dans la région du Kis-Szamos et du Maros (Magyarkapus, Nagyiklód, Mezõceked, Marosvásárhely, Maroscsapó), mais on en a également trouvé dans la vallée du Kis-Küküllõ (par exemple à Bethlenszentmiklós). Le rite funéraire est homogène et de caractère chrétien: sépulture avec cercueil orienté ouest-est. Le mobilier est également homogène, fibules ansées de type gépide, peignes doubles à dents serrées, pointes de flèche, boucles en bronze et en fer, poteries de style gépide à décor lissé ou estampillé, rarement dépourvues de décoration, mais toujours fabriquées au tour rapide. Le nombre des vases varie fortement selon les cimetières et selon les conditions religieuses de la communauté.

A l’heure actuelle, on connaît peu de cimetières en Transylvanie qui fussent rattachés à un village. Dans celui de Malomfalva, la majorité des tombes fut détruite par des pilleurs une fois que l’habitation eut été désertée. Ce qui y est resté – fibules, perles, peignes, armes, etc. – offre des caractéristiques gépides tellement prononcées qu’on se croirait en présence d’un cimetière mis au jour par exemple à Szentes, en Hongrie. Des cimetières de village ont également été mis au jour à Beszterce et Galacfalva.

Le plus grand cimetière gépide de Transylvanie, et qui a été fouillé et décrit avec la plus grande compétence, est celui de Mezõbánd. A la différence de celui de Malomfalva, les sépultures y sont caractérisées par une abondance de vases destinés à contenir des aliments et par l’absence de plats de viande païens. Ce mélange particulier d’élements du rite chrétien et du rite païen se rencontre également ailleurs, chez les Gépides mi-païens, mi-chrétiens. Le cimetière de Mezõbánd est un de ceux que l’on continua à utiliser même après la conquête avare, tout comme celui de Marosnagylak ou le cimetière n° 3 de Baráthely. Les tombes de Marosveresmart semblent également constituer une partie d’une nécropole de ce genre.

Le nombre des mobiliers funéraires dont on connaît la provenance et des sites constitués d’une ou deux tombes s’élève à environ 40 au total. Ce sont des tombes «isolées» qui ont livré les bijoux gépides les plus caractéristiques de Transylvanie: deux boucles de ceinturon ornées d’une grande tête d’oiseau rapace, trouvées à Szamosjenõ et à Maroscsapó. Il s’agit d’«insignes» des femmes de haut rang du VIe siècle, utilisés sur l’ensemble de la terre gépide.

Bien que les vestiges de la «culture mérovingienne» de Transylvanie soient connus par de nombreux sites et sépultures (étant donné que du haut Moyen Age c’est la seule période qui ait été un peu mieux étudiée en Transylvanie), {f-92.} il n’est pas aisé de les interpréter. La seule chose qui semble certaine, c’est que cette civilisation est identique à celle du bloc gépide de la région d’au-delà de la Tisza et de la Syrmie, et qu’elle est apparentée à la culture des Lombards de Pannonie ainsi qu’à celle des Bavarois du Haut-Danube. Sa datation est assurée par les oboles d’or et autres objets métalliques byzantins découverts dans les sépultures du bord de la Tisza et de Syrmie. En Transylvanie, les tombes du VIe siècle sont rarement datées, alors que celles du territoire gépide le sont assez bien par les monnaies d’or de Justin Ier (518-527) et de Justinien Ier (527-565), utilisées comme oboles funéraires.

 Les territoires de la Gépidie sont marqués, au VI

Fig. 5. Les territoires de la Gépidie sont marqués, au VIe siècle, par la parure la plus caractéristique des Gépides, le boucle à tête d’aigle

L’histoire de l’époque n’était pas à l’abri de bouleversements: plus haut, il a déjà été question de l’avènement d’Elemund et de sa dynastie au début du VIe siècle. En 546, cette dynastie est à son tour renversée par Thorisind. Les troubles qui accompagnent les prises de pouvoir entraînent, sur l’ensemble du territoire du royaume gépide, la dévastation de villages (et de cimetières). En Transylvanie, ces perturbations semblent remonter plus haut. Le seul trésor de monnaies à l’«intérieur» du royaume gépide a été caché entre Kisselyk et Mikeszásza, dans la vallée du Nagy-Küküllõ, peu après le règne de Justin Ier. Le trésor contenait 50 à 80 ou peut-être 100 pièces d’or, que la famille du propriétaire avait commencé à rassembler dans les années 440, mais pas une seule de celles qui affluèrent dans le pays à l’époque de la «conjoncture» justinienne. Il n’est toutefois pas exclu que le trésor ait été mis en lieu sûr au moment du coup d’Etat de Thorisind.

{f-93.} Malgré les traits communs, la société gépide de Transylvanie du VIe siècle n’est qu’une copie plus modeste de la société de la Grande Plaine et, en particulier, de celle de Syrmie. Il n’y a que très peu de traces d’une escorte militaire qui, en général, entourait les rois et les princes. Or, étant donné la situation inverse au Ve siècle, nous n’avons aucune raison d’attribuer cette absence à l’insuffisance des recherches. Que les nobles et les chefs militaires gépides se soient, au VIe siècle, déplacés progressivement vers le Sud est un fait que l’historiographie a suffisamment prouvé. La couche des hommes armés des villages et de leurs familles ne semble pas avoir été très nombreuse. La plupart des Gépides de Transylvanie étaient des hommes libres moyennement aisés ou réellement pauvres, contraints au service et à des prestations. Cela semble correspondre aux conditions de la première époque du féodalisme. L’orfèvre-forgeron de Mezõbánd, dont la sépulture contenait non seulement ses outils mais aussi son casque de fer, comptait parmi les hommes de rang ou peut-être même parmi les nobles de la région.

Néanmoins à l’époque gépide, il se constitua une chaîne de villages et de hameaux de cultivateurs et d’éleveurs. Il en résulta un accroissement des surfaces cultivables et habitées, accroissement qui, bien qu’inférieur à l’extension de l’époque des Wisigoths, n’en signifie pas moins un progrès par rapport à la situation catastrophique de l’époque hunnique. C’est là – indubitablement – le mérite des Gépides.

Ni les Slaves ni les Avars ne réussirent à troubler la paix des Gépides de Transylvanie qui, dans l’intérêt de leur sécurité, veillaient soigneusement à ce que les cols et défilés encore praticables restent fermés. Grâce à cet isolement géographique, ce furent les Gépides de Transylvanie qui eurent le moins à souffrir de l’attaque avare qui survint en 567, bien que cette affirmation n’ait qu’un caractère relatif. 25 des 30 cimetières gépides datables du VIe siècle furent néanmoins abandonnés en 567, et il y a tout lieu de penser que les sites auxquels ils appartenaient avaient eux aussi disparu.

En étudiant objectivement les 4 ou 5 cimetières gépides rattachés à des villages reculés et qui continuaient à être utilisés après 567, on constate que tous proviennent de la culture gépide de Transylvanie, culture à laquelle ils sont liés tant par leurs traits matériels que spirituels. Il n’est toutefois pas exclu que les Avars aient établi, parmi les Gépides survivants, des Bajuvares (Bavarois), des Alamans et des Francs réfugiés. C’est du moins ce que suggèrent les quelques armes, ceinturons et reliquaires de la fin du VIe et du VIIe siècles qui y ont été mis au jour. On note la même présence dans d’autres provinces de l’Empire avar et il faut y voir l’application d’une méthode typique de la steppe. Ainsi la théorie des archéologues qui, dans quelques cimetières gépides transylvains d’une plus longue existence, veulent reconnaître la civilisation d’un «groupe» archéologique distinct, indépendant dans le temps (après 600 seulement) et par sa population «mêlée d’éléments autochtones» («culture de Bánd») est dépourvue de tout fondement.

Ce qui, en revanche, ne fait aucun doute, c’est qu’après les années 670, il n’y a plus aucune trace des Gépides en Transylvanie.