2. L’histoire de la Transylvanie et du bord oriental de la Grande Plaine pendant les cent ans qui suivirent la conquête du pays (895-1003)


Table des matières

La Geste primitive hongroise, écrite au plus tard dans les années 1060, a conservé le souvenir de l’unique itinéraire imaginable de la conquête (que l’on peut d’ailleurs également reconstituer à l’aide des sources de l’époque). Ainsi, le peuple des campements hongrois mis en état d’alerte prit la fuite, s’attroupa et se bouscula pendant trois mois à travers tous les cols et défilés des Carpates afin d’échapper aux «aigles» (anc. hongr.: bese = Besenyõ/Pétchénègues; lat.: bessi) qui ravageaient leur bétail et leurs chevaux. Par monts et par vaux, ils cherchaient à atteindre, au-delà des «Alpes», la Transylvanie (in Erdelw) qui faisait pour eux figure de refuge où, enfin, «ils se remirent de leurs fatigues, leurs bêtes reprirent leurs forces».*«In Erdelw igitur quieverunt et pecora sua recreaverunt», SRH I.28. Selon une tradition sans aucun doute authentique – tradition familiale de la dynastie árpádienne – Álmos, grand prince, père d’Árpád, fut tué en Transylvanie, «car il ne devait pas entrer en Pannonie».*«Almus in patria Erdelw occises est, non enim potuit in Pannoniam introire», SRH I.28. La raison de cette immolation sacrale exécutée à la manière khazare était probablement la défaite infligée par les Pétchénègues. L’armée, battue en Bulgarie, ne pouvait guère se réfugier ailleurs qu’en Transylvanie, car la voie qui longeait la rive sud du Bas-Danube était protégé par les forteresses bulgares de Vidine et Belgrade. Au moment de la conquête du pays, on ne vit d’ailleurs aucune armée bulgare dans le bassin des Carpates, aussi les Hongrois n’eurent-ils pas à combattre des forces bulgares notables. Dans les années 894-899, période qui devint presque fatale pour les Bulgares, on ne pouvait guère s’attendre à trouver, dans ces lointains confins, que quelques petites garnisons bulgares (50 à 300 hommes armés). En Transylvanie leur souvenir même a disparu.

 La Transylvanie et l’Est de la Plaine à l’époque de la conquête hongroise et de la fondation de l’Etat

{f-119.} Carte 7. La Transylvanie et l’Est de la Plaine à l’époque
de la conquête hongroise et de la fondation de l’Etat
1 – cimetières et objets des guerriers hongrois du Xe siècle, 2 – cimetières et objets des Hongrois communs aux Xe-XIe siècles, 3 – les châteaux des «ispán» hongrois, 4 – épées carolingiennes, viking et byzantines, 5 – agglomérations portant les noms des tribus hongroises ayant conquis le pays, 6 – campements et territoires princiers ou de chef de tribu, au Xe siècle, 7 – toponymes à caractère tribale, 8 – villages slaves ayant survécu aux Xe-XIe siècles, attestés par des fouilles, 9 – forteresses bulgares construites depuis le début du Xe siècle, 10 – fortifications frontalières des Hongrois contre les Bulgares au Xe siècle, 11 – premières mines de sel gemme

{f-120.} La dernière phrase du récit de la Geste primitive qui raconte la conquête, précise qu’en Transylvanie les Hongrois «construisirent sept fortins de terre (septem castra terrea), y gardèrent leurs épouses et leur bétail et y demeurèrent eux-mêmes pendant un certain temps». S’il est clair que la remarque suivante ajoutée à cette phrase: «c’est pourquoi les Allemands appellent ce pays jusqu’à ce jour Simburg» (Siebenbürgen)*SRH I.286. est un commentaire postérieur de plusieurs centaines d’années, il est non moins évident que l’affirmation concernant les sept fortins de terre ne pouvait pas non plus naître avant la construction des châteaux forts tenant lieu de centres administratifs des comes de Transylvanie, c’est-à-dire le XIe siècle. Il est peu probable que ces prétendus fortins aient été destinés à protéger les mines de sel immédiatement occupées par les sept tribus, comme certains le veulent. Au début, point n’était besoin d’extraire le sel des profondeurs de la terre, puisqu’à plusieurs endroits, il existait de véritables «montagnes de sel» en surface. Là où on pratiquait l’extraction du sel, on exploitait sans doute les quelques mines abandonnées des Bulgares au bord du Maros. Les Hongrois de la conquête, vu leur nombre, n’avaient de tout évidence nul besoin des huit grandes mines de sel de la Transylvanie médiévale.

La Transylvanie du IXe siècle, avec ses immenses étendues de forêts, n’aurait pas été à même de nourrir l’ensemble du peuple hongrois avec son bétail, pas même pendant quelques mois. La majorité des tribus fut donc obligée, dès 895, de poursuivre son chemin vers la Grande Plaine. Il est vrai que Constantin Porphyrogénète, en parlant de l’ensemble du quartier de la «Turkia»,*DAI 40. = FBHH 48. indique un territoire dont la plus grande rivière est la Tisza (Titza), ses cours d’eau intérieurs le Temes (Timésis), la Tutis (Bega?), le Maros (Morésis) et le Körös (Krisos) et qui, «à l’est», vers les territoires bulgares, serait limité par le Danube (Istros). On résoud généralement la contradiction en alléguant qu’il s’agit là uniquement du «pays» d’un des chefs hongrois, à savoir du gyula qui, après 952, se rendit à Byzance en personne. L’explication mérite d’être prise en considération, mais elle apparaît, en même temps, peu vraisemblable, car l’empereur acheva son ouvrage avant la visite du gyula. La description de la «Petite Turquie» est passée dans le livre de l’empereur – d’ailleurs non exempt d’une certaine confusion et mêlant des données d’âges différents – du rapport que le clerc Gabriel, envoyé en ambassade sur cette terre, rédigea entre 897 et 900, ce qui signifie qu’elle fixe la situation d’avant 900. Cela vaut également pour le Bavarois Aventin qui, au XVIe siècle, en utilisant des sources perdues, appellait, à plusieurs reprises, le pays des Hongrois d’avant 900, la Dacie, très exactement la Dacie en-deçà et la Dacie au-delà de la Tisza. Dans d’autres parties de son ouvrage, l’empereur Constantin se montre très bien informé sur le pays des Hongrois pour sa propre époque: «l’ancienne Pannonie des Lombards est maintenant le pays des Turcs», les voisins des Turcs sont à l’ouest la «Frangia» (Franconie), «les Turcs habitent la terre de Moravie au-dessus du Danube [le Sud-Ouest de la Slovaquie actuelle] et en-deçà, entre le Danube et la Save.»*DAI 27. = FBHH 38. Et même dans la suite de la description contradictoire qu’on vient de citer de la «Petite Turquie», on lit également que les voisins sont, à l’ouest les Francs, et au sud les Croates.*DAI 13. = FBHH 37; DAI 42. = FBHH 50; DAI 40. = FBHH 48. Il s’ensuit que la majorité des tribus hongroises {f-121.} qui ont occupé la «Dacie» l’ont rapidement quittée et il semble à peu près certain que le nombre des habitants hongrois de la Transylvanie continua à décroître après 900.

Au Xe siècle, la partie orientale de la Grande Plaine et la région du Temes – en gros le Partium des temps modernes –, qui font aujourd’hui partie de la Roumanie, ont très peu de commun avec la vraie Transylvanie, tandis qu’elles ressemblent en tous points aux régions de la Tisza en Hongrie. Les Hongrois n’y trouvèrent aucune population slave de quelqu’importance; les Slaves vivaient en blocs fermés au pied des montagnes et dans leurs prolongements boisés, et ne formaient que des îlots dans la plaine (ainsi par exemple, près du cours moyen de la Berettyó ou du cours inférieur du Fehér-Körös). De la région de Nyír–Ér jusqu’à Örsvár (Orsova) sur le Bas-Danube, on trouve dans Bihar, Zaránd, Arad, Temes fréquemment de tombes et cimetières hongrois plus ou moins vastes, mais presque toujours significatifs et bien fournis de l’époque de la conquête, tombes et cimetières qui, vers la fin du siècle, seront suivis des traces des milites du prince Géza (972-997). Cette importante présence hongroise est confirmée par les toponymes hongrois datant de la haute époque, en particulier par les noms de villages qui remontent aux noms des tribus hongroises. Ils sont aussi complétés, dans la partie orientale de la Plaine comme ailleurs, par des noms de tribus d’origine probablement kabar (Varsány, Tárkány) et par les noms de villages formés sur le mot Berény, qui signifie Alain. Des huit noms de tribus hongrois énumérés ici bas, sept (le nom de la tribu Kürt fait défaut dans la partie orientale de la Grande Plaine et en Transylvanie) se rencontrent, avec Tárkány, Varsány et Berény, à une fréquence élevée, dans les plaines de Bihar et de Zaránd (25 noms de villages). Bien que l’invasion des Mongoles, en 1241, ait détruit des centaines de villages de la région Maros–Temes–Bas-Danube (par endroit 30 à 70% du total) et que la population hongroise de ces régions ait été presque entièrement exterminée avant la fin des guerres turques ottomanes, il n’en reste pas moins, dans ces parties de la plaine, de 4 à 6 toponymes d’origine tribale par comitat. Ce sont – par ordre de fréquence – Kér, Jenõ, Tarján, Nyék, Megyer, Gyarmat, Keszi ainsi que Tárkány et Varsány, également à caractère tribal.

Le campement d’un chef hongrois du Xe Tarjàn siècle, près de Biharvár (Château de Bihar), s’appelait Szalárd; «Salard dux» en était le chef qui, en 924, guerroyait en Italie du Nord et qui incendia Pavie. Quant à Zarándvár (Château de Zaránd), il perpétua le nom de Zerind, fils de Tevel, lui-même fils d’Árpád. Les deux châteaux-forts furent probablement construits au Xe siècle (c’est à cette époque qu’on commença à former des toponymes à partir de noms de personne), ce que l’archéologie a depuis longtemps prouvé pour Biharvár. Autour de Biharvár, se trouvaient également des villages qui étaient astreints à différentes prestations aux châteaux du Xe siècle (Kovácsi–forgerons, Csatár–armuriers, Ácsi–charpentiers, Szántó–agriculteurs, Vadász–chasseurs). Tous appartiennent à un type qui surgit comme noms de villages permanents dans les chartes du XIe siècle.

En Transylvanie, la situation est foncièrement différente. Sur le territoire des comitats de Belsõ-Szolnok, Torda, Küküllõ, Fehér et Hunyad, on ne trouve pas d’agglomération portant le nom d’une tribu hongroise; dans le comitat de Doboka, il y a un Jenõ et peut-être un Kér, dans le comitat de Kolozs un Keszi. Le seul Berény connu dans le comitat de Hunyad ne change rien au fait fort singulier, à savoir que les toponymes d’origine tribale sont, en Transylvanie, d’un nombre très bas, même par rapport à ceux de Hongrie, {f-122.} révélés par les recherches, elles-mêmes fort restreintes. Il est en tout cas certain qu’il y eut, en 942, à la tête des Hongrois, «sept émirs» ou chefs, comme nous l’apprend l’ouvrage historique récemment publié du Maure espagnol Ibn Hayyan. A cette même source, on doit également le nom de quelques-uns des sept chefs. Vers 950, Constantin Porphyrogénète, informé de source hongroise fiable, énumère encore correctement les «sept tribus»*DAI 40. Néki, Megeri, Kurtugermatu, Tarión, Jenah, Kari, Kasi. (geneai) des «Turks», dont la troisième est Kürtgyarmat, mot formé de deux noms de tribu. Ces noms sont réels puisque les mêmes huit tribus se rencontrent dans les noms de 300 villages en majorité encore existants dans les régions du bassin carpatique habitées par des Hongrois. Leur fréquence varie de 23 à 58 et ils sont répartis de façon à peu près égale dans la Hongrie historique. L’auteur de la Gesta primitive rédigée au plus tard vers 1060 ne savait plus rien des tribus ou ne les estimait pas dignes d’être mentionnées. On ne trouve pas non plus d’allusion à des tribus, à l’organisation tribale ou à ses vestiges ni dans les lois d’Etienne Ier (997-1038), ni dans ses Admonestations. Dans le même temps, ces noms de tribus (y compris Varsány et Berény) tout aussi dispersés qu’à l’heure actuelle, commencent à apparaître, dans les chartes du XIe siècle (1001, 1002, 1009, 1061, 1075, 1086) comme noms de villages. Les tribus – quoi qu’on entende par ce terme – existaient donc encore au début du Xe siècle, mais elles furent réparties entre les différentes régions du pays avant la fin de ce même siècle, et cela est vrai même s’il faut admettre que des toponymes d’origine tribale ont été créés jusque dans le courant du XIe siècle. La destruction méthodique des organisations antérieures n’a pu survenir, au plus tard, que sous le règne du grand prince Géza (972-997). Ce prince apparaît, auprès des contemporains occidentaux et dans la tradition hongroise, comme un souverain énergique qui n’hésitait pas à verser le sang, ce qu’on explique à juste titre par le fait qu’il brisa et soumit les tribus et leurs chefs. Son action d’établir par la force les tribus hongroises, kabares et autres qui s’étaient jointes à eux, en les dispersant partout dans le pays, marqua la liquidation de l’organisation tribale. Comme le remarque un contemporain allemand, Géza «construisit un regnum qui s’étendait sur le pays entier».*BRUNO QUERFURTIENSIS, Vita Sancti Adalberti Pragensis. GOMBOS, Catalogus… III. 4912,2297. La population ainsi dispersée était surveillée par la nouvelle armée (militia, iobagiones) de Géza, que ce prince avait créée à partir de son escorte militaire, en en grossissant substantiellement les rangs et en l’établissant selon des critères d’ordre stratégique (par exemple, dans le triangle Esztergom–Óbuda–Székesfehérvár).

A l’en juger par le nombre restreint des agglomérations à dénomination tribale, cette série d’événements qui s’échelonnèrent sur 25 ans, ne touchait pas la zone de colonisation hongroise de Transylvanie, qui allait entre le Maros et le Küküllõ en englobant le Mezõség, excepté les environs du Kis-Szamos. L’absence de noms de tribus en Transylvanie prouve que, dans le dernier quart du Xe siècle, la Transylvanie s’était engagée dans une voie politique séparée.

Cette situation particulière n’a pas d’antécédents. Il est vrai que l’on connaît, en Transylvanie, des noms de villages (par exemple Maros-Bogát) qui semblent correspondre au nom d’un des chefs de l’époque des incursions (Bugat rex était un de ceux qui, en 923, commandaient l’armée menaçant Vérone). Mais, sur les 25 noms de lieu contenant l’élément Bogàt, les 4 qui {f-123.} sont attestés en Transylvanie sont tellement dispersés (du Kis-Szamos à la courbe de l’Olt, aux vallées de l’Aranyos et du Maros) qu’on ne pourrait aucunement les considérer comme lieux de campement d’un seigneur transylvain du Xe siècle; de plus, ce nom d’origine slave est également attesté au XIe siècle. L’un ou l’autre des toponymes Bogát de Transylvanie ne pourrait être rattaché au porteur de ce nom de l’époque de la conquête que si des données archéologiques, toponymiques ou des sources écrites venaient confirmer l’hypothèse que les Hongrois de Transylvanie participèrent aux campagnes d’Italie. Or, il n’y a qu’une seule pièce de monnaie qui puisse révéler des rapports entre la Transylvanie et l’Europe de l’époque: la monnaie d’argent de Berthold, duc de Bavière (938-947), découverte en 1735 à Torda. Mais comme cette monnaie n’est pas perforée à la manière hongroise, pour être cousue sur une pièce de vêtement, il n’est pas certain qu’elle provient de la tombe d’un guerrier ayant pris part aux incursions, mais dut tomber entre les mains hongroises avant la victoire du duc près de Traun (943) pour parvenir ensuite en Transylvanie.

Deux toponymes semblent par contre appuyer le fait que, jusqu’au milieu du Xe siècle, la province était directement soumise au grand-prince. Grâce à Constantin Porphyrogénète, on sait que, vers 950, le grand-prince des Hongrois portait le nom de Falitchi/Falis (Fajsz), fils de Youtotcha (Jutas). En 955, après la défaite des Hongrois à Augsbourg, Fajsz disparaît et son nom n’est plus jamais repris par les membres de la maison d’Árpád, ce qui n’est sans doute pas une pure coïncidence. Comme toponyme, il n’est attesté que cinq fois sur l’ensemble de l’aire linguistique hongroise. Un des villages nommés Fajsz se trouve précisément en Transylvanie, non loin du futur Küküllõvár, c’est-à-dire sur un territoire important du point de vue stratégique. Le nom, également rare, de Taksony, (chez Constantin Porphyrogénète: Taxin)*DAI 40. Taxin, Taxis = FBHH 49. Chronica Hungarorum: Toxun. SRH I.293. père du grand-prince Géza, s’est maintenu dans celui du village de Taksony qui se situait autrefois près du village d’Asszonynépe, entre le Küküllõ et le Maros (lu par erreur Caxun au lieu de Taxun). Grâce aux deux toponymes rares rattachés aux territoires ou établissements princiers, on peut attester la domination directe des grands-princes dans les régions frontalières transylvaines jusqu’à environ 970. Sous le prince Géza, cette domination diminua pour se limiter à la région du Nord-Ouest, entre Dés et Kolozs, et à la zone transylvaine menant à la Porte de Meszes. Là, en effet, le nom du village Magyardécse permet de supposer la domination de Géza (= Gyécsa ou Décse), et il en est de même pour les 2 ou 3 toponymes d’origine tribale. Cette région frontalière, qui est restée à la main de Géza, dut avoir son centre aux environs de Dés, là où fut trouvée une épée occidentale, témoignant de la présence de l’armée princière.

La population hongroise qui, à cette époque, vivait sur le territoire transylvain soumis aux chefs de la fédération tribale magyare se constituait des descendants des Hongrois restés sur place après la conquête. Au Xe siècle, elle vivait dans la vallée du Kis-Szamos–Aranyos, et dans le bassin arrosé par le Küküllõ et le Maros, c’est-à-dire dans la région qui était autrefois habitée par les Avars et fut, avant la conquête, en partie soumise aux Bulgares. Pour pouvoir juger de sa taille et de son importance, il serait nécessaire d’avoir recours à des recherches archéologiques. Après le premier tiers du Xe siècle, la région frontalière, les «confins», se trouvaient, au témoignage des sites {f-124.} archéologiques et des toponymes, à l’intérieur du bassin transylvain. Cela vaut également pour le territoire des futurs comitats frontaliers de Zala, Vas, Sopron, Moson, Borsova, Ung, etc.

La politique de Byzance et ses partisans

L’alliance que Byzance conclut, en 894, avec Árpád et Ku[r]san, princes des Magyars, s’avéra durable des deux côtés, bien que Byzance ne réussît pas à amener les «arkhôn» des «Turks» (c’est-à-dire les Hongrois) à intervenir, vers 897/898, contre les Pétchénègues. Comme l’écrit l’empereur Léon le Sage (avant 912), les «Turks ne sont maintenant nos voisins ni nos ennemis», ils cherchent à se comporter plutôt comme des amis (selon l’empereur, des «sujets»).*LÉON LE SAGE, Tactique 18,76 = FBHH 23. L’alliance entre Russes, Pétchénègues et Hongrois, dont il était question depuis 924/25, se dirigeait explicitement contre les Bulgares, ennemis héréditaires des Byzantins. Mais, lorsqu’elle se réalisa 10 ans plus tard, elle n’était plus la même. La défaite de 933 à Merseburg et la cessation du tribut allemand qui en fut la conséquence, contraignit les chefs hongrois avides de trésors à se fixer de nouveaux buts. Après avoir conclu une alliance avec les Pétchénègues, ils commencèrent à attaquer, en avril 934, les Bulgares, et lancèrent même, pour la première fois, comme le soulignent toutes les sources byzantines, une attaque inattendue contre l’Empire. Ils poussent jusqu’à Constantinople et ne renoncent à leur projet offensif que contre une grosse somme. L’événement apporte aussi un tournant dans l’histoire des Bulgares. En effet, les Pétchénègues liquidèrent, à ce moment-là ou un peu plus tard, le régime des Bulgares dans la Valachie actuelle et détruisirent les forteresses bulgares qui gardaient les sorties des Carpates du Sud. Vers 948, le pays des Pétchénègues «s’étend, à partir du cours inférieur du Danube, en face de Dristra (Silistra)», territoire où la province pétchénègue Jazikapan se trouvait seulement à une «demi-journée de marche» de la Bulgarie.*DAI 42, resp. DAI 37. = FBHH 41. L’alliance hungaro-pétchénègue s’avéra durable, puisque le Xe siècle ne connut plus aucun affrontement entre les deux peuples.

En avril 943, les Hongrois attaquent à nouveau Byzance. La campagne se termine par une paix conclue pour une durée de 5 ans et, de toute évidence, largement payée. Au moment où expire ce délai, en 948, on voit apparaître à Byzance le troisième «arkhon» en rang de «Turkia», le horka (kharkha) Bulcsu, fils du horka Kharkha, en compagnie de Tormás-Termatch(u), fils de Tevel(i), arrière petit-fils d’Árpád, avec la mission de renouveler le traité de paix. L’ayant signé, Constantin VII Porphyrogénète en personne devient le parrain de Bulcsu qui se fait baptiser, reçoit le rang de «patrikios» et retourne dans son pays «comblé d’argent». «Peu après, le Gyula (Gylas), un autre prince des Turks, arrive dans la ville impériale, accepte d’être baptisé et reçoit les mêmes bienfaits et honneurs.» La visite du gyula a sans doute lieu aprés 952 puisque Constantin Porphyrogénète ne la mentionne pas encore dans son śuvre achevée cette même année, mais certainement avant 955, puisque Ioannes Skylitzès, parle déjà de la mort de Bulcsu. Dans le passage de Skylitzès cité plus haut on peut également lire: «Il (c’est-à-dire le gyula) emmena avec lui un moine célèbre pour sa piété, nommé Hiérotheos, que {f-125.} Théophylacte (patriarche de Constantinople entre le 2 février 933 et le 27 février 956) avait sacré évêque de Turkia, et qui, arrivé sur les lieux, orienta bien des barbares errants vers le christianisme. Quant au Gyula, il resta dans la foi, ne fit jamais plus irruption sur le territoire des Romains et n’oublia pas non plus les chrétiens prisonniers, les racheta, eut soin d’eux et les affranchit.»*IOANNES SCYLITSES, Synopsis 5 = FBHH 85sq. Cette information de la plus haute importance est reprise et complétée par un écrit polémique grec du XIIe siècle (conservé dans une traduction manuscrite russe du XVe siècle). Le complément dit pour l’essentiel ceci: «Et les prélats grecs … n’avaient pas encore réussi à prendre pied sur leur terre (celle des Peons ou Magers = Hongrois) et à leur enseigner les paroles de l’Ecriture, lorsque l’un des deux princes (deux knaza = le horka et le gyula) qui avait nom Stephan mourut en toute piété dans la foi chrétienne, après avoir fait nombre de bonnes actions qui plaisent à Dieu, et retourna en paix dans le royaume des cieux. «On apprend également qu’aucun livre n’ a été élaboré dans la langue des Pannons-Peons, ce dont profitèrent les «Latins impies … qui se mirent en route de Rome avec leurs livres et leurs écrits.»*Publié en fac-similé d’après une vieille édition de Moscou: GÉZA FEHÉR, A nagyszentmiklósi kincs-rejtély megfejtésének útja (Le chemin qui a mené à la solution de l’énigme du trésor de Nagyszentmiklós), Arhaeológiai Értesítõ, 1950, 45. Comme l’évangélisation latine ne débuta qu’en automne 972, tout cela eut lieu avant cette date.

Pour comprendre ces textes, il faut d’une part savoir qu’à la tête de la confédération tribale, il y avait, à cette époque, trois chefs: le kende (chef sacral), le gyula (chef de guerre) et le horka (juge suprême?). Tandis que les noms de dignité kende et horka tombèrent dans l’oubli, le gyula devint, après le milieu du XIe siècle, un nom de personne et les chroniqueurs des époques suivantes l’utilisent comme tel dans les récits du passé. Les sources arabes, qui avaient décrit les Hongrois avant la conquête – de même que Constantin Porphyrogénète vivant après la conquête et ayant été informé de la seconde dignité de «Turkia» par ses hôtes hongrois – savaient pertinemment que d¿.la ou jïla (gülas) n’était pas un nom mais une dignité.

D’autre part, pour ce qui est de la suite des événements, les attaques hongroises contre Byzance recommencèrent dès avril 959 et les Hongrois avancèrent à nouveau jusqu’à Constantinople sous la conduite d’un chef nommé Apor (Opour, son nom et son territoire de campement se sont conservés dans le nom d’un ancien village situé au bord de la Tisza, dans le finage de Mindszent). En 961, l’armée hongroise dévastait la Thrace et la Macédoine; en 968, les incursions qui les conduisirent jusqu’à Constantinople et Thessalonique leur permirent de faire un grand nombre de prisonniers qu’ils ramenèrent avec eux en Hongrie. Deux ans plus tard, en 970, les Hongrois-Russes-Bulgares alliés essuyèrent une défaite à Arcadioupolis, ce qui mit définitivement fin aux expéditions hongroises.

Nous disposons d’excellentes preuves matérielles pour déterminer le point de départ et la fin des campagnes contre Byzance. Par rapport aux précédentes décennies qui ne nous ont laissé que 15 pièces frappées au Xe siècle et un seul solidus d’or, la quantité de monnaies byzantines qui affluait en Hongrie, augmenta d’une manière spectaculaire, à l’époque de Romanos Ie et de ses fils. Cette croissance subite commence en 934 (22 frappes dont 5 en or). Le phénomène culmine pendant la brève période du règne de Constantin VII et de Romanos II (948-959), ce qui correspond parfaitement à la chronologie des {f-126.} événements (28 monnaies, dont 24 en or!). Dans la période entre 963 et 970, les trouvailles sont en légère baisse (16 monnaies dont 8 solidi d’or); mais cela n’est toutefois qu’une apparence, car Ibrahim ben Yakoub note avec étonnement qu’à la foire de Prague, en 965, les marchands «turcs» de Hongrie payaient avec des monnaies d’or. A partir de 970, on ne trouve plus de monnaie d’aucune sorte. Or, ces monnaies byzantines de 834/969/70, en premier lieu les monnaies d’or ont été trouvées, sauf un seul solidus de Syrmie, sur les territoires longeant la Tisza entre Tokaj et Orsova. Et les tombes authentiques à monnaie d’or (10 + 2 découvertes funéraires) se situent, de plus près, sur le territoire allant des rivières Berettyó–Körös au Bas-Danube, à Temes. L’aire de diffusion des monnaies byzantines correspond à celle où furent mises au jour les tombes des Hongrois de la conquête, contenant des boucles d’apparat byzantines ornées de lions (sur les 7 découvertes 6 proviennent d’ici), des boucles d’oreille en or et en argent, une épée byzantine – cette dernière, à Kunágota, en compagnie de monnaies d’argent byzantines. Dans le bassin des Carpates, sur la rive droite du Danube – excepté la Syrmie –, les monnaies en or et en argent, ainsi que les bijoux byzantins font totalement défaut. Leur absence est encore plus frappante en Transylvanie où on n’a commencé à collecter des monnaies antiques qu’au XVI siècle et où l’on continue à les chercher, avec l’appui de l’Etat, en tant que «preuves» de la présence ininterrompue de Byzance mêlée à la population «roumaine autochtone».

Les campagnes contre Byzance furent donc enterprises par des guerriers hongrois vivant dispersés dans la région transtibiscine, ce qui ne signifie bien entendu pas que le «tribut de paix» et les cadeaux destinés au horka et au grand-prince ne soient pas également parvenus dans d’autres régions. Leurs traces ne sont toutefois restées conservées que dans les tombes des guerriers de la région tibiscine. Les guerries y rapportèrent le butin et ils y ramenèrent probablement aussi les prisonniers que le gyula racheta entre 959 et 969.

Tout cela nous autorise à avancer l’hypothèse que la partie du pays soumise au «patrikios et gyula» Stephanos se situait dans la région transtibiscine, entre le Körös et le Maros, le nom de son campement central ayant probablement été conservé dans celui de l’actuelle ville de Gyula (première mention: Julamonostora = monastère de Jula). Comme l’évêque Hiérotheos évangélisait dans le pays du gyula, pour peu qu’il y eût une résidence, celle-ci devait se trouver à la cour du gyula, dans la Grande plaine.*Il est peu probable que son siège se trouvât dans la Syrmie, région contiguë à la Bulgarie (Szávaszentdemeter/Sremska Mitrovica), alors même qu’un évêque bulgare-serbe exerçait déjà sur l’autre rive de la Save, à Sermon (Mačvanska Mitrovica), ce dont témoignait, depuis le milieu du Xe siècle, la cathédrale élevée sur les ruines d’une basilique des chrétiens primitifs (D. MINIĆ, Le site d’habitation médiéval Mačvanska Mitrovica. Sirmium XI, Beograd, 1980, cf. aussi sur les cimetières médiévaux: Sirmium XII, Beograd, 1980). C’est, par ailleurs, ce Sirmion/Sermon-là qui fut occupé en 1018 par les Byzantins, et non la Syrmie/Szerémség hongroise, comme certains spécialistes le supposent. Un siège épiscopal serait difficile à supposer à Gyulafehérvár situé à grande distance, et qui, de toute façon, ne pouvait encore être la ville des gyula.

En poursuivant les armées russo-pétchénègues, Ioannes Tzimiskès, empereur de Byzance, parvint, en 970, pour la première fois depuis 300 ans, jusqu’au Bas-Danube où, en 971, il organise un thème byzantin avec comme centre Dorostolon (Silistra). Cet événement explique peut-être le déplacement inattendu du gyula Stephanos – allié hongrois potentiel de l’empereur – vers l’est, en Transylvanie. Comme au Xe siècle les Pétchénègues de la Valachie actuelle, complètement anéantis, disparurent provisoirement de la {f-127.} scène de l’histoire, le gyula devint, en Translyvanie du Sud, voisin des Byzantins du Bas-Danube. La Geste primitive hongroise entoure cet événement d’un halo légendaire. Le «grand et puissant duc Gyula» (Gula dux magnus et potens) aurait trouvé, au cours d’une chasse «in Erdeel», le château fort d’Alba (Civitatem Albam) construit jadis par les Romains. Le seul élément authentique de la légende de chasse est que ce n’était effectivement pas depuis l’époque de la conquête que les gyulas habitaient la ville romaine, mais qu’ils y établirent leur résidence plus tard, après avoir quitté la Hongrie. Comme à cette époque Hiérotheos n’était probablement plus en vie, on peut supposer que dans la suite du gyula se trouva son successeur, le «gouverneur épiscopal de Turkia», si tant est que son épiscopat eût un successeur – hypothèse étayée par la polémique grecque du XIIe siècle. Quoi qu’il en soit, la résidence translyvaine n’eut pas pour longtemps les Byzantins pour voisins. Les Bulgares qui, refoulés en Macédoine, se trouvaient, en 971, dans une situation fort précaire, envoyèrent, en 973, des ambassadeurs à Quedlinburg afin de demander l’aide de l’empereur Othon Ier, et ceux-ci parurent en même temps que les envoyés hongrois du grand-prince Géza. Ayant repris leurs forces vraisemblablement grâce à l’appui de Géza, les Bulgares chassèrent, en 976, les Byzantins de la région du Bas-Danube. Le pieux Stephanos ne vivait probablement plus à cette époque. Dans les années 970 au plus tard, au vieux gyula qui était contemporain des grands-princes Fajsz et Taksony, succéda le «second» gyula, contemporain, celui-ci, de Géza. Sa fille, Sarolt, devint l’épouse du grand-prince et ainsi la mère du futur roi Saint-Etienne.

Ce mariage, conclu sans aucun doute sur la base de considérations politiques, était surtout utile au gyula qui voulait se concilier les bonnes grâces du grand-prince. Sarolt était née dans la seconde moitié des années 950 dans la région transtibiscine, et bien que sûrement baptisée, selon la volonté de son pieux grand-père, par Hiérotheos, elle n’en reçut pas moins un nom turc du type khazar/kabar: Sar-aldy = hermine blanche ou Sarylty = blancheur. Le nom eut plus tard une traduction slave: Bele-knegini, qui signifie également Dame blanche. (Sa prétendue sśur aînée «Caroldu» est une invention d’Anonymus, plus exactement une de ses erreurs de lecture. Tout comme il forma, sur le nom hongrois Kalan, le nom d’un chef bulgare CalanChalanSalan, il imagina la variante CaroldCharoldzSarolt(d)*Cf. KATALIN FEHÉRTÓI, Árpádkori kis személynévtár = Petit index des noms propres d’époque árpádienne, Budapest, 1983.. Mais comme Sarolt avait, selon les autres sources, un nom commençant par un S, «Caroldu» est devenue – faute de mieux – sa soeur.)

Le mariage eut lieu dans les années 970, et on suppose que Vajk-Etienne est né en 977, en tout cas, selon de récentes recherches, après 975, à un moment où la position du gyula s’était affaiblie, puisque, précisément en 976, les Bulgares coupèrent tout rapport direct avec Byzance. C’était de Transylvanie que Sarolt était venue à Esztergom, ce dont témoigne son domaine antérieur, le village Sarold, au bord du Nagy-Küküllõ, près de Segesvár. Parmi les villages transylvains portant le nom de Décse, Marosdécse, situé dans la région du sel du Szamos, devait appartenir à Géza, père d’Etienne, mais le port du sel de Torda, Magyardécse, appartenait probablement au roi Géza Ier, Géza étant originellement Gyécse/Décse. On ne sait rien de plus sur le règne du gyula, père de Sarolt, sauf qu’il s’efforça d’organiser sa cour à Fehérvár à la manière d’un prince. C’est sans doute à son époque que fut construite la {f-128.} chapelle de cour, une rotonde, et qu’on repoussa la frontière, dite «gyepû», plus à l’est, au-delà de Segesvár, dans la vallée du Küküllõ.

Le frère de Sarolt (vraisemblablement son frère cadet puisque ses fils Boja et Bonyha moururent à l’âge de combattant, lors du deuxième complot contre le roi Pierre en 1046) dut obtenir la dignité de «troisième» gyula de Transylvanie vers la fin des années 980, puisque l’auteur de la Geste primitive se souvenait encore très bien de cet événement. Son contemporain, Basileos Il, empereur de Byzance aux énergies inépuisables, le futur Bulgarocton = Tueur de Bulgares, entreprit peu avant, en 985, la lutte pour rétablir l’ancienne grandeur de l’Empire byzantin, lutte qui allait durer 40 ans et être couronnée de succès. Ses campagnes européennes commencèrent par une attaque contre les Bulgares.

Le «troisième» gyula pouvait donc à nouveau compter – et non sans raison – sur un appui direct de Byzance et, dans un premier temps, il n’avait pas à craindre les représailles des Árpádiens. A la place du prince Géza, trop âgé, c’était Sarolt, la sśur du gyula, qui détenait, dans les années 990, le pouvoir, «totum regnum manu tenuit» (Bruno de Querfurt,)*GOMBOS, Catalogus…III. 2203-2204. La mort de Géza, l’avènement de son fils Etienne et la défaite de Koppány, prétendant au trône en 997, sonna cependant le glas pour le régime de Prokoui (= fils de Prok = restant? successeur? descendant? – comme l’appelaient les Slaves, on ne sait pourquoi). Un quart du corps écartelé de Koppány vaincu fut envoyé en Transylvanie, sans doute à Fehérvár, la ville du gyula, ce qui ne peut vraiment pas être interprété comme un geste amical.

La raison de la chute rapide et inattendue du gyula est à chercher dans la nouvelle attaque que Basileos II lança contre la Bulgarie. A la fin de 1002, il occupa Vidine et rétablit au sud du Bas-Danube le théma de la Thrace byzantine. Il fallait donc empêcher que l’empereur n’offrît son secours au gyula qui, également influencé par ses prêtres byzantins, avait des visées sur le pouvoir.

Les annales de Hildesheim et d’Altaich retiennent brièvement, pour l’an 1003: «Le roi hongrois Etienne marche à la tête de son armée contre son oncle maternel; le roi le fait prisonnier ainsi que sa femme et ses deux fils et soumet son royaume (regnum) au christianisme par la force.»*«Super avunculum suum, regem Iulum», GOMBOS, Catalogus… I. 141, 339 et I. 92, 205. Il n’est question ni de résistance, ni de rencontres armées, ni – à fortiori – de «guerre entre Roumains et Hongrois». Quant aux conséquences, elles ne nous autorisent pas davantage à de telles conclusions.

«L’histoire séparée» instable de la Transylvanie avait duré un bon quart de siècle et pris fin de la sorte. En refusant de jeter en prison le gyula qui ne voulait rien moins qu’être roi, Etienne commit une faute: le gyula ne tarda pas à s’évader d’Esztergom pour aller offrir ses services à l’ennemi d’Etienne, Boleslaw Ier le Courageux (Boleslaw Chrobry, 992-1025), roi de Pologne. Le trop généreux Etienne permit à son épouse de le rejoindre sans avoir demandé une rançon. Mais le seigneur Prokoui n’hésita pas à prendre les armes contre Etienne et son pays, dans le dessein de reconquérir son royaume. Etienne était contraint de le chasser du château fort frontalier que Boleslaw lui avait confié.

Tout cela se passa avant 1018, année où mourut l’évêque Thietmar de Merseburg dont émanent les dernières informations sur la vie de Prokoui. Il {f-129.} finit ses jours quelque part en Pologne; ses fils Boja et Bonyha restèrent fidèles à Etienne et à leur peuple.

C’est après l’organisation de l’administration en Transylvanie et celle des livraisons de sel par le Maros et la Tisza que survint un événement auquel l’historiographie tant hongroise que roumaine ont coutume de donner une importance exagérée. La date où fut écrasée la sédition d’Ajtony est restée discutée jusqu’à ce jour (on la situe entre 1003 et 1028, intervalle bien vaste qui montre l’incertitude des spécialistes).

A l’époque du grand-prince Géza et au début du règne d’Etienne, la région des rivières Maros et Temes correspondait encore de tous points de vue aux conditions qui étaient celles de la Hongrie: cimetières de guerriers hongrois de la conquête, puis sépultures contenant les épées de la militia de Géza, enfin, dans la seconde moitié du règne d’Etienne, déjà de Hodony jusqu’à Mehadia: sépultures où étaient déposées des monnaies du roi.

L’événement lui-même n’est pas consigné dans les sources historiques de l’époque. Sur les quelque dix écrits, seules la Légende majeure de Saint Gérard (Legenda maior S. Gerardi) et la Gesta d’Anonymus l’ont conservé, mais en deux versions sensiblement différentes. Selon la Légende, le chef principal (princeps) Achtum/Ohtum (le nom remonte au terme turc altun = or, qui a donné Ajtony en hongrois, comme Falis a donné Fajsz) se fit baptiser à Vidine selon le rite grec, puis fonda, à Marosvár, par délégation de pouvoir des Grecs (= Byzantins), un monastère dédié à Saint Jean Baptiste, dans lequel il fit venir des moines et un supérieur grecs. La chose ne put survenir qu’après 1002, année à la fin de laquelle l’empereur Basileos II reprit Vidine aux Bulgares et étendit son empire sur l’ensemble du territoire environnant jusqu’au Bas-Danube, qui marquait la frontière des terres d’Ajtony. Ajtony, qui recherchait l’amitié de Byzance, refusait cependant d’abandonner ses mśurs païennes: il avait «sept épouses». Même si c’est un élément fictif de la légende, il faut admettre qu’il vivait en polygamie. Après sa défaite, l’une d’elles passa en la possession du comes Csanád, une autre au comes Becs (les deux informations se recoupent mutuellement et sont, cette fois-ci, sans aucun doute authentiques). Sur les terres d’Ajtony, on voyait paître d’immenses troupeaux de chevaux et de bśufs «en plus de ceux qui étaient gardés dans les étables».*Vita S. Gerardi. SRH II.489. Quant à cette dernière information, on l’aurait, il n’y a pas si longtemps, reléguée, tout comme les termes de métairies et de manoirs, parmi les éléments tardifs de la légende. Il se trouve cependant que les fouilles archéologiques ont permis de dégager, chez les Hongrois des Xe et XIe siècles, un nombre croissant d’indices de la pratique de l’élevage en étable.

Ajtony disposait d’un nombre élevé d’hommes armés – à l’origine sans doute les milites de Géza – et il en tirait un orgueil démesuré: Cet homme sanguin, immensément riche et vantard était probablement à l’origine le comes du château royal de Marosvár (urbs Morisena), construit peu de temps auparavant. Ayant mal jugé des rapports de force, il passa du côté du puissant voisin du sud. Il réussit à étendre son pouvoir sur les Hongrois païens des environs de Békésvár jusqu’à la rivière Körös et il mit la main sur la région du Temes. Ce faisant, il commença à représenter un danger pour les voies de communication entre le centre royal et les parties de la Transylvanie qui venaient d’être annexées au pays. Ses ravages – il alla jusqu’à piller les bateaux du roi qui transportaient du sel –, ses mśurs païennes et surtout ses sympathies byzantines lui attirèrent la colère du roi Etienne.

{f-130.} Si l’on en croit la «Légende de Csanád», une adjonction au ton de conte populaire, historiquement peu crédible, de la Légende de Saint-Gérard, Etienne envoya Csanád (Chanad, Sunad), fils de Doboka, pour défaire Ajtony et le fit accompagner du gyula qui séjournait à la cour. Ce qui, en revanche, relève de la tradition authentique, c’est que Csanád livra bataille à l’armée d’Ajtony sur un site qui fut plus tard nommé Oroszlános, qui veut dire en hongrois: à lions. Dans le monastère du martyr Saint Georges surnommé Wruzlanmunustura (Oroszlánmonostora-monastère du lion, 1247) en raison des statues de lion qui en gardaient la porte, et élevés par Csanád en souvenir de la bataille, l’évêque Gérard établit plus tard les moines grecs de Marosvár. Tout le reste est obscur, y compris la fin d’Ajtony. Ses descendants, qui portaient le même nom, possèdent, jusqu’au XVe siècle, des terres dans les comitats de Csanád, Krassó et Kolozs. Etienne ignorait l’esprit de vengeance tout comme dans le cas de Koppány, il refusa d’exterminer la famille d’Ajtony. (Cf. les dispositions y ayant trait de la loi II/2 d’Etienne.)

L’expédition contre Ajtony – ce fut, en réalité, plutôt une action policière – ne peut être datée par la fondation de l’évêché de Maros qui eut lieu (avec celle de l’évêché de Bihar) dans le cadre de l’organisation de l’Eglise en 1030. L’autorité de l’évêque de Kalocsa s’étendait, dès avant cette période, sur la région du Temes. La campagne dut avoir lieu bien des années avant 1015 ou 1018 car, dans l’une de ces années, mais probablement en 1015, Etienne Ier contribua, en tant qu’allié de Basileos II, à la défaite définitive de la Bulgarie et à la première ou deuxième prise de la Cesaria («Ville Impériale»-Ohrid).

Alors que la Légende primitive de Gérard, rédigée à Csanádvár, ne dit rien de l’origine d’Ajtony, Anonymus croit savoir – et il le répète trois fois, tel un epitheton ornans – que celui-ci descendait du chef «couman» Glad, qui avait vécu à l’époque de la conquête. De même que la Légende de Gérard met Ajtony en rapport avec Vidine, Anonymus rattache lui aussi son Glad à Vidine (Bundyn) et va jusqu’ à affirmer qu’il en était originaire. Glad/Galad, dont le nom est probablement turc, est un personnage réel qui vécut au Xe ou au XIe siècle; son existence est attestée par les villages nommés Gilád-Galád dans la région du Temes, existant depuis l’époque árpádienne (c’est peut-être à partir de ces noms de village que, suivant sa méthode habituelle, Anonymus créa les noms des adversaires des conquérants hongrois). Il mérite d’être signalé que vers 1500, Osvald de Lasko, aux dires d’une source inconnue, affirme qu’Ajtony était originaire de la région de Nyír. En dehors du conte d’Anonymus, nous n’avons donc aucune preuve de ce qu’un certain Glad ait été l’ancêtre d’Ajtony. Et quant à l’ethnie de l’hypothétique Glad, il ne pouvait être ni chef de tribu khabar ou hongrois, ni le maître d’un «voïvodat roumain» indépendant: Anonymus le tient expressément pour un Couman (cuman) et ne parle que des Coumans, Bulgares et Vlaques qui aidèrent Glad de l’extérieur. Il va de soi que ces derniers étaient les contemporains d’Anonymus, c’est-à-dire les peuples de l’empire bulgaro-roumain fondé par Asen et Pierre, avec l’aide des Coumans en 1186 (le titre latin d’Asen était à l’époque: rex Bulgarorum et Blachorum).

Ces dernières années, il est devenu «de mode» d’établir un rapport entre le trésor de Nagyszentmiklós et les Hongrois de Gyula ou d’Ajtony (ou les Roumains de Glad), ce qui – entre autres – s’explique probablement par la proximité de Csanád et de Nagyszentmiklós. Il se trouve toutefois que les vaisselles princières avares fabriquées aux VIIe et VIIIe siècles ne peuvent être rattachées à des personnes ou à des événements de plusieurs siècles ultérieurs. De plus, depuis qu’on a retrouvé, à Szarvas, sur un porte-aiguille avar en os {f-131.} du VIIIe siècle, le même alphabet des inscriptions runiques gravées ultérieurement sur les vases, il est clair que la date de leur recèlement ne peut être situé après la chute de l’Empire avar.

Les Hongrois conquérants en Transylvanie et dans la partie est de la Grande Plaine

L’identification des monuments archéologiques du peuple hongrois apparu dans le bassin des Carpates constitue aujourd’hui pour les archéologues un exercice de routine. Les sépultures équestres, certaines particularités des costumes et des armes ont pu être rattachés, dès 1834, grâce à leur datation par des monnaies occidentales du Xe siècle, aux Hongrois de l’époque de la conquête. A mesure que l’archéologie devint d’abord une mode, puis une activité scientifique, le nombre des vestiges de ce genre furent mis au jour en nombre fort élevé et à une cadence rapide, au point qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe (1896, 1907), leur publication nécessitait déjà de gros volumes. D’autre part, les fouilles et recherches de plus en plus importantes du XXe siècle nous ont amenés, depuis quelques dizaines d’années, à reconnaître que les Hongrois du Xe siècle ne sont pas seulement représentés par les sépultures de quelques centaines d’hommes armés et les membres de sexe féminin de leurs familles, et cela d’autant moins que, même selon les calculs les plus optimistes, les sépultures équestres contenant des armes proviennent des membres de la couche moyenne de chaque génération, soit tout au plus de 20 à 40 000 personnes. La survie de la langue et du peuple hongrois a été assurée par le bas peuple, lui aussi venu de l’Est et qui nous a légué des souvenirs moins spectaculaires. On a également réalisé que la couche «païenne» équestre et armée, avec son orfèvrerie reflétant des croyances mythologiques, a disparu avant le début du XIe siècle (ou, plus exactement, s’est transformée en une aristocratie chrétienne avec un art chrétien); les villages et les cimetières du bas peuple – ou du moins le bas peuple lui-même – ont survécu sans grandes modifications aux bouleversements de la fondation de l’Etat chrétien. La culture du bas peuple devient, dès le tournant des Xe et XIe siècles, après avoir intégré les éléments slaves locaux et s’être enrichie de symboles chrétiens, la culture de tout le peuple de Hongrie: elle devient la culture «archéologique» proprement dite du nouvel Etat des Árpádiens. C’est pour cette raison qu’il n’est pas facile de distinguer, après le XIe siècle, en Transylvanie non plus, par les méthodes archéologiques les sites et cimetières slaves et hongrois. A mesure que le féodalisme et l’Eglise catholique romaine gagnent en force, le costume et les rites du bas peuple, privés de leurs particularités ethniques, se ternissent, s’appauvrissent. Cependant, ils continuent, pour l’essentiel, à être pratiqués par les gens qu’on oblige désormais à se faire enterrer autour des églises, et cela jusqu’au grand tournant que signifiera l’invasion des Mongols en 1241/42.

Grâce aux fouilles archéologiques, tout cela est aujourd’hui confirmé par les résultats de milliers de sites et de sépultures. Les sépultures équestres caractéristiques de la «couche moyenne» militaire ont surgi dans 550 sites, les vestiges de la culture «du bas peuple», et notamment des cimetières à 600, 900 et 1300 tombes près des villages les plus anciens, sont connus en plus de 2 000 endroits dans les plaines et les plateaux du bassin des Carpates. Leur particularité est qu’à de rares exceptions près, ils n’ont, tout comme les toponymes des anciens {f-132.} Hongrois, aucun rapport avec les sites et souvenirs des peuples qui avaient auparavant vécu là.

 Sépulture de guerrier hongrois à sabre, avec restes de cheval empaillé à sa gauche et sépulture détruite d’un guerrier de l’époque de la conquête, avec peau de cheval étalée à sa gauche, Kolozsvár, ancienne rue Zápolya

Fig. 7. Sépulture de guerrier hongrois à sabre, avec restes de cheval empaillé à sa gauche et sépulture détruite d’un guerrier de l’époque de la conquête, avec peau de cheval étalée à sa gauche, Kolozsvár, ancienne rue Zápolya

Les tombes les plus spectaculaires sont restées, jusqu’à nos jours, celles de la couche moyenne militaire. Leur caractéristique essentielle est la sépulture équestre partielle (symbolique) qui n’est typique ni chez les Avars des époques {f-133.} précédentes ni chez les peuples cavaliers qui pénétrèrent après les Hongrois dans les plaines d’Europe de l’Est. Cela vient du fait qu’on ne dépose dans la tombe que la peau du cheval consommé lors du repas funéraire – avec le crâne et les os des pattes, tantôt pliée, tantôt étendue de façon à ce qu’elle imite la forme du cheval, parfois même rembourrée de paille. Cette pratique est née de la croyance que l’âme du cheval – tout comme celle de l’homme – réside dans le crâne, la survie de l’animal dans l’au-delà étant donc assurée par l’enterrement du crâne. Dans certains cas, on ne place dans la tombe que le harnais ou la selle garnis; chez d’autres groupes ou grandes familles, même ceux-ci manquent. Dans ces cas, on suppose (sur la base de parallèles ethnographiques orientaux) que le crâne ou le harnais, éventuellement le cheval rembourré lui-même étaient suspendus au-dessus de la tombe, après le repas funéraire, de même que la tombe est marquée par la lance du défunt plantée dans le sol. Ici l’absence des os et du harnais du cheval dans les tombes de la couche moyenne indique des communautés qui observaient des coutumes ou des rites funéraires différents et non des groupes «non hongrois».

Il est en général caractéristique des Hongrois des Xe et XIe siècles qu’ils enterraient leurs morts, y compris leurs chefs – quelque riche qu’ait été leur costume – à une faible profondeur. Ces sépultures moins profondes que les tombes de n’importe quelle époque antérieure indiquent que le repos des morts semblait assuré dans le pays entier. Autrement dit, c’est là une preuve de l’existence d’un régime stable et d’un sentiment de sécurité. Conformément à une tradition orientale ancienne, ils installaient volontiers leurs cimetières sur des hauteurs, sur les versants des collines lorsqu’ils étaient dans la plaine, sur des tells ou des tertres funéraires de l’âge préhistorique.

Dans les petits cimetières à une ou deux rangées, où sont enterrés des membres de la couche moyenne militaire, hommes et femmes étaient enterrés selon un ordre rigoureusement déterminé, mais qui connaissait néanmoins quelques variantes. (Souvent, les femmes étaient, elles aussi, enterrées à la manière de la sépulture équestre «partielle».)

Autrefois on expliquait l’ordre intérieur de ces cimetières par les liens de consanguinité des grandes familles, hypothèse qui est toutefois infirmée par de crédibles arguments biologiques. Il apparaît aujourd’hui avec évidence qu’il s’agissait d’un ordonnement militaire dont les principes devraient être livrés par les fouilles qui sont en cours. Les «garnitures uniformes» de ces cimetières semblent être un reflet fidèle de l’ordonnement militaire. Au reste, ce qualificatif est sujet à caution puisque, étant fabriquées par des centaines de forgerons et d’orfèvres, ces garnitures ne furent en réalité jamais des «produits de masse». Or, on a retiré de ces tombes uniquement des étriers à semelles rondes en forme de poire et quelques types de mors, tous caractéristiques des équipements hongrois du Xe siècle – bien entendu de tailles différentes, en simple fer forgé ou ornés d’incrustations d’argent et d’or (Kolozsvár, Muszka, Perjámos). L’ornement des harnais renvoie également à ceux des peuples de la steppe des IXe et Xe siècles, mais cette composition, comme ces détails, ne se rencontrent que chez les Hongrois. Citons, à titre d’exemple, le harnais des chevaux des femmes appartenant à cette couche: bride et croupière garnies de plaques en argent ou en bronze à dessins de rosette, tel qu’il a été mis au jour sur 65 à 70 sites de l’ensemble du territoire de campement hongrois (par ex. Bihar, Sikló, Muszka).

Les sépultures de la couche moyenne ayant suivi une réglementation stricte, il n’est pas certain que le mort pût tout emporter dans l’au-delà de ce qu’il avait utilisé dans la vie. Le nombre décroissant (de 8 à 1) des flèches placées {f-134.} dans les carquois plaqués de fer montre clairement que les individus avaient droit, dans la mort, à des objets différents, même si nous ignorons si tout cela était réglé par les lois du ciel ou de la terre. De même, l’arme que les Hongrois utilisaient dans la lutte au corps-à-corps, le sabre à poignée inclinée et à lame recourbée ne se rencontre que dans 12% environ des sépultures équestres et dans 5% seulement de l’ensemble des sépultures masculines de la couche militaire. Or le sabre, dans une simple gaine de cuir ou dans un fourreau plaqué de bronze, d’argent ou d’or et munie d’une garde, n’était pas rare du tout, car pratiquement chaque guerrier à cheval en était pourvu. Son manque serait tout aussi difficile à imaginer que d’admettre que chaque archer partait pour la guerre en emportant seulement 1 à 8 flèches dans son carquois. Quoique ce fût le sabre qui s’accommoda le mieux de la technique de combat de cette époque, on possède les preuves matérielles de ce que les premiers conquérants utilisaient déjà, à côté de leurs armes traditionnelles, des armes «occidentales»: des épées à deux tranchants d’origine normanne-viking (en Transylvanie, par ex. à Gyulafehérvár) ou byzantine (Sepsiszentgyörgy). Les deux espèces d’armes tranchantes ne peuvent donc pas être «opposées» comme appartenant les unes à ceux qui venaient en conquérants, les autres à ceux qui «se défendaient», car elles ont été retrouvées ensemble (par. ex. à Arad-Csálya et Déva).

Dans l’ingénieux carquois hongrois plaqué de fer, les guerriers portaient des flèches plates qui se terminaient en une pointe à lame en forme de losange ou à deux branches «en queue d’hirondelle» (en Transylvanie: p. ex., à Kolozsvár et à Déva); le type et les dimensions de ces flèches étaient auparavant inconnus dans le bassin des Carpates. L’arc, fabriqué au prix d’un travail de nombreuses années, et plus particulièrement son carquois, étaient rarement déposés dans la tombe. Lorsque c’est le cas, on remarque la forme insolite des plaques de raidissement en os de leurs arcs reflex. La hache jouait un rôle secondaire dans les sépultures et – vu la nature des rites – on n’y trouve que rarement des pointes de lance (Sepsiszentgyörgy).

Le costume des hommes est caractérisé par des anneaux portés dans la tresse (leur port des cheveux caractéristique), des boutons de veste et des boucles de ceinturon de bronze ou de fer en forme de lyre (Temesvár, Kolozsvár, Maroskarna, Pécska). Chaque guerrier possédait bien entendu une ceinture et une sabretache en cuir. Le ceinturon, garni d’appliques de bronze et d’argent ornées de motifs végétaux d’origine orientale, était destiné à marquer le rang (Kolozsvár, Sajtény), tout comme les bagues de formes variées, garnies de pierres et surtout les plaques de sabretache en métal. Les chefs et les guerriers qui avaient participé aux campagnes occidentales cousaient souvent, sur leurs habits, des monnaies d’argent (Sikló, Orsova). Ces monnaies nous facilitent la datation des sépultures, jusqu’au milieu du Xe siècle. Une fausse croyance était assez répandue en Hongrie, selon laquelle les conquérants seraient arrivés dans le bassin des Carpates sans femmes ou épouses. Si cela avait effectivement été le cas, ils auraient perdu l’usage de leur langue en quelques dizaines d’années. En fait, dans les cimetières à caractère militaire, le taux des femmes se situe entre 30 et 40% – ce qui correspond à leur caractère militaire – alors que dans les cimetières du bas peuple cette proportion est souvent exactement inverse.

 Mobilier funéraire d’une femme hongroise à Marosgombás-Kismagura

Fig. 8. Mobilier funéraire d’une femme hongroise à Marosgombás-Kismagura

Ce qui nous permet d’imaginer le costume féminin, ce sont ses ornements en métal: boutons de veste, ornements ronds ou en forme de losange qui bordent le col de la chemise ou le cafetan, ou encore plaques à pendentifs plus ou moins grandes (Marosgombás). On a trouvé des bottes plaquées de métal {f-135.} (Bihar), des couvre-chefs plaqués et bien entendu des bijoux. Ce sont les Hongrois qui ont introduit dans le bassin des Carpates les boucles d’oreille orientales, ornées de longues rangées de perles (Bihar), ainsi que celles d’origine byzantine à pendentif en grappes de raisin. En argent, il en existe des {f-136.} variantes massives et creuses, à ornement granulé, ou en bronze, imitant les précédentes (Kolozsvár, Maroskarna). Les plus importants bijoux sont cependant les disques-pendentifs en plaques ajourés ou gravés et repoussés ainsi que les larges bracelets souvent à ornement gravé (Óbesenyõ, Gálospetri, Gyulafehérvár). Après la conquête, on remarque près des femmes également des bijoux occidentaux, des boucles d’oreille à incrustation en émail et des broches en forme de disque. Butins des expéditions ou bien introduits par voie commerciale, ils parviennent – rarement il est vrai – jusqu’à la partie orientale de la Grande Plaine (Szalacs, Detta) ainsi qu’en Transylvanie (Gyulafehérvár).

Ni le costume assez puritain, orné de métal des hommes de la classe moyenne, ni leurs rites funéraires liés aux croyances n’apparaissent que rarement dans les cimetières du bas peuple; par contre, les costumes féminins de la couche moyenne et ceux du bas peuple présentent bien des traits communs. Les torques, bagues et bracelets consistant en un fil de métal épais ou torsadé à partir de faisceaux de fils – encore une mode jusque-là inconnue dans le bassin des Carpates – sont parfois en or ou en argent chez les femmes nobles.

Quant aux pendentifs à deux branches ornant le col des robes de ces dernières, ils survivent, jusqu’au milieu du XIe siècle, chez les femmes du bas peuple, en de nombreuses variantes exécutées en bronze. On a trouvé un assez grand nombre de robes ornées de boutons en bronze et même des pendentifs pour tresses en bronze. D’origine inconnue, les bracelets en bronze ou en argent, ornés de têtes d’animaux tournés face à face et répandus dans le bassin des Carpates uniquement après la conquête, se retrouvent également chez les femmes des deux couches (Torda, Temesvár, Pécska, Biharfélegyháza). Les seuls bijoux qui ne surgissent que chez les femmes du bas peuple sont les bracelets et bagues en fil simple, les anneaux lisses à extrémités torsadées ou en forme de S ornant les cheveux, les pendentifs en forme de croissant, de valeur magique, sans oublier les différents colliers de perles en pâte de verre, dont une partie est déjà d’origine locale.

Cette culture «archéologique» hongroise facile à identifier par les moyens de la recherche apparaît en Transylvanie ainsi que dans la partie orientale de la Grande Plaine, dans les vallées et dans les plaines surtout, mais aussi n’importe où dans le pays. Malgré cela, quelques-uns des chercheurs hongrois avaient tendance à minimiser la présence des Hongrois en Transylvanie à l’époque de la conquête. En fait, ce n’était pas le réseau d’agglomérations qui manquait: les recherches n’ont jamais pris les dimensions nécessaires. En Transylvanie, les recherches archéologiques démarrèrent avec un retard de 50 ans par rapport à la Hongrie: les premières tombes de l’époque de la conquête ne furent découvertes en Transylvanie qu’en 1895 (Marosgombás) et les dernières fouilles méthodiques portant sur les souvenirs des Hongrois de la conquête datent de 1911 (Kolozsvár-rue Zápolya, les résultats n’ont été publiés qu’en 1942). Dans l’entre-deux-guerres, on n’a mis au jour qu’une seule tombe de l’époque de la conquête (Székelyderzs). Après la Deuxième guerre mondiale, on a découvert en de nombreux endroits, des tombes de la couche moyenne, presque sans exception au hasard de fouilles entreprises dans d’autres buts. Des archéologues consciencieux les ont dépouillées selon les règles du métier, mais les résultats n’ont pu être publiés (par exemple: Déva, Kolozsvár, rue Pata, plusieurs à Gyulafehérvár, Köröstarján, Sajtény, Sikló Arad-Csálya, Temesvár-forêt Csóka, Vojtek). Les quelques tombes qui ont fait l’objet d’une communication (Maroskarna, cimetière B, Hodony, Szalacs, Gálospetri) n’ont été décrites dans des publications que parce qu’elles ne {f-137.} comportaient pas de sépultures équestres et on concluait, de ce fait, qu’elles n’étaient pas celles des Hongrois. Le nombre très faible des fouilles par rapport à celles effectuées en Hongrie ou à celles – remarquables – menées en Slovaquie méridionale, empêche l’estimation juste des proportions, ce qui joue encore à l’encontre de l’objectivité: la dissimulation des découvertes entraîne soit leur dépréciation, soit leur surestimation. Les fouilles elles-mêmes peuvent – il est vrai – rarement être passées sous silence. C’est ainsi qu’on a fini par apprendre qu’à Gyulafehérvár, ancienne résidence des gyula, on a découvert des cimetières de la couche moyenne et du bas peuple qui ne peuvent être comparés qu’à ceux de Székesfehérvár, ville de résidence des rois árpádiens. De même, l’emplacement de Kolozsvár peut être considéré comme un des sites militaires hongrois les plus importants du bassin des Carpates à l’époque de la conquête.

Dans la région appelée plus tard Székelyföld (Terre sicule), on a découvert des sépultures équestres «isolées», postérieures au début du Xe siècle (des tombes de ce genre ne sont connues sur les territoires fouillés que pour les sépultures de chefs) et des groupes composés de quelques sépultures équestres hongroises (Csíkzsögöd, Kézdivásárhely, Eresztevény, Sepsiszentgyörgy, Köpec et peut-être Székelyderzs). Elles témoignent de la présence de guerriers hongrois établis à l’entrée des cols du Sud-Est de la Transylvanie, de toute évidence pour défendre la frontière contre les Pétchénègues et les Bulgares. Leur absence serait plus étonnante, puisqu’on a récemment découvert un important poste militaire hongrois même dans les contreforts extérieurs des Carpates du Nord-Est (Przemysl, dans le Sud-Est de la Pologne).

Il est tout aussi naturel qu’en face de cette garde du Sud-Est de la Transylvanie, les Bulgares aient reconstruit, au sud des Carpates, précisément au tournant du IXe et du Xe siècles, et cette fois-ci en pierres, les forteresses de Slon, situées sur la terrasse qui contrôlent la sortie méridionale du col Bodza et qui avaient été construites en briques quelques dizaines d’années plus tôt. Cela prouve éloquemment qu’une nouvelle puissance offensive était apparue en Transylvanie contre laquelle les Bulgares avaient à se protéger. A Slon-Prahova, on a mis au jour un château fort en pierres de forme trapézoïdale, renforcé sur le devant par deux tours rondes ainsi que d’une tour d’entrée, qui est unique en son genre au nord du Bas-Danube. Sa technique, qui mit en śuvre des moellons taillés et du mortier, le rattache directement aux grandes constructions bulgares (Pliska, Preslav, Madara, Silistra [Dristra]). Les forteresses de Slon, sur le versant sud des Carpates, ne pouvaient servir qu’à la défense. Après leurs défaites successives, les Bulgares d’abord, les Hongrois ensuite abandonnent leurs postes avancés.

Le seul cimetière «militaire» hongrois de la haute époque, en plein cśur de la Transylvanie, qu’on ait partiellement mis au jour (avec ceux fouillés en 1941 et 1942, il n’a fourni jusqu’ici que 12 tombes) et dont les descriptions ont été presque entièrement publiées est celui de Kolozsvár, rue Zápolya (aujourd’hui rue Dostoïevski, antérieurement rue Vişinski). De par sa richesse, il n’est comparable qu’aux principaux cimetières de Hongrie, tels Kenézlõ, Bezdéd, Eperjeske et Karos. Seuls y manquent les sabretaches, probablement parce que les tombes furent pillées dans le courant du Moyen Age et aussi parce que le cimetière n’est pas encore entièrement mis au jour.

Le fait qu’on ait trouvé des tombes militaires hongroises dans la vallée du Kis-Szamos, ne peut aucunement prouver la crédibilité «de correspondant de guerre» d’Anonymus, l’importance stratégique du lieu en fournissant logiquement l’explication.

{f-138.} Ce cimetière relativement petit ne peut apporter de preuves ni de la survie jusqu’au Xe siècle de la ville romaine de Napoca, ni la continuité d’existence d’un Kolozsvár hongrois depuis le Xe siècle. En effet, il se trouve à 1275 mètres à l’est des ruines, très probablement déjà effritées à cette époque, de la ville romaine. Rien ne motive cette grande distance pour peu que les personnes enterrées dans ces tombes aient réellement vécu sur l’emplacement des murs romains, en particulier sur celui d’Óvár (Vieux Château), plus récent, où il n’existe cependant aucune trace de vie pour les IXe et Xe siècles. Là où ils ont réellement vécu, comme à Gyulafehérvár, entre les murs toujours debout d’Apulum, ils n’ont pas hésité à ensevelir leurs morts entre les murs, sur l’habitat bulgare détruit; leurs autres cimetières se trouvent également en-dehors des murs antiques, dans le prolongement du cimetière bulgare et à l’est du château.

Le cimetière récemment découvert et situé un peu plus près de l’antique Napoca ne change rien à cet état des choses. Au cours des fouilles d’un cimetière romain des IIe et IIIe siècles entre les rues Pata et Györgyfalvi on a mis au jour accessoirement 30 tombes, presque toutes pourvues d’un mobilier funéraire. Le nombre des tombes équestres n’est pas exactement connu, mais se situe autour de 5 ou 6; plusieurs d’entre elles ont livré des sabres et des ceinturons appliqués. On a trouvé, dans presque toutes les tombes masculines, des pointes de flèches; dans une douzaine, des restes de la plaque en os de l’arc. Les sépultures féminines sont caractérisées par des anneaux de cheveux, des bracelets, des bagues – parmi lesquelles certaines sont en argent ou en or –, des vases faits au tour du style «Saltovo». Il s’agit donc de découvertes semblables à celles de la rue Zápolya. Le cimetière se situe au sud-ouest, à quelque 600 mètres de celui de la rue Zápolya, il constitue donc une nécropole indépendante. A la même distance, en direction nord-ouest, il avait existé un troisième cimetière de la même époque, celui de la rue Farkas, attesté par une seule sépulture, celle d’une femme portant une robe garnie au col de boutons de métal ronds et des boucles d’oreille en argent à pendentif en forme de grappe. Les trois cimetières permutent de localiser le(s) site(s) militaire(s) de l’époque de la conquête entre le ruisseau du Moulin et la rue Budai Nagy Antal (autrefois Honvéd).

A Gyulafehérvár, on a découvert, dans le périmètre du château fort, une sépulture équestre hongroise détruite au XIe siècle à l’occasion d’une construction. En ce qui concerne les sépultures équestres de la couche moyenne à ceinturon d’apparat qu’on a retrouvées en dehors des enceintes et qui contiennent des carquois, pendentifs de tresse de forme discoïdale, boucles d’oreille à grappe (près de la route de Zalatna), nous n’avons que des informations écrites. En revanche, on connaît relativement bien les parties des cimetières militaires de la couche moyenne, parmi lesquelles on dénombre aussi des tombes équestres trouvées à l’occasion de fouilles anciennes (Marosgombás, Magyarlapád) et récentes (Maroskarna, cimetière B). Il existe, à Déva, au bord du Maros, un cimetière à moitié fouillé dont on n’a publié que des descriptions fragmentaires. Enfin nous avons connaissance de sépultures équestres non publiées, découvertes à Maroskarna et à Piski.

A l’exception de celui se trouvant près du lieu de passage sur le Szamos à Kolozsvár, tous les cimetières de l’époque de la conquête sont situés dans la vallée du Maros; les nécropoles des postes militaires se prolongent sur les deux rives de la rivière depuis la Grande Plaine jusqu’à la vallée de l’Aranka (Ópálos, Fönlak, Németszentpéter, Arad-Csálya, Nagyszentmiklós, Perjámos, Pécska, Sajtény). Dans la vallée du Sebes-Körös, on connaît, jusqu’à {f-139.} présent, comme site militaire hongrois, seulement celui de Kranjikfalva et, dans la région de la Porte de Meszes, on n’en a trouvé aucun.

Les cimetières de la partie orientale de la Grande Plaine sont rattachés au territoire ayant eu la plus forte concentration d’établissements hongrois au Xe siècle. Tels sont le cimetière de Biharvár, d’un caractère militaire très marqué (le seul dans cette région qui ait été fouillé en partie et publié au début du XXe siècle), non loin de là, le cimetière militaire de Kõrbstarján, aux nombreuses sépultures équestres, ainsi que le cimetière d’Ártánd, sur le territoire de l’actuelle Hongrie. Les représentants de la couche moyenne sont allés s’établir dans la région d’Ér (Gálospetri, Szalacs) aussi bien que dans les environs de Gyula servant probablement de siège aux gyula de la première période (du côté est: Gyulavarsánd, Muszka, Sikló). Dans la région du Temes, les riches cimetières militaires de la couche moyenne, les quartiers sèpulcraux des chefs de clan (Nagyõsz, Vizesd, Nagyteremia, Nagykomlós, Hodony, Temesvár-forêt Csóka, Vojtek, Detta) forment une suite ininterrompue, jusqu’au poste militaire d’Orsova près du Bas-Danube, qui a livré des trouvailles étonnamment riches datées par des monnaies occidentales et byzantines des Hongrois de la conquête. Dans le troisième tiers du Xe siècle, les agglomérations militaires de la région d’Ér–Sebes Körös avaient probablement aussi la fonction de postes de garde (cf. Sicules) face au pays transylvain des gyula, tandis que les forces armées de la région du Temes étaient, au début du XIe siècle, au service d’Ajtony.

En Transylvanie, les cimetières du bas peuple d’origine hongroise de l’Est ont été presque exclusivement découverts dans la vallée du Maros (Maroscsapó, Marosnagylak, Gyulafehérvár: au moins deux cimetières, Magyarlapád, Alvic-Borberek, Maroskarna) et les quelques exceptions se situent également dans cette aire géographique (Torda, Zeykfalva, Kelnek). De l’Est de la Grande Plaine, de la région du Temes et de la région du Bas-Danube, on ne citera que les plus importants: Nagykároly, Hegyközkovácsi, Nagyvárad, Gyulavarsánd, Pécska, Hidasliget, Temesliget, Mehádia. Ces sites et cimetières hongrois des débuts ne survivent en Transylvanie – tout comme dans le pays tout entier – que rarement aux luttes intestines et aux bouleversements entraînés par la fondation du nouvel Etat et par les transferts de populations qui ont accompagné l’organisation intérieure. Les cimetières d’urnes slaves tardifs autour du bassin de Transylvanie (type de Medgyes) remontent à une période se situant au Xe siècle. Il en va de même pour le cimetière bulgare de Csombord utilisé aussi au Xe siècle, et on a découvert des sépultures bulgares, slaves et hongroises dans le même cimetière de Gyulafehérvár. Dans le Sud de la région du Temes on possède des matériaux archéologiques datant du Xe siècle et retirés des cimetières de quelques agglomérations bulgaro-slaves (Ómoldova, Felsõlupkó).