2. Nobles et serfs en Transylvanie (1241-1360)


Table des matières

La désintégration des comitats royaux

Le système des comitats royaux commença à se désagréger en Hongrie dès le début du XIIIe siècle. Ni la cour royale, ni les comes ne se contentèrent plus des produits élémentaires que pouvaient leur fournir les villages à titre de redevances féodales, alors qu’ils pouvaient se procurer des articles d’artisanat de bonne qualité auprès des bourgeois wallons ou allemands qui s’étaient installés dans les villes, ou tout simplement par importation. Pour trouver l’argent nécessaire, on tenta de remplacer l’ancienne économie d’esclaves, qui payaient uniquement en nature, par le système de paysans-colons libres qui vivaient sur des terres féodales laïques ou ecclésiastiques et payaient en espèces. Les familles qui revêtaient les plus grandes dignités du pays aspiraient, {f-197.} au lieu de vivre sur une économie d’esclaves au rendement modeste et des revenus d’une dignité de l’administration royale, à la propriété personnelle des terres, sur le modèle des grands féodaux d’Occident. D’un autre côté, le bas peuple qui travaillait en partie comme esclave sur des terres royales, ecclésiastiques ou seigneuriales et qui, théoriquement libre, était en fait astreint à service permanent, convoitait les privilèges des colons venus d’Occident. L’assimilation de techniques agricoles plus développées (charrue à versoir, assolement, rendement multiplié par quatre au lieu de deux) et la multiplication des foires leur permettaient de suivre l’exemple de ceux-ci. Au début du XIIIe siècle, il y eut des révoltes paysannes, dans la partie occidentale du pays, contre la corvée.

Depuis la fin du XIIe siècle, un quart seulement des revenus de la Couronne provenaient des redevances fournies en nature par les comitats, le reste étant assuré par l’impôt en argent des «hôtes» étrangers, par la régale sur la frappe de la monnaie et par le monopole royal sur les mines de sel et de métaux précieux. Dans ces conditions, le roi put renoncer aux terres et à la maind’śuvre qui y travaillait, au profit des familles oligarchiques si avides de propriétés personnelles. Cependant, la donation en fief des terres domaniales à château portait préjudice aux intérêts des éléments armés qui y vivaient, à savoir aux soldats royaux petits propriétaires (dits servientes) et aux officiers dits «serfs de château» (iobagiones), puisqu’ils devaient ainsi renoncer à leur condition plus libre de serviteurs du roi pour passer sous dépendance seigneuriale. La seule issue qu’on pouvait entrevoir dans cette situation de crise générale était le système du féodalisme censitaire à l’occidentale: des paysans vivant sur le domaine seigneurial, avec liberté de résidence et d’économie et payant leurs redevances soit en nature soit en espèces. Cette transformation ne manqua pas de s’opérer en Hongrie, dès le cours du XIIIe siècle: une loi de 1298 décréta la liberté de résidence des paysans qui vivaient sous autorité seigneuriale et étaient nommés a jobbagi» (nom désignant autrefois les gens libres qui accomplissaient un service). Dès 1267, on avait accordé la condition noble aux anciens officiers et serviteurs libres de château – condition qu’avant cette date seuls les hauts dignitaires avaient le droit de s’attribuer. Ceux-ci furent désormais appelés les «barons du pays». Dans le même temps, on vit se constituer l’organisation nobiliaire des comitats dont le tribunal réunissait, aux côtés du comes nommé par le roi, des juges nobiliaires dits «szolgabíró» (juge des serfs).

En Transylvanie, les comitats qui jouissaient d’une autonomie nobiliaire ainsi que des droits spécifiques de la noblesse commune, apparurent plus tard et d’une manière différente. L’explication s’en trouve dans le fait que la désagrégation du réseau des châteaux de la Couronne se prolongea en Transylvanie jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siècle, retardant ainsi le passage des serviteurs de château à la petite noblesse, et que, surtout, le pouvoir du voïvode y était beaucoup plus étendu. En effet, le comes de Gyulafehérvár, qui portait le titre de voïvode, désignait, dès le début du XIIIe siècle, les comes des cinq autres comitats transylvains (Doboka, Kolozs, Torda, Küküllõ et Hunyad) en les choisissant parmi ses fidèles. De 1263 à 1441, la dignité de comes du comitat de Szolnok, qui comprenait les parties septentrionales de la Transylvanie jusqu’à la Tisza, fut liée à celle de voïvode, permettant à son titulaire de réunir en sa personne l’administration des territoires transylvains, exception faite des autonomies sicule, saxonne et roumaine. Le voïvode tirait ses revenus des domaines qui appartenaient aux châteaux dont il était bénéficiaire, mais les droits régaliens provenant de l’impôt, de la douane et des mines {f-198.} étaient régis non par lui mais par des fonctionnaires du roi. Les voïvodes s’efforçaient également d’acquérir des fiefs par donation royale mais, comme les rois les changeaient souvent et les choisissaient dans des familles aristocratiques non transylvaines, peu d’entre eux devinrent grands propriétaires en Transylvanie.

Le premier voïvode à posséder des fiefs en Transylvanie fut, au début du XIIIe siècle, le Transdanubien Gyula Kán, qui reçut quelques villages, mais les perdit par la suite, après son départ; ils seront récupérés par un de ses descendants, en 1267, également porteur du titre de voïvode. Avant eux, dès la fin du XIIe siècle, les ancêtres de la famille Wass avaient reçu des fiefs. Originaire de la Haute-Hongrie, Mihály Kácsik possédait, au moment où il occupait le poste de voïvode (1209-1212), avec son frère, le ban Simon, un territoire important mais inhabité près du cours supérieur du Maros. Simon ayant fomenté une révolte, ses terres furent confisquées par le roi et données, en 1228, à Dénes Losonci Tomaj, devenu plus tard voïvode, et ancêtre de la plus riche famille de grands propriétaires transylvains qui se divisa, en 1319, en trois branches: les familles Losonci, Bánffy et Dezsõfi. Titulaire pour une courte durée du poste de voïvode (1206-I207), Smaragd Zsámboki ne put obtenir que quelques villages dans le comitat de Hunyad, dont devait hériter une branche de ses descendants, la famille Barcsai, établie en Transylvanie, dont les propriétés étaient modestes. Un membre de la famille Kökényes-Radnót reçut, dès avant 1228, le vaste domaine de Teke, à proximité des domaines de Tomaj, mais sa descendance s’éteignit vers la fin du siècle. Dans le Nord, près de la rivière Nagy-Szamos, les possessions du clan Becse-Gergely, également d’origine non-transylvaine, remontaient à la première moitié du XIIIe siècle; les familles qui descendaient de cette souche, les Bethlen, les Apafi, les Somkereki Erdélyi devaient jouer un rôle important en Transylvanie jusque dans les temps modernes.

Situées à la périphérie du pays, aux pieds des montagnes, ces grandes propriétés, qui comprenaient plusieurs villages et formaient des blocs continus, se distinguaient nettement des possessions des clans répartis en plusieurs familles, possessions qui se trouvaient en Mezõség, assez éloignées les unes des autres, sur les rives droite et gauche du Kis-Szamos, et n’englobaient que 2 à 10 villages. Conformément à l’usage en cours à la fin du XIIe siècle, ces clans se nommaient d’après leur premier ancêtre connu, considéré comme fondateur (de genere). On connaît, en Transylvanie, cinq clans de ce type, signalés par les sources dès le début du XIIIe siècle. Anonymus cite, parmi ceux qui avaient conquis le pays au Xe siècle, le clan Zsombor, avec son village Esküllõ, dans le comitat de Doboka (qui y conservera ses terres par la suite), ainsi que le clan Agmánd, dans le comitat de Belsõ-Szolnok. C’est dans une liste des ordalies, qui eurent lieu dans les premières décennies du XIIIe siècle, que nous rencontrons les noms des membres du clan Kalocsa (qui se nommait également Szil, puis Tyukod), qui vivaient dans les comitats de Kolozs et de Torda, ainsi que ceux du clan appelé Mikola, d’après son premier ancêtre connu. Le clan Borsa qui exerçait, au XIIIe siècle, le droit de patronnage sur le monastère d’Almás et devait plus tard acquérir des biens dans le comitat de Bihar, se trouvait dans des conditions de propriété analogues. Ces cinq clans qui vivaient dans les quatre comitats de la Transylvanie du Nord ne sont mentionnés, outre la Transylvanie, que dans le Bihar voisin, et seulement dans la seconde moitié du XIIIe siècle. On peut donc les considérer comme occupants premiers qui vivaient là de façon permanente depuis la conquête du pays. Les cinq clans donnèrent naissance à de nombreuses familles dont la {f-199.} plupart ont subsisté jusqu’aux temps modernes; ils constituaient, depuis les origines, les souches centrales de la noblesse transylvaine.

Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, on assista à une transformation sociale non seulement plus rapide, mais aussi touchant des couches de plus en plus larges. Les châteaux des anciens chefs-lieux de comitat (Dés, Doboka, Kolozsvár, Torda, Gyulafehérvár, Küküllõvár et peut-être même Hunyad) avaient été détruits pendant l’invasion des Mongols. Malgré les transformations que le roi Béla IV effectua dans leur organisation en y ajoutant des éléments nouveaux de population, ces chefs-lieux perdirent leur importance stratégique. La tâche de la protection du pays revenait de plus en plus aux châteaux construits, sur initiative royale, sur des élévations, dont les commandants avaient également pour fonction l’administration de la région. C’était aux postes de commandant de ces nouveaux châteaux que remontait la fonction de chef de comitat (ispán = comes). Dans les enceintes des anciens chefs-lieux (Dés, Kolozsvár, Gyulafehérvár, Torda), le roi installa désormais des colons agriculteurs ou commerçants (hospites), auxquels il assigna des tâches essentiellement économiques en leur accordant le droit d’élire leurs maires et de tenir marché, ainsi que la franchise de leur commerce et des allégements d’impôt. Ces «hôtes», d’origine soit hongroise, soit allemande, mêlés aux anciens «gens de château» ayant obtenu les mêmes droits, constituèrent la base de la population urbaine bourgeoise de la Transylvanie. Au XIIIe siècle, les châteaux de Kolozsvár et de Gyulafehérvár devinrent, par donation royale, fiefs de l’évêque de Transylvanie; le premier rejoignit, en 13 16, le rang des villes royales libres, mais Gyulafehérvár resta une possession de l’évêque et fut, de ce fait, nettement désavantagé dans son développement urbain. Le château de Doboka passa par donation dans la propriété d’une branche de la famille Kökényes-Radnót qui s’était nouvellement établie en Transylvanie. Le château lui-même sombra dans l’insignifiance et son agglomération survécut comme simple village et centre administratif des domaines de la famille Dobokai. Grâce à leur position stratégique plus favorable, Küküllõvár et Hunyadvár ne cessèrent de jouer un rôle militaire, mais passèrent finalement eux aussi, par donation, aux mains de particuliers. Les domaines de la Couronne se limitaient ainsi au territoire, encore immense, des nouveaux châteaux et de leurs environs montagneux. Le bassin transylvain, avec certaines parties des régions montagneuses, passèrent en la propriété soit de nobles locaux, soit de familles venues d’ailleurs. Issue du clan transdanubien Szalók, la famille Kendi acquit des propriétés près du Küküllõ et jouera plus tard un rôle important en Transylvanie. D’origine également non transylvaine, les branches du clan Ákos avaient elles aussi des biens en Transylvanie, comme les Thoroczkai dans le comitat de Torda, les Illyei et les Folti dans le comitat de Hunyad, sur la rive nord du Maros. Non loin de ces derniers, sur la rive gauche du Maros, le clan transdanubien Hermány obtint des fiefs qui se divisèrent plus tard en de nombreuses petites propriétés de hobereaux. La famille Lackfi, issue du clan Hermány, passait, au XIVe siècle, pour une des familles les plus puissantes du pays. Six de ses membres, père, fils, petits-fils eurent même, entre 1328 et 1376, la haute main sur la Transylvanie en tant que voïvodes ou comes des Sicules. Parmi les autochtones, c’était la famille Losonczi Bánffy qui réussit à assembler une grande fortune en s’assurant, par donation d’André III, la propriété des domaines de Csicsó et de Lápos qui couvraient la majorité de la région montagneuse septentrionale du comitat de Belsõ-Szolnok. Le clan transdanubien Csák reçut le domaine de Bonchida, dans le comitat de Doboka, mais les Bánffy en héritèrent à la fin du XIVe au {f-200.} moment où ils furent également dotés des domaines de Sebesvár en Kolozs et de Ujvár en Küküllõ. Se haussant ainsi à la tête de l’aristocratie transylvaine, cette famille devait jouer, jusqu’à des époques récentes, malgré son affaiblissement au XVe siècle en biens et en prestige, un rôle de premier plan dans la vie politique transylvaine.

Anarchie et consolidation

Cette progression de la propriété féodale privée était une conséquence des événements politiques de la seconde moitié du XIIIe siècle. Voulant contenter son fils Etienne, au tempérament ambitieux, le roi Béla IV partagea avec lui son pays, comme son père l’avait fait autrefois à son profit. La partie orientale, dont la Transylvanie, fut cédée à Etienne qui, portant le titre de «roi cadet», s’attribua également celui de a prince de Transylvanie», organisa sa propre cour et mena une politique étrangère indépendante. Il contribua considérablement au rétablissement de la Transylvanie qui se trouvait dans un état fort critique après l’invasion des Mongols, organisa sa défense et gratifia de généreuses donations de fiefs les nobles qui rejoignirent son parti. Mais la rivalité qui opposa bientôt père et fils provoqua de lourds conflits intérieurs dans le pays. Les armées de Béla bloquèrent Etienne dans le château de Feketehalom, en Barcaság, mais celui-ci réussit à en sortir, en profitant du revirement de camp d’une partie des assaillants. Il dispersa les armées de son père, puis les poursuivit jusqu’à Pest où il remporta, au printemps 1265, une victoire décisive et contraignit son père à reconnaître son droit sur la partie orientale du pays. Cette réconciliation qui se prolongea jusqu’à la mort de Béla, survenue en 1270, ne pouvait être sincère puisque les deux antagonistes continuèrent à renforcer leur parti en y attirant les fidèles de l’autre, ce qui ne pouvait se faire autrement que par l’attribution de fiefs à une aristocratie déjà fort puissante.

Quand Etienne V mourut subitement, après deux ans de règne, certaines familles aristocratiques, profitant du jeune âge de son fils Ladislas IV, s’emparèrent de régions entières qu’ils gouvernèrent en véritables oligarques, en s’appuyant sur leurs gens armés recrutés parmi leurs vassaux et en traitant en simples fiefs les territoires dont il n’étaient, à titre de comes, que les administrateurs. Le premier à refuser l’obéissance fut le voïvode roumain Litvoj, placé à la tête du banal de Szörény que les chevaliers de Saint Jean avaient quitté en 1260, mais il périt lors de la campagne qu’on mena contre lui en 1272; son frère et successeur Bărbat retourna, du moins provisoirement, à la fidélité au roi et lui paya les arrérages d’impôt. Mais, dans les années qui suivirent, le banal de Szörény et, à plus forte raison, l’ancienne Coumanie échappèrent définitivement au contrôle du roi, envers qui les voïvodes roumains n’honorèrent plus leurs liens de vassalité, comme c’était le cas dans toute la Hongrie, tombée en morceaux et partagée entre les grands dignitaires du pays qui abusaient de leur pouvoir. Démuni face à cette situation, le roi Ladislas IV tomba, en 1290, victime d’un assassinat.

Son successeur, André III, trouva dans le pays une situation chaotique ainsi qu’une insécurité générale, et son bref règne, lui aussi menacé par des prétendants au trône soutenus par les puissances étrangères, ne lui permit pas de rétablir l’ordre. Peu après son avènement, il effectua un voyage en Transylvanie afin de faire cesser, par sa présence personnelle, l’anarchie qui avait gagné cette région. L’affaiblissement du pouvoir central laissa libre cours aux abus, {f-201.} ce à quoi ne put remédier même la venue du roi en personne; après son départ, en effet, le voïvode Lóránd, membre du clan Borsa, qui exerçait, avec ses frères, un pouvoir illimité sur une partie considérable de l’Est de la Hongrie, lança, en 1294, une attaque armée contre l’évêque de Várad, et résista même aux troupes royales envoyées pour le soumettre. Celles-ci réussirent, après des combats acharnés, à le vaincre, mais son successeur, László Kán, nommé à sa place en 1297, ne se montra pas meilleur que lui. Il fit main basse sur les revenus du roi alors occupé à calmer les révoltes qui éclataient de tous côtés; il rattacha à son voïvodat et à son titre de comes de Szolnok, celui de comes des Sicules et des Saxons, transformant ainsi la Transylvanie en un fief personnel. Entre 1307 et 1309, il ne laissa pas occuper le siège épiscopal devenu vacant avant que le chapitre n’ait élu son propre candidat. Il plaça ses fidèles aux postes de commandants des châteaux et, si quelqu’un refusait d’entrer à son service, il lui confisquait ses terres.

On assista, dans les autres régions du pays, à une évolution analogue, si bien qu’en 1301, à l’époque de la mort d’André III, la Hongrie était entre les mains d’une douzaine de grands féodaux qui avaient installé, sur leurs territoires respectifs, leur pouvoir indépendant. Le pays risquait de devenir un Etat mosaïque féodal. Les luttes pour la succession au trône, qui se prolongèrent pendant des années, favorisèrent également le pouvoir oligarchique. Avec la mort d’André III, s’éteignit la dynastie des Árpád, et une lutte archarnée opposa les prétendants, tous consanguins en ligne féminine. Le pape soutenait Charles-Robert, un descendant des Anjou français de Sicile, mais celui-ci ne réussit pas, dans un premier temps, à gagner la sympathie de l’ensemble des membres de la classe au pouvoir. La majorité de celle-ci opta d’abord pour le prince tchèque Wenceslas puis, après l’abdication de ce dernier, pour le duc de Bavière, Othon. Le voïvode László Kán invita celui-ci à se rendre en Transylvanie en lui promettant, paraît-il, la main de sa fille, mais il l’y fit prisonnier et le renvoya en Bavière. Après cela, en 1308, il reconnut la dignité royale à Charles-Robert mais continua à garder chez lui la couronne royale.

Le pays refusa de considérer Charles comme roi légitime tant qu’il fut pas sacré avec la couronne de Saint Etienne. Or, la couronne était entre les mains de László Kán qui se garda même de paraître à l’assemblée d’élection du roi, et préféra se retirer dans les montagnes et attendre. L’envoyé du pape, le cardinal Gentile, tenta de négocier avec lui mais sans succès. Il l’excommunia alors sous prétexte qu’il avait marié sa fille au roi orthodoxe de Serbie, Uros II. La lourde sanction ne manqua pas de faire son effet: l’année suivante, le voïvode rendit les insignes de royauté et promit de restituer au roi ses biens et droits usurpés. Charles-Robert fit, dès 1310, sa première visite en Transylvanie, mais allait poursuivre, pendant une dizaine d’années encore, de sanglantes guerres contre l’oligarchie qui refusait d’accepter tout amoindrissement de son pouvoir. Durant ces années, le voïvode László continua à régner sur la Transylvanie et empêcha les troupes du roi d’occuper leurs postes dans les châteaux; il réussit même à empêcher son successeur, Miklós Pok, nommé en 1315, d’exercer effectivement ses fonctions. Ce ne fut qu’après la mort de László Kán que l’armée du roi put, après la bataille de Déva, en 1316, arracher la Transylvanie à ses fils. Le nouveau voïvode, Dózsa Debreceni, lutta, en 1318, contre Mojs, fils de Mojs, qui avait fait alliance avec les Borsa rebelles. Et même Tamás Szécsényi, du clan Kácsik, qui lui succéda en 1320, eut fort à faire pour briser définitivement la résistance des fils de László Kán en les chassant de leur dernier refuge, le château de Csicsó.

D’une main sûre, le voïvode Tamás rétablit l’ordre dans une Transylvanie {f-202.} toujours en agitation. Il rappela à la discipline les fidèles du voïvode László, ainsi qu’un certain nombre de petits féodaux qui opéraient pour leur propre compte. Il se retourna ensuite contre les Saxons. Ceux-ci, en effet, avaient à nouveau saccagé, en 1308, Gyulafehérvár pour prendre vengeance sur son évêque avec qui ils s’étaient engagés dans d’interminables querelles puis, comme après la mort du voïvode László le titre de comes des Saxons resta rattaché au titre de voïvode, ils se soulevèrent, sous la conduite de Henning, geréb de Péterfalva, contre le nouveau voïvode. Ce ne fut qu’en faisant venir des troupes coumanes de la Plaine hongroise qu’on réussit à les soumettre, en 1324. Tout docile qu’il se montrât envers le roi, Tamás Szécsényi était cependant non moins jaloux de son pouvoir en Transylvanie que ne l’avait autrefois été le voïvode László. L’évêque de Transylvanie, par exemple, à en croire ses récriminations, fit bien souvent l’expérience de la violence et de l’avarice avec lesquelles Szécsényi tentait de s’accaparer des fiefs, au dépens des biens ecclésiastiques, pour lui-même et pour ses fidèles.

En Transylvanie, la victoire de Charles-Robert constitua un coup grave pour les aristocrates qui avaient opté pour la résistance. Nombre de grandes familles qui vivaient là depuis la conquête du pays ou étaient venues s’établir plus tard, y perdirent leurs fiefs pour cause d’infidélité et, même si le souverain pardonna par la suite à la plupart d’entre elles (tels les clans Zsombor et Borsa, ou la famille Wass), les dignités revenaient désormais aux fidèles éprouvés. Tamás Szécsényi occupa le poste de voïvode jusqu’à la mort de Charles-Robert (1342) et retint pour lui-même, en récompense de ses services, une partie considérable des biens confisquées aux rebelles. En 1319, il fut ainsi gratifié de l’immense domaine de Sáromberek, situé entre Beszterce et le Maros, puis en 1324, des domaines relevant du château de Siklós, dans le comitat de Szeben. Tout comme le voïvode László, il épousa une princesse Piast (Anne d’Auschwitz). Ayant toujours en vue les intérêts de sa famille, il fit également venir ses neveux en Transylvanie; l’un d’eux, Simon, ancêtre de la famille Kentelki Radó, obtint, grâce à son intervention, le domaine de Nagysajó et porta le titre, fort avantageux, de comes des Sicules. Un autre, Péter Cseh, fort du prestige de son oncle, put épouser l’héritière de la richissime famille de gerébs saxons Talmácsi pourvue de domaines étendus, et fonda ainsi la famille Vingárti Geréb, dont deux membres seront, au XVe siècle, élevés aux deux plus hautes dignités de la Transylvanie, celle de voïvode et celle d’évêque. En fait, les membres du clan Kácsik qui s’étaient transplantés en Transylvanie se marièrent, en d’autres cas également, avec les filles de familles saxonnes. Ce fut par l’intermédiaire de la famille de gerébs Radnai qu’un descendant du comes sicule Simon devint propriétaire du domaine de Kentelke dont sa famille devait tirer son nom. Quant à János, fils de Péter Cseh, il prit pour femme, à l’instar de son père, une Saxonne, à savoir la fille du très fortuné geréb Mihály Kelneki, qui maria six de ses sept filles à de grands seigneurs hongrois. N’ayant qu’un modeste fief dans le comitat de Hunyad, la famille noble Barcsay put elle aussi jeter les bases de sa fortune grâce à l’héritage d’une partie des biens de la famille de gerébs Alvinci, éteinte en ligne masculine. Certes, d’importants fiefs familiaux purent également se constituer en sens inverse, tel pour la famille de gerébs saxons Brassói qui entra, par voie de mariage, en possession des biens d’une branche éteinte du clan Zsombor.

{f-203.} Le comitat nobiliaire et la noblesse

En Transylvanie, le comitat nobiliaire, en tant qu’organisation autonome de la noblesse, apparut selon le modèle de l’évolution hongroise, mais avec davantage de lenteur. Alors que, en Hongrie proprement dite, les comitats nobiliaires s’étaient substitués, dès avant l’invasion mongole, à l’organisation royale des châteaux, le système des gens armés rattachés aux châteaux était, en Transylvanie, encore intact dans la seconde moitié du XIIIe siècle, si l’on en croit les diplômes qui citent fréquemment les serviteurs armés de Belsõ-Szolnok, Doboka, Kolozs, Torda, Gyulafehérvár. Si leur intégration à la noblesse s’opéra avec moins de régularité que dans les régions situées plus à l’ouest, c’est probablement parce que la grande transformation sociale coïncida, en Transylvanie, avec une période de profonde crise politique. Cette couche, qui mit un temps assez long à rompre ses liens de dépendance, fut pratiquement emportée par la tourmente des événements. Ses membres sont presque toujours cités, dans les documents, à propos de la vente de leurs biens, les acheteurs étant souvent les descendants des grands clans conquérants du pays (par exemple, des familles Gerendi, Kecsezi, Szentmártoni) ou d’autres nobles d’origine plus incertaine, parfois des ecclésiastiques. Nous ignorons le sort de ces gens de château dépossédés. Une partie d’entre eux réussit peut-être à conserver quelques biens qui lui permettaient de mener une vie de hobereau. Mais la plupart se vit probablement contrainte à se mettre au service de familles nobles fortunées ou de tenter leur chance, une fois encore, dans les nouveaux châteaux forts. Toujours est-il qu’aucune des familles nobles transylvaines du Moyen-Age ne saurait être ramenée avec certitude, à notre connaissance, à un ancêtre serviteur de château.

On peut donc affirmer que, dans les régions plates des comitats de Belsõ-Szolnok, Doboka, Kolozs et Torda, se constitua, au Moyen-Age, une société nobiliaire assez homogène remontant dans sa grande majorité aux clans de la conquête. S’il y eut une différence entre eux, ce fut du point de vue de leur fortune: certaines familles plus prolifiques virent leurs fiefs se morceler, si bien qu’il existait parfois des villages abritant plusieurs familles nobles qui vivaient dans leurs manoirs et cultivaient leurs terres de leurs propres mains. Même les familles plus opulentes n’avaient, en général, pas plus de dix villages en leur possession, et seulement un petit nombre de gens vraiment fortunés pouvaient faire valoir leurs droits seigneuriaux sur 20 à 30 villages; ceux-ci ne formaient d’ailleurs pas un bloc continu, mais étaient entrecoupés par les biens d’autres familles. Quant aux grands latifundia d’un bloc comprenant 20 à 50 villages, ils se constituèrent sur les limites de cette région peuplée de petite et moyenne noblesse.

Quoiqu’une loi de 1290 décrétât l’organisation nobiliaire des comitats et la justice seigneuriale en affaires serviles, ainsi que l’obligation personnelle de porter les armes aussi bien chez les nobles transylvains que chez les «Saxons qui possédaient, à l’instar des nobles, leurs fiefs personnels»,*Urkundenbuch zur Geschichte der Deutschen in Siebenbürgen I, Hermannstadt, 1892, 175. l’émancipation de la noblesse progressa en Transylvanie moins vite que dans les autres régions de Hongrie. Au début du XIVe siècle, les nobles transylvains payaient encore un tribut au voïvode de Transylvanie, obligation dont ils furent exemptés en 1320 par le roi Charles-Robert qui voulait ainsi les récompenser pour l’avoir aidé à écraser la révolte saxonne. Quant à leur juridiction sur les {f-204.} habitants de leurs fiefs, c’est-à-dire leur plein pouvoir seigneurial, il ne fut admis par le voïvode qu’en 1342, et confirmé par le roi en 1365. Le décret par lequel le roi renonça, à leur profit, à l’impôt dit lucrum camerae, instauré par Charles-Robert, revêt une importance particulière. Le roi leur reconnut, en effet, le droit de percevoir, en contrepartie de leur service armé, cet impôt de 18 deniers par manse servile. Si bien que les serfs transylvains n’eurent désormais de redevance qu’envers leurs seigneurs, à l’exception des Roumains qui continuaient à payer au roi le cinquantième des brebis.

Les tentatives des nobles visant à organiser leur autonomie au niveau du comitat furent moins fructeuses. Même si, au début du XIVe siècle, on vit surgir, en Transylvanie également, des tribunaux de comitat composés de délégués de l’assemblée nobiliaire et de juges des serfs de district (szolgabírô), et si certains comitats prirent, vers le milieu du siècle, l’habitude de convoquer leurs assemblées nobiliaires, les efforts centralisateurs du voïvode l’emportèrent une nouvelle fois. Car, par la suite, ces assemblées de comitat ne furent pas tenues chacune à part, sous la présidence de leurs comes respectifs, mais le voïvode invita les sept comitats transylvains à se réunir (en général à Torda) en une seule assemblée. C’était là qu’on élisait les juges de district, deux pour chaque comitat (et non quatre, comme dans les autres régions du pays). Le voïvode administrait ces comitats de façon globale, comme une seule unité organisationnelle, et il mit ainsi un sérieux obstacle au développement de l’autonomie nobiliaire à l’échelon des unités territoriales. Les nobles de Transylvanie réussirent donc à obtenir les droits et privilèges qui distinguaient, à l’échelle nationale, le noble du non noble, mais ils n’avaient guère la possibilité de faire valoir, face au voïvode, leurs droits collectifs et, par voie de conséquence, leur poids politique. Un facteur négatif, qui agit également dans ce sens, fut le système dit de «familiaritas», qui était une variante hongroise de la clientèle féodale et se propageait en même temps que se constituaient les grands latifundia.

Les gens de condition libre mais peu fortunés choisirent le plus souvent de se mettre au service des magnats, notamment pour faire partie de leurs suites armées, ou pour se charger de la gestion économique de leurs biens. Le magnat les admettait dans sa famille (d’où le nom de «familiaris») et s’engageait à les nourrir et à leur assurer subsistance et protection juridique, tandis que les «clients» leur prêtaient en retour un serment de fidélité. (Mais le seigneur n’avait aucun droit sur le fief de son client, la loi hongroise plaçant sous la compétence exclusive du roi l’attribution ou la confiscation des domaines nobiliaires.) En Transylvanie, le voïvode choisissait en général son vicevoïvode (qui occupait en même temps le poste de comes du comitat de Fehér et était chef du tribunal du voïvodat) parmi ses clients non-transylvains, tout comme les comes des autres comitats, à leur tour, prenaient pour vice-comes un de leurs fidèles personnels. Dans les autres parties du pays, les comes de comitats étaient directement nommés par le roi et choisis parmi les membres des familles de haut lignage. Le poste de comes était lucratif et prestigieux et les membres des grandes familles transylvaines l’acceptaient volontiers, si bien que de larges couches de la petite et de la moyenne noblesses transylvaines se trouvèrent en rapport de «familiaritas» avec le voïvode, ce qui augmenta considérablement le pouvoir de celui-ci. C’est là l’explication du fait qu’en Transylvanie, même les familles aristocratiques les plus fortunées ne pouvaient se mesurer avec le prestige social du voïvode, alors que celui-ci descendait en général d’une famille non-transylvaine et n’avait donc pas de domaines importants en Transylvanie.

{f-205.} A l’origine de la grande transformation sociale qui permit à la noblesse de s’organiser en tant que force politique autonome, il y avait des efforts conscients des rois en vue de défendre le territoire national. Leurs démarches visaient non seulement la couche des Hongrois libres et des serviteurs de château affranchis ayant l’obligation du service armé individuel et formant, eux aussi, un ordre nobiliaire, mais aussi les communautés sicule, saxonne et roumaine: les souverains accordaient toujours leur appui aux éléments qui semblaient les plus aptes à assurer la protection des frontières. Traditionellement dotée de l’auréole du combattant croisé, la figure du soldat hongrois, confondue avec celle du gentilhomme qui bénéficiait d’énormes avantages politiques et économiques (pleine jouissance de son fief avec travail servile gratuit, exemption fiscale, juridiction directement royale) exerça également sa fascination sur les sociétés sicule, saxonne et roumaine. Les mutations qui s’opérèrent au sein de celles-ci, furent grandement conditionnées par l’impact de ce modèle.

Les Sicules et les Saxons au sein de la noblesse

L’organisation sociale des Sicules avait toujours été celle qui se rapprochait le plus de la forme de vie nobiliaire, puisque les deux principaux critères de la condition sicule, à savoir la liberté personnelle et l’obligation individuelle du service armé, étaient également ceux qui définissaient la condition noble. Il en résulta que les Sicules furent, dès le XIVe siècle, pratiquement considérés comme des nobles, y compris hors de leur territoire propre. En 1346, il suffit à un certain Pál Sényõi de justifier sa condition sicule pour avoir le droit de vivre en homme libre n’importe où dans le pays. Cependant, en Terre sicule elle-même, le régime ancestral de communauté des biens et d’égalité des droits freinait la promotion individuelle. Il ne permettait pas, en particulier, une pratique qui constituait l’avantage essentiel de la noblesse des comitats, à savoir d’acquérir sans restrictions des domaines à jouissance individuelle où était installée une population réduite à l’état servile. Les plus ambitieux des Sicules tentèrent donc bientôt leur chance en se mettant directement au service du roi et se virent récompensés pour leurs mérites par des fiefs pris sur les domaines de la Couronne déjà en voie de désintégration. Comme ils tenaient également à leur part des biens collectifs sicules, ils s’efforçaient, en général, d’obtenir un fief dans les comitats situés à proximité du territoire sicule. Ce furent les domaines autour d’un château royal et enclavés dans les terres sicules qui passèrent les premiers dans la propriété de cette nouvelle noblesse d’origine sicule. Le roi céda, en 1252, le fief de Szék, situé sur la frontière du Barcaság et du Háromszék, aux ancêtres sicules des familles nobles Nemes, Mikó et Kálnoky qui devaient acquérir plus tard une certaine notoriété. Ces familles, voulant également exercer des droits nobiliaires sur des villages à juridiction sicule, menèrent, entre 1342 et 1366, une lutte acharnée contre les Sicules de Seps, lutte qui se solda par le maintien des terres controversées au sein du territoire sicule. Le château de Bálványos, avec ses villages hongrois et slaves en voie de magyarisation, fut attribué comme fief par le roi, également au XIIIe siècle, à l’ancêtre des familles sicules Apor et Kézdi. Les nouveaux propriétaires firent venir sur ce territoire des serfs hongrois et russes et le placèrent sous l’autorité du comitat. Mais en 1324, les Sicules repoussèrent vigoureusement leurs exigences sur la région de Kászon. {f-206.} A proximité de Székelyföld, dans des comitats de Fehér, Küküllõ, Torda, Kolozs et Doboka, un certain nombre de familles nommées Székely firent, au cour du Moyen-Age, l’acquisition de biens nobiliaires, soit par attribution royale, soit à la suite de mariages contractés avec la noblesse des comitats. Comme ils avaient toujours leur part légitime des biens sicules, ils possédaient des terres tant en territoire sicule qu’en dehors de celui-ci, ce qui leur permettaient donc d’assumer un rôle public et dans la vie des comitats, et dans celle de la communauté sicule. On rencontre les membres de la même famille tantôt en tant que juges de district d’un comitat, tantôt en tant qu’officiers des Sicules.

Cependant, pour la majorité des Sicules, il n’y avait aucune possibilité de servir comme soldat à cheval et en armure – l’unique forme d’équipement considérée, à l’époque, comme moderne – car ils n’avaient pas les moyens de se les acheter. Leur corps d’arme spécifique demeurait la cavalerie légère. Dans les parties occidentales de la Hongrie, cette technique militaire ancestrale était en voie de disparition, car la technique de combat européenne nécessitait des cuirassiers; aussi, après l’invasion mongole, les rois exigèrentils des communautés qui avaient à l’origine l’obligation du service individuel, de fournir désormais un nombre plus restreint de soldats, mais très bien équipés. Il s’en suivit inévitablement que les catégories exclues du service armé effectif virent leur condition se transformer en servitude et n’eurent désormais d’autre rôle que de fournir les bases matérielles permettant de pourvoir certains d’entre eux en équipement de soldat. C’était en effet le sort réservé aux peuples couman et iazyge (jász), qui s’étaient établis, au cours du XIIIe siècle, dans la plaine située entre le Danube et la Tisza. Si, à l’origine, ils avaient l’obligation individuelle de prendre les armes, ils ne durent plus bientôt fournir au roi que 600 soldats, ce qui perturba l’homogénéité de leur société: la couche des combattants en exercice parvint à réduire le petit peuple à la servitude. Cependant, du fait que les frontières du côté de la Transylvanie furent, pendant tout le Moyen-Age, menacées par des ennemis qui fondaient essentiellement leur tactique sur la cavalerie légère (Mongols, Lituaniens, Roumains, puis Turcs), la technique militaire et l’équipement des Sicules restaient utilisables contre eux. Comme cet équipement plus rudimentaire était également accessible à ceux qui vivaient dans des conditions modestes, chaque Sicule put sauvegarder son droit et obligation de service armé et, partant, sa liberté individuelle.

La société saxonne traversa une crise non moins aiguë, mais son évolution ultérieure prit une direction toute différente. A la différence des Sicules, les Saxons ne partaient pas en guerre individuellement, mais étaient tenus d’envoyer un contingent déterminé de soldats. Les avantages sociaux qui allaient de pair avec le service armé furent donc, chez eux, dès le départ réservés à un certain groupe de la communauté, et plus particulièrement aux gerébs. A la fois juge, autorité administrative et chef militaire, le geréb détenait son poste à titre héréditaire. Ainsi, tout comme chez les Sicules, cette dignité, de plus en plus souvent confondue avec les biens qui lui étaient rattachés, put bientôt être vendue ou hypothéquée. Par ailleurs, le geréb ressentait, lui aussi, les contraintes de la communauté: il devait se soumettre au droit saxon et assumer sa part aux charges fiscales. Il chercha donc, de même que les dirigeants sicules, une promotion sociale plus libre en dehors de sa communauté, dans le monde des comitats. Les gerébs acquérirent des domaines en bordure de la Terre saxonne et les peuplèrent essentiellement de colons allemands qu’ils ne traitaient cependant pas comme leurs égaux dans la communauté, mais comme {f-207.} des serfs. C’est de cette manière qu’apparut, en dehors de la Terre saxonne, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, une couche de «serfs saxons».

Sur leurs villages situés dans les comitats, les gerébs exerçaient un droit de possession à la manière des nobles; en fait, beaucoup d’entre eux furent eux aussi anoblis en bonne et due forme par le roi (le premier fut, à notre connaissance, le comes János Latin de Voldorf, d’origine wallone). Mais l’opinion courante les considérait, même sans cela, comme des nobles, tout en les distinguant des nobles de plein droit (1365: nobiles et alii comites). A l’origine de cette distinction, il y avait le fait que les gerébs (et sous ce rapport également, ils ressemblaient aux dirigeants sicules) ne renonçaient pas à leurs biens sur la Terre saxonne ou, plutôt, ils se servaient du prestige et du pouvoir dus à leurs fiefs dans les comitats, pour raffermir leur position dirigeante au sein de la communauté saxonne. Aux XIIIe et XIVe siècles, l’histoire saxonne fut décisivement marquée par le poids accru et la domination quasi illimitée des familles de gerébs. C’étaient eux qui se réservaient toutes les dignités de la municipalité communautaire, s’assuraient le pouvoir militaire et la prépondérance économique; leur mode de vie de soldats et de grands propriétaires, calqué sur le modèle des nobles hongrois, marqua de son empreinte toute la vie saxonne. Les mariages entre les familles de nobles hongrois et de gerébs saxons devinrent de plus en plus fréquents, et ces derniers empruntèrent eux aussi leurs noms de famille à leurs propriétés et, de préférence, à leur fiefs nobiliaires et non à leurs possessions saxonnes, en ne gardant de leur origine saxonne d’autres traces que des prénoms allemands ou l’épithète «geréb». Bien des membres de ces familles saxonnes avaient des charges dans les comitats: vice-comes, juges de district, et un geréb de Vízakna occupa même, au XVe siècle, le poste de vice-voïvode de Transylvanie, puis celui de comes des Sicules. En résultat de tout cela, la société nobiliaire de Transylvanie put absorber ces éléments nouveaux, aux excellentes aptitudes à diriger, sans cependant changer de caractère, étant donné que cette noblesse d’origine étrangère était numériquement beaucoup moins importante et très vite disposée à progressivement se magyariser.

Dans la communauté ethnique des Saxons, on voyait, à la fin du XVe siècle encore, quelques gerébs jouer un rôle dirigeant, mais leur nombre allait diminuant. En fait, l’évolution de la société saxonne avait, entre-temps, pris une direction tout autre et les gerébs ne pouvaient et ne voulaient plus suivre. Sous la pression de la couche moyenne saxonne, qui s’inquiétait pour son égalité des droits, pour l’unité ethnique de la communauté, mais aussi à leur propre initiative, ils abandonnèrent leurs biens à la communauté et partirent s’installer dans les comitats où ils menèrent une vie de noble. Quant à la direction administrative et juridique des sièges saxons, elle passa progressivement aux mains des administrateurs délégués, dits «juges du roi».

L’organisation et la culture de l’Eglise

Au Moyen-Age, la noblesse des comitats, tout comme les Sicules et les Saxons, appartenaient à l’Eglise catholique romaine et relevaient, dans leur majorité, de l’évêché transylvain, à l’exception du plus ancien territoire des Saxons, dit Altland, qui constitua, dès 1192, la prévôté de Szeben placée sous la dépendance directe de l’archevêque d’Esztergom. Le reste des terres saxonnes, la partie habitée par des Saxons libres, de même que celles soumises {f-209.} à l’autorité seigneuriale, constituaient des doyennés séparés et jouissaient d’une certaine autonomie. Les archidiaconés de l’évêché de Transylvanie correspondaient en gros aux comitats royaux. Sur ce territoire organisé en comitats, seul l’archidiaconé d’Ózd, situé près du cours supérieur du Maros, n’avait pas son équivalent en comitat. Il est cependant possible qu’à l’origine, il ait réellement existé un comitat d’Ózd qui aurait disparu à la suite de l’expansion des colonies sicules, et se serait en partie fondu dans les comitats de Kolozs et de Torda. La partie des terres saxonnes qui ne relevait pas de la prévôté de Szeben, de même que le siège sicule de Seps (Sebes) restèrent sous l’autorité de l’archidiaconé de Gyulafehérvár; seuls les sièges sicules de Kézd et d’Orba possédaient un archidiaconé particulier à Kézd, tandis que le siège d’Udvarhely en avait un à Telegd.

 Division administrative ecclésiastique au début du XIV

{f-208.} Carte 12. Division administrative ecclésiastique au début du XIVe siècle

Les évêques de Transylvanie furent d’abord d’origine étrangère (française, allemande, italienne) puis, de plus en plus, on confia cette dignité à des aristocrates originaires du pays (non-transylvains, à un seul cas près), et plus rarement à des fils de familles bourgeoises citadines, tous ayant une formation universitaire acquise à l’étranger. Plus d’un parmi eux avaient antérieurement été clerc du roi, tels le dénommé Adorjàn, à la fin du XIIe siècle, qui avait conçu le système d’émission de chartes et de diplômes, ainsi que son successeur Pál, qui rédigea, en 1181, l’acte qui prescrivit le caractère obligatoire de la forme écrite à la chancellerie. A cette époque, les 2 000 marcs d’argent qu’ils percevaient au titre de la dîme plaçaient les évêques de Transylvanie, parmi les 14 évêques de Hongrie, en quatrième position. Leur culture ecclésiastique ne les empêchait pas d’adopter une attitude combative dans la défense de leurs droits seigneuriaux et de leurs prérogatives de perception de la dîme, ce qui provoqua, aux XIIIe et XIVe siècles, des affrontements armés avec le voïvode, les Saxons et l’abbé de Kolozsmonostor.

A propos de la vie monastique, il faut en premier lieu citer l’abbaye bénédictine de Kolozsmonostor, fondée dans les dernières décennies du XIe siècle. Celle-ci devint, après la réglementation légale, en 1231, des actes officiels écrits, un des lieux d’authentification (loca credibilia). En Transylvanie, le chapitre de Gyulafehérvár avait encore ce statut particulier. Lors de l’invasion mongole, leurs archives furent incendiées, si bien que le diplôme le plus ancien qui nous soit parvenu de Kolozsmonostor date de 1288, tandis que les registres du second, conservés avec d’importantes lacunes, débutent en 1278. Un monastère bénédictin fut également fondé par le prince Álmos en 1120, près de l’entrée transylvaine du col de Meszes, mais il ne figure plus dans les sources après 1288. D’autres monastères, qui servaient de cadres à des sépultures familiales, furent construits: à Almás, au XIIIe siècle (sur les domaines du clan Borsa), à Harina, probablement à l’intention du clan Kácsik, à Gyerõmonostor pour le clan Mikola. Toutes ces constructions avaient un caractère de basilique à trois nefs, aux fenêtres cintrées; celle de Harina est aujourd’hui la seule qui ait gardé son aspect originel. C’est pour les Cisterciens qu’on construisit en 1202 le cloître de Kerc, cité plus haut dans un autre contexte, dont le style roman tardif-haut gothique devait, par la suite, fortement marquer la construction des églises saxonnes et hongroises en Transylvanie. Mais le monastère proprement dit fut abandonné au XIIIe siècle et on ne trouve aujourd’hui à son emplacement que des ruines. Plus important que le rôle des ordres monastiques fut celui des ordres mendiants, moins dans le développement de l’architecture – du moins au début – que dans la formation de la mentalité générale. Ce fut de Transylvanie que les Dominicains envoyèrent, dès le XIIIe siècle, leurs missionnaires pour évangéliser les Coumans, qui {f-210.} eurent pour premier évêque un dominicain hongrois. Ils fondèrent, au XIIIe siècle, cinq monastères à Gyulafehérvár et dans les villes saxonnes, où on ouvrit également des couvents pour religieuses. En Transylvanie, la popularité des Franciscains commença au XIVe siècle, grâce notamment à leurs prêches en langues maternelles, tant auprès des Hongrois que parmi les Saxons. Dans un recueil de sermons latins, composé vers 1310 par des Franciscains, on trouve de brèves récapitulations hongroises, dites «les gloses de Gyulafehérvár». Ce fut au XVe siècle que les Franciscains connurent leur période la plus prospère en Transylvanie.

Le clergé urbain et de province était formé dans les écoles paroissiales ou capitulaires; mais les écoles de village surgirent elles aussi assez tôt; une première mention, datant de 1332, cite le bâtiment de l’école (domus scolaris) de Zsuk, village situé dans le comitat de Kolozs. Au XVe siècle, on trouve, à en croire les documents, des maîtres d’école dans plusieurs villages. Faire des études universitaires demandait des efforts que ne pouvaient se permettre qu’un nombre restreint de Transylvains; leur chiffre était pourtant considérable: jusqu’en 1520, 1060 personnes se déclarant d’origine transylvaine, surtout des nobles, des bourgeois des villes et des bourgades et parfois même des villages, s’inscrivirent à des universités: au XIIe siècle à Paris, dès le XIIIe à Bologne ou Padoue et, à partir du milieu de XIVe, à Prague, à Cracovie et à Vienne.

Les églises épiscopales et monastiques des villes se distinguaient nettement, tant par leur structure que par leur aspect extérieur, des églises hongroises situées dans les comitats et dans les sièges sicules. Avant le milieu du XIIIe siècle, elles étaient des constructions à une seule nef et à l’abside en hémicycle, séparée par un arc semi-circulaire. Les vestiges les plus anciens de ce genre de construction mis au jour par l’archéologie (à Malomfalva) datent du début du XIe siècle; mais cette architecture devait persister pendant trois siècles et l’abside angulaire ne remplaça la forme cintrée qu’à partir du milieu du XIVe siècle. Les églises du pays sicule relèvent toutes, à une seule exception près, de ce type ancien. La population saxonne se construisit, sur le territoire de ses sièges comme dans ses villages sous dépendance seigneuriale, des basiliques à trois nefs, habituelles chez tous les colons allemands s’étant établis à l’Est. Une chose caractéristique qui témoigne de la position de la couche dirigeante dans ces communautés rurales est qu’on trouve, dans la plupart de ces églises, hongroises et saxonnes, un chśur dit «seigneurial».

Maîtres et serfs roumains en deçà et au-delà des Carpates

Abandonnée par les Coumans, la Coumanie, qui s’étendait au sud et à l’est des Carpates, fut confiée par le roi – nous l’avons vu – aux voïvodes des Roumains, qui assumaient des fonctions analogues à celles du voïvode de Transylvanie. Mais, en permanence attaquée par des Mongols, cette administration ne put se stabiliser, excepté sur une bande de territoire de la Valachie, au pied des montagnes frontalières de la Transylvanie, où quelques voïvodes réussirent à affermir leur pouvoir, alors que la Moldavie était, au début du XIVe siècle, un espace peu habité et dépourvu d’autorité politique. Profitant, au début du XIVe siècle, de la situation chaotique en Hongrie, les voïvodes de Valachie s’efforcèrent, à l’instar des oligarques hongrois, d’établir un pouvoir indépendant. En 1330, Charles-Robert ne parvint pas à mettre Basaraba, voïvode de la Valachie (Terra Transalpina – désormais ainsi nommée en {f-211.} remplacement de «Coumanie», terme tombé dans l’oubli) au pas, et faillit même laisser sa vie dans cette campagne qui tourna court. Désormais les rois de Hongrie devaient se contenter d’un serment de fidélité des voïvodes, eux-mêmes devenus souverains indépendants et, à ce titre, pourvus d’une marge d’action élargie. De même, le voïvode de Moldavie, Bogdan, dont le pays fut, en 1352, «nettoyé» par le comes des Sicules Endre Lackfi, des troupes mongoles, se souleva contre le roi dès 1359 et réussit à substituer à la dépendance réelle un statut de vassalité formelle.

L’insécurité qui régnait au-delà des Carpates en raison du danger mongol provoqua de véritables flots d’immigration vers la Transylvanie.

Si l’on en croit les témoignages des diplômes du XIVe siècle, le réseau d’agglomérations évoluait d’une manière fort mouvementée dans la Hongrie orientale. Dans les régions où les sources n’avaient auparavant rien signalé ou avaient même souligné leur caractère désert, surgirent, à cette époque, nombre de villages, qui disparurent d’ailleurs bientôt et furent remplacés par d’autres, situés à leur proximité. Ce phénomène était sans doute dû aux déplacements de populations consécutifs à l’arrivée massive des Roumains. En 1292 – on l’a vu – le seigneur de Illve, dans le comitat de Hunyad, obtint l’autorisation royale d’établir des Roumains; en 1350, ses descendants partagent ses biens peuplés de Roumains (possessiones olachales) mais ne portant pas encore de nom; en 1468, ces domaines comprennent déjà 50 villages roumains nommément cités. Venue en 1359 de Valachie, la famille Rékási reçut en fief, en 1365, le district Ikus, dans le comitat de Hunyad, territoire sur lequel se trouvaient alors cinq villages; en 1401, on y signale 13 communes dont une seule correspond à l’un des cinq villages initiaux; en 1510, le district comprend 36 villages, mais deux seulement d’entre eux figuraient parmi les 13 précédents, dont 11 ont donc disparu pour céder la place à 34 nouveaux. Les Roumains avaient généralement besoin de davantage de temps pour se fixer définitivement; ce processus se prolongea jusqu’à la fin du Moyen-Age, comme en témoignent de nombreux cas, analogues à celui-ci, de changements de nom ou de site des villages.

Jusqu’au milieu du XIVe siècle, les Roumains immigrants peuplèrent les montagnes encore inhabitées ou leurs environs immédiats. Ce ne fut qu’après cette date que les blocs unis de populations hongroises et allemandes vivant au centre du bassin transylvain furent peu à peu parsemés d’enclaves roumaines. Une partie des Roumains, qui transhumaient vers le Mezõség, y demeura et s’établit aux abords des villages hongrois ou saxons. Ce fut ainsi qu’apparut un grand nombre de villages redoublés, portant des noms composés de deux parties, l’une nommée «Magyar-» ou «Szász-», l’autre «Oláh-». La direction de ces dernières était confiée à des kenéz qui y avaient en général guidé leurs compatriotes et jouissaient d’un statut de maire de village tout en restant serfs du seigneur hongrois, saxon ou roumain.

La différenciation sociale, qui amena la naissance d’une classe servile et d’une noblesse, s’accomplit également au sein de la population roumaine de Hongrie, et notamment en Transylvanie, mais d’une façon différente, à bien des égards, de celle des Hongrois, Sicules ou Saxons.

Les voïvodes et les kenéz roumains, qui jouissaient d’un statut social et juridique analogue à celui dés gerébs saxons, parvenaient à la condition noble par les mêmes étapes que ceux-ci, mais les conséquences de cette différenciation étaient tout autres pour l’ensemble des Roumains.

Aux voïvodes et kenéz, les rois donnèrent comme fief, en récompense de leurs exploits militaires, les villages roumains fondés par eux et confiés à leur {f-212.} administration, tout en maintenant leur obligation de fournir le service armé ainsi que des prestations matérielles. Le statut des kenéz possesseurs de fiefs fut réglementé en 1366 par le roi Louis Ier (1342-1382). Il en résulta, lors de leurs témoignages devant le tribunal, que les kenéz confirmés en leur fief par une charte royale avaient le même statut que les nobles. Cela ne signifiait pas, pour les kenéz, une «noblesse véritable», c’est-à-dire leur exemption de l’impôt royal, à l’instar de ceux qui vivaient sur leurs domaines, mais marquait toutefois un premier pas de leur promotion par rapport aux masses des «Roumains communs» (communis olachus) dont ils avaient jusqu’alors partagé le statut légal et qui étaient seulement confiés à leur administration sans être soumis à leur suzeraineté. Ils se distinguaient, en même temps, des autres kenéz dont le roi n’avait pas confirmé les droits sur un fief (communis kenezus). Ces derniers furent rangés dans la même catégorie légale que les maires (villicus) des villages hongrois et saxons de condition servile, mais bénéficiant toutefois de certains allégements fiscaux. De telles distinctions furent observées lors des assemblées kenéziennes des sièges roumains, par exemple celle, déjà citée, de Hátszeg, en 1360, où sur les 6 Roumains communs (Olachi populani) élus juges avec 12 kenéz et 6 prêtres, trois étaient désignés comme serfs (iobagiones) et où, de plus, le kenéz Basarab Longus et son serf Mihul (désigné, comme tout homme commun à l’époque, par son seul prénom) siégeaient ensemble dans le tribunal.

Les voïvodes et kenéz qui jouissaient de cette condition semi-nobiliaire étaient appelés, dans les diplômes contemporains, «voïvode ou kenéz noble» (nobilis voivoda, nobilis kenezius), et leur statut social correspondait exactement à celui des nobles conditionnels hongrois (conditionarius), dont la noblesse était fonction d’un service précis. Ce fut de la même manière que l’évêque de Nagyvárad et celui de Transylvanie récompensèrent leurs voïvodes roumains, qui servaient dans leurs armées privées, en leur accordant une «noblesse d’Eglise» comparable à la noblesse conditionnelle, par suite de quoi ceux-ci purent s’assurer la jouissance nobiliaire, féodale des domaines dont ils n’étaient chargés, à l’origine, que de l’administration et dont les habitants roumains libres devinrent peu à peu des serfs. Mais le droit de propriété proprement dit ne cessa pas d’appartenir au roi ou à l’évêque et, dans les affaires juridiques, les nobles roumains relevaient non pas du tribunal nobiliaire du comitat, mais respectivement de la juridiction royale ou de celle du sénéchal de l’évêque. Si, pour les voïvodes semi-nobles de l’évêque, cette dépendance se maintint jusqu’au début des temps modernes, c’est-à-dire jusqu’à la dissolution des grands latifundia ecclésiastiques de l’époque de la Réforme, les voïvodes et kenéz du roi, eux, rejoignirent progressivement les nobles «vrais» ou nationaux inconditionnels, et ne différèrent plus en rien des nobles hongrois sur le plan de leurs droits et obligations.

Ce qui distinguait la noblesse roumaine par rapport aux nobles hongrois et saxons, c’était que ces derniers obtinrent leurs fiefs et les titres de noblesse qui en découlaient, en premier lieu dans les comitats, hors des territoires sicules et saxons, alors que les voïvodes et kenéz roumains se virent dotés de droits féodaux pour les domaines qu’ils avaient jusqu’alors gérés en tant que fonctionnaires. Il s’en suivit une autre conséquence non moins importante: les «Roumains communs» perdirent leur liberté personnelle et se retrouvèrent serfs des voïvodes et des kenéz anoblis. Quelques vaines tentatives pour s’y opposer mises à part, le peuple commun roumain se résigna à ce sort. Il n’était pas dans l’intérêt du roi de protéger la liberté des «Roumains communs» qui ne fournissaient pas de service militaire, contre leurs voïvodes et kenéz qui, {f-213.} eux, portaient les armes; si bien que, vers la fin du Moyen-Age, les masses roumaines étaient déjà pratiquement devenues les serfs soit des seigneurs hongrois ou saxons, soit des kenéz annoblis issus de leurs rangs. C’est là que réside l’explication du fait qu’une «nation roumaine» distincte et socialement structurée ne put se former; en effet, quelle que fût son ethnie, le serf n’avait pas de droits politiques, alors que la noblesse constituait, également sans distinction ethnique, une seule «nation».

L’ascension sociale de la couche dirigeante roumaine fut plus rapide hors de la Transylvanie, dans la région de Máramaros, car, au XIVe siècle, c’étaient justement les régions du Nord-Est de la Hongrie qui se sentaient le plus lourdement menacées par la puissance mongole encore susceptible de passer à l’attaque.

Les voïvodes et les kenéz de Máramaros et de Bereg participèrent régulièrement aux campagnes de Charles-Robert et de Louis Ier menées contre les Mongols, puis les Lithuaniens et, enfin, le voïvode roumain de Moldavie, Bogdan, ce qui, dès le début du siècle, valut le statut noble à un nombre croissant d’entre eux. Les Barcánfalvi en 1326, les Bedõházi en 1336, les Bilkei en 1339, les Ilosvai en 1341 obtinrent la noblesse «vraie» qui les exemptait de tout impôt et de toute prestation fixe, le service armé personnel mis à part.

Chassés de Moldavie par Bogdan, les voïvodes Balk et Drag s’établirent avec leurs frères, en 1365, dans la région de Máramaros. Leur enterprise déclencha un véritable flot de migration: dans les années qui suivirent, les montagnes du Nord transylvain, jusqu’alors inhabitées, se peuplèrent rapidement de Roumains qu’ils y firent venir; un des frères conduisit même des colons en Pologne. Devenus seigneurs de domaines comprenant plus de cent villages dans les comitats de Máramaros, Ugocsa, Szatmár, Belsõ-Szolnok et Közép-Szolnok, les Drágfi, descendants de Drag, furent les premiers aristocrates hongrois d’origine roumaine qui jouèrent, dès le XIVe siècle, un rôle politique à l’échelle du pays. De voïvodes ils furent promus comes du roi dans le comitat de Máramaros, et ce fut sous leur direction que les nobles roumains de Máramaros créèrent, autour de 1380, leur organisation autonome, à l’instar des comitats nobiliaires hongrois, en élisant, parmi leurs membres, des juges de district ainsi que des jurés pour assister le comes dans sa juridiction.

Une évolution analogue mais plus lente s’amorça dans une région de la Hongrie, non moins importante du point de vue militaire: la partie ciscarpatique du banat de Szörény, c’est-à-dire dans les comitats de Temes et de Krassó, où la population roumaine s’accrut subitement au XIVe siècle. Nous avons des données qui attestent l’arrivée massive d’immigrants; en 1334, un certain voïvode, Bogdan, vint s’y installer et amena avec lui, sur ses domaines obtenus dans le comitat de Temes, une population si nombreuse que l’un des plus grands dignitaires du pays, l’archevêque de Kalocsa, y fut envoyé par le roi pour mener l’affaire à bien. En 1359, six membres d’une autre famille notable de Valachie immigrèrent en Transylvanie «abandonnant tous les biens qu’ils possédaient en Valachie»; ils reçurent comme fief treize villages puis, six ans plus tard, encore cinq communes, qui constituèrent le district de Ikus, déjà cité. Ils devinrent les ancêtres des familles Rékási et Dobozi Bánfi, plus tard anoblies. Ce territoire servit à Louis Ier de tête de pont pour ses campagnes lancées, entre 1365 et 1369, contre la Valachie et la Bulgarie mais, n’ayant pu obtenir qu’un serment de vassalité formel de leurs souverains, il avait besoin, pour satisfaire à ses visées, du soutien des kenéz des comitats de Temes et de Krassó, dont il tenta de s’assurer la fidélité en les convertissant au catholicisme. Une charte royale de 1428, seulement connue par une copie {f-214.} du XIXe siècle, cite un ordre attribué à Louis Ier et stipule que, dans la région de Sebes du comitat de Temes, les fiefs ne peuvent être accordés qu’à des nobles ou kenéz de confession catholique romaine. Cette information, qui peut être vraie ou fausse, mise à part, nous n’avons connaissance que d’un seul cas authentique de conversion: en 1366, dans le comitat d’Arad, un kenéz nommé Sorban, du fort de Világos, adopta la foi catholique et reçut, par le baptême, le nom de István; il ne réussit pourtant pas à accéder à la noblesse «vraie». Les Mutnoki, d’origine kenézienne locale prouvée, furent pour la première fois cités comme nobles en 1376, la raison probable en était justement le fait qu’ils comptaient parmi les convertis si peu nombreux: en effet, un membre de la famille était, en 1394, chanoine du chapitre de Gyulafehérvár. Ce fut vers cette époque-là que les ancêtres kenez de la famille Temeseli Dési, du comitat de Temes, obtinrent leur noblesse. Néanmoins, autour de 1370, la majorité des kenez des régions roumaines de Temes et de Krassó n’avaient pas encore la confirmation royale de leur noblesse.*RHH 1978, 403-406.

La campagne de catholicisation obtint, même dans cette région, des résultats si minces au XIVe siècle que le vicaire franciscain de Bosnie, Alverna, qui la forçait énergiquement, se plaignait, en 1379, en ces termes: «Il est des sots et des insouciants qui dénigrent et réprimandent la sainte śuvre que sa Majesté le roi de Hongrie vient de lancer… à savoir de convertir et de baptiser les Slaves et les Roumains qui vivent dans son pays.» Il faisait en cela allusion, sans aucun doute, non seulement à la résistance confessionnelle que les Roumains manifestèrent tout naturellement, mais aussi à celle des seigneurs hongrois catholiques qui avaient tout intérêt à fixer leurs serfs roumains en les dotant d’un prêtre orthodoxe. Fait caractéristique: ce fut bien un seigneur non séculier mais ecclésiastique, l’évêque catholique de Várad, qui accorda, en 1349, pour la première fois à notre connaissance, l’autorisation à son voïvode roumain nommé Péter de maintenir, dans son village, à Felventer, un prêtre roumain (presbyterium Olachalem) exempt de toute charge. Dès la fin du XIVe siècle, les seigneurs hongrois du Mezõség firent eux-mêmes construire des églises en bois et y firent venir des prêtres pour leurs serfs roumains.

Il n’est donc nullement surprenant, dans ces conditions, que les voïvodes Balk et Drag qui occupaient le poste de comes royal dans les comitats de Máramaros et de Szatmár, se soient adressés au patriarche de Constantinople afin qu’il consente à ce que l’higoumène du monastère de Körtvélyes (Peri), fondé par eux, puisse ordonner des prêtres roumains vivant sur leurs domaines dans les comitats de Máramaros, Szatmár, Ugocsa, Belsõ-Szolnok et Közép-Szolnok, et consacrer des églises grecques orientales ainsi que les administrer. Leurs descendants, les Drágfi, ne se convertirent au catholicisme qu’au XVe siècle (l’un d’eux devint même voïvode de Transylvanie), mais ils maintinrent leur droit de patronage sur le monastère de Körtvélyes, de rite grec. Fondé à la fin du XIVe siècle, le monastère de Priszlop jouissait des mêmes droits en matière d’ordination des prêtres grecs orientaux que celui de Körtvélyes, dans le Nord, à cette exception près qu’il ne relevait pas directement de l’autorité du patriarche de Constantinople, mais de l’évêque de Valachie.

Les adeptes les plus fervents et les plus dévoués de leur religion furent les kenet royaux des districts roumains de Hátszeg, Vajdahunyad et Déva, qui, au {f-215.} XIVe siècle, n’avaient pas encore été admis dans les rangs de la noblesse, mais qui construisirent des églises en pierre et se firent représenter sur des peintures murales comme fondateurs, avec leurs familles et entourés d’inscriptions en slavon. Nous connaissons ainsi, par la fresque datée de 1313 de l’église de Sztrigyszentgyörgy (élevée dès le XIIIe siècle, à en juger par ses fenêtres cintrées), outre les noms du kenéz fondateur et du prêtre, celui du peintre, Téophile. Comme partout dans cette région, les prêtres y étaient issus de familles de kenéz. Les églises de Zeykfalva et de Malomvíz furent, elles aussi, construites au XIIIe siècle par des orthodoxes; celle de Demsus, qui date de la même époque, est d’une structure concentrique de style byzantin, mais sa tour, qui s’élève au milieu, fut calquée sur les clochers des églises catholiques transylvaines construites dans la première moitié du XIIIe siècle. Des sources provenant de 1366 nous parlent, en dehors de celle de Demsus, de quatre autres églises roumaines, desquelles il ne subsiste plus, de nos jours, que celle d’Osztró, dont le style l’apparente plutôt au gothique de Transylvanie, comme c’est le cas de l’église de Lesnyek, également due à des efforts keneziens. On peut encore citer, parmi les monuments gothiques, les églises orthodoxes de Kristyor, de Ribice et de Lupsa, élevées au XIVe siècle sur les domaines montagneux des évêques catholiques de Nagyvárad et de Transylvanie. On trouve, à Guraszáda, l’unique église de pierre qui fût construite en un style haut-byzantin, non par un kenéz, mais par un seigneur hongrois, pour ses serfs roumains établis après 1293. Il est toutefois étonnant que, dans Máramaros et Bereg, tous deux étant très tôt peuplés par des Roumains, de même que dans la région de Fogaras et les régions roumaines des comitats de Temes et de Krassó, aucune église grecque orientale en pierre ne nous soit parvenue, et on n’en fait mention nulle part, si ce n’est des églises en bois, dont l’état actuel ne permet pas d’émettre des hypothèses sur leur forme originelle.