3. Les trois «nations» de Transylvanie (1360-1526)


Table des matières

L’idée de «nation» en Transylvanie

Dans l’histoire de la féodalité européenne, il a existé une étape plus évoluée où, au règne exclusif du monarque et de son proche entourage, se substituait une forme de participation collective de certains groupes privilégiés à la législation et au gouvernement. Ces groupes particuliers s’appelaient Etats ou Ordres. Leur représentation à la diète suivait, en règle générale, la division: haute noblesse, noblesse commune et bourgeois des villes. Le haut clergé pouvait former un Ordre à part, ou bien faire partie (comme en Hongrie) de la haute noblesse. Le processus par lequel les Ordres devaient naître en Hongrie s’est amorcé dès la fin du XIIIe siècle, époque à laquelle les aristocrates (dits «les barons») et les nobles possesseurs d’un fief petit ou moyen tenaient séparément leurs assemblées, il fut cependant bientôt ralenti par l’anarchie des oligarques d’abord, puis, jusqu’au début du XVe siècle, par l’attitude autoritaire des rois de la maison d’Anjou qui s’appuyaient exclusivement sur les barons. La première diète qui s’attribuât le droit légiférer se réunit en 1439, avec la participation des représentants des barons, de la noblesse et des villes {f-218.} royales. En Transylvanie, ce fut presque au même moment, en 1437, que les dirigeants des trois «nations»: nobles hongrois, Sicules et Saxons convoquèrent de leur propre initiative la première assemblée régionale. Les décisions de celle-ci n’avaient pas force de loi, car seule la Diète hongroise dans son intégralité, y compris les députés transylvains, était habilitée à en promulguer; elles n’étaient que des dispositions censées réglementer certaines questions proprement transylvaines. Toutefois, c’était là une assemblée des Ordres, même si ceux-ci étaient foncièrement différents de ceux de la Diète hongroise. Aussi ceux de Transylvanie étaient-ils appelés «nations».

 Eglises orthodoxes roumaines jusqu’ au milieu du XVI

{f-216.} Carte 13. Eglises orthodoxes roumaines jusqu’ au milieu du XVIe siècle

Par nation, on entendait généralement, dans la Hongrie de ce début du XV siècle, la noblesse elle-même. Le terme avait peu à peu perdu sa connotation ethnique et revêtu un sens essentiellement politique et social, évolution particulièrement sensible en Transylvanie où le terme de «nation» désignait sans équivoque un groupe social, ou ordre, doté de privilèges spécifiques. Seules les personnes propriétaires d’un bien foncier à titre soit individuel, soit collectif pouvaient faire partie d’une «nation», dans cette acception du mot; les serfs, dépourvus de toute propriété, qu’ils fussent hongrois, saxons ou roumains, en étaient exclus et privés de toutes les libertés rattachées et dépendaient uniquement de leur seigneur.

La nation dite «nobiliaire» de Transylvanie englobait – conformément aux us et coutumes hongroises – l’ensemble des propriétaires terriens libres qui exerçaient leur droit de propriété à titre individuel et non en tant que membres d’une communauté, c’est-à-dire en tant que Sicules ou Saxons. Tout comme en Hongrie, dans cette catégorie on ne tenait pas compte de l’appartenance ethnique. Cependant les Sicules et les Saxons pouvaient également être annoblis et bon nombre de Roumains rejoignirent aussi les rangs de la noblesse. L’assimilation des nobles saxons ou roumains à la noblesse hongroise s’accomplit non selon un programme quelconque, puisqu’on trouve en Hongrie, à toutes les époques, des nobles de langue maternelle non hongroise; il s’agissait tout simplement d’une adaptation à la situation majoritaire, sans que l’usage et l’adoption de la langue hongroise eussent jamais fait l’objet d’une contrainte. Le style de vie nobiliaire revêtait un caractère spécifiquement hongrois dont le prestige exerçait à lui seul un attrait assimilateur. La «nation» sicule, c’est-à-dire l’ensemble de la population dotée du droit sicule, ne se distinguait plus, depuis longtemps, en tant qu’entité ethnique: dans l’opinion, ils apparaissaient même comme les plus magyars des Magyars. Seule la «nation» saxonne présentait incontestablement un caractère ethnique, mais elle n’englobait cependant pas l’ensemble des Allemands de Transylvanie, car les bourgeois allemands des villes situées dans les comitats, ainsi que les serfs saxons, ne faisaient pas partie de la «natio Saxonica». Quant aux Roumains, ils ne pouvaient, selon la logique du système des Ordres, former une «nation», puisque l’ascension des voïvodes et des kenéz et leur suprématie sur les masses roumaines mirent un terme à la «liberté roumaine». Les nobles d’origine roumaine s’intégrèrent à la «nation» nobiliaire ou hongroise, alors que les Roumains réduits à la condition servile perdirent leurs droits, à l’origine attachés au statut de roumanité.

Les efforts collectifs des trois «nations» – hongroise, sicule, saxonne – ne visaient d’abord qu’à sauvegarder leur privilèges ou, si possible, à les élargir, ainsi qu’à s’assurer quelques fonctions d’auto-administration locale. Il n’était pas question d’entreprendre des actions politiques concertées. Au XIVe siècle, il n’y a encore aucune trace d’une conscience transylvaine de communauté d’intérêts des nobles, Sicules et Saxons. La Transylvanie n’était alors qu’une {f-219.} simple notion géographique et, si on la considérait comme une entité un peu à part à l’intérieur du royaume de Hongrie, cela ne s’expliquait pas par une quelconque conscience d’identité des peuples transylvains, mais par le rôle particulier du voïvode. A la fois juge suprême, gouverneur et commandant militaire de tous les comitats transylvains, celui-ci était investi d’un pouvoir qui déteignit immanquablement sur les territoires Sicules et saxons. Pour la forme, leur administration était confiée à des comes qui ne dépendaient du voïvode, situation à laquelle les Sicules et les Saxons étaient fermement attachés, de peur que, passés sous la même autorité juridique et administrative que les nobles, ils ne voient leur statut particulier disparaître sous le poids écrasant du droit nobiliaire. Cependant, les rois qui voulaient surtout voir, dans cette province lointaine, une administration aussi unifiée que possible, croyaient assurer l’harmonie entre les dignitaires suprêmes de la Transylvanie en choisissant un comes sicule, qui était en même temps comes des trois sièges saxons: Beszterce, Brassó, Medgyes-Selyk, parmi les membres de l’entourage ou dans la parenté du voïvode.

Les premiers liens institutionnels entre nobles, Sicules et Saxons s’établirent également à travers la personne du voïvode. Il fallait souvent trancher dans des affaires de droit patrimonial, d’administration ou de guerre, qui pouvaient concerner l’ensemble des trois groupes. Pour les traiter, à la fin du XIIIe siècle, le roi convoquait encore une assemblée de province (generalis congregatio) où pouvaient également prendre place – on l’a vu – les Roumains. Dans la première décennie du XIVe siècle, le voïvode László Kán convoqua, de son propre chef, des assemblées de ce genre; puis, à partir de 1322 et jusqu’en 1414, le voïvode en place en convoqua une chaque année par mandat royal, près de Torda, sur le champ de Keresztes qui appartenait aux domaines des Chevaliers de St. Jean. On n’y vit souvent que les nobles, auxquels se joignirent, au besoin, des Sicules et des Saxons. Pour les kenéz roumains des districts royaux, les vice-voïvodes tenaient régulièrement des réunions séparées. Ces rencontres, près de Torda, eurent pour effet que les chefs des nobles, des Sicules et des Saxons se rendirent finalement compte de l’identité de leurs intérêts.

Après 1414, la continuité des assemblées du voïvode fut, à la suite de certains événements politiques, interrompue. En effet, en 1382, la ligne mâle de la maison d’Anjou s’était éteinte avec la mort de Louis Ier et la succession au trône entraîna de profonds conflits internes. Contenue par les rois Charles-Robert et Louis, l’oligarchie féodale leva de nouveau la tête et ses luttes de faction troublèrent profondément la vie du pays. Le nouveau roi, Sigismond de Luxembourg (1387-1437), dut se résigner à partager son pouvoir avec une aristocratie qui avait pu renforcer ses positions. Titulaires de grandes dignités, ces magnats concentrèrent leur attention sur la possibilité de s’arroger la plus grande part du pouvoir central. Pour remédier à cette situation, le roi nomma simultanément deux personnes aux postes les plus importants, mais le problème n’en fut pas pour autant résolu. Si Stibor z Stiborze, qui avait été un excellent capitaine sous le règne de Louis, devenu confident intime de Sigismond, apparut, entre 1395 et 1404, puis entre 1409 et 1414, de temps en temps en Transylvanie pour répondre à ses obligations de voïvode, ses successeurs Miklós et László Csáky, père et fils (respectivement: 1415-1426 et 1427-1437) ne se rendirent pratiquement pas, en vingt ans, dans leur province. C’était leur vice-voïvode, Lóránd Váraskeszi Lépes, qui gouvernait à leur place et, assisté de son frère György, évêque de Transylvanie, il s’avéra un promoteur efficace des intérêts de sa famille; il ne pouvait cependant tenir fermement en main la {f-220.} direction politique de la province, car sa dignité de vice-voïvode ne lui assurait pas l’autorité d’un véritable voïvode. En fait, la Transylvanie connut, dans ces années-là, l’une des périodes les plus critiques de son histoire, et elle aurait eu grand besoin d’un pouvoir capable de rendre justice et d’assurer sa protection.

Danger turc et jacquerie

Du côté sud, se dessinait à l’horizon un danger qui n’avait pas d’équivalent depuis la grande invasion mongole. Après avoir soumis, en moins d’un demisiècle, les peuples des Balkans, les Osmanlis, en pleine expansion, atteignirent, à la fin du XIVe siècle, les frontières de la Hongrie. Louis Ier avait déjà eu à repousser une attaque en 1375. Puis, le voïvode de Valachie, Mircea, vassal de la Hongrie, tenta vainement, dans une lutte héroïque, de résister: il finit par se réfugier en Transylvanie et solliciter l’aide de Sigismond. Renforcé d’une armée hongroise, il retourna, en 1395, dans son pays mais fut de nouveau battu, opération au cours de laquelle l’un des généraux de l’armée hongroise, István Losonczi, tomba. La croisade que le roi Sigismond lança l’année suivante, avec la participation de chevaliers occidentaux et des héros de la lutte d’indépendance balkanique, se solda par une lourde défaite près de Nicopolis (1396). Il en résulta inévitablement la perte de la zone de protection stratégique que constituait jusque-là, pour la Transylvanie, la Valachie; Mircea lui-même devint vassal tributaire des Turcs. Le roi Sigismond, qui avait 1e sort de ses vassaux de Valachie à cśur, envoya, maintes fois encore, ses armées hongroises pour restituer sur leur trône les voïvodes chassés par les Turcs. Cette tâche s’avéra de plus en plus ardue, car les prétendants roumains au trône, toujours en nombre surabondant, s’adressèrent aux Turcs et, une fois les armées hongroises reparties, ils s’attaquèrent, à la tête d’armées turques, aux protégés des Hongrois et les chassèrent en Transylvanie. La Valachie devint ainsi un terrain permanent d’opérations militaires d’où les Turcs, en général assistés par le voïvode qui leur était assermenté, faisaient des incursions de plus en plus fréquentes en Transylvanie.

Dans cette situation, le roi Sigismond s’adressa, pour la première fois en 1419, aux «nations» de Transylvanie en tant qu’aux éléments constitutifs d’une assemblée des Ordres susceptible de prendre des décisions ayant force de loi. Répondant à sa proposition, celles-ci déclarèrent qu’en cas d’attaque turque, elles allaient prêter assistance aux Sicules et Saxons directement menacés, en envoyant aux combats un noble sur trois et un serf sur dix. Ce fut là une aide fort utile car, en 1420, près de Hátszeg, le voïvode Miklós Csáki y tenta, exceptionnellement, de faire personnellement face à une armée turque, mais il essuya un échec cuisant et les agresseurs ravagèrent cette fois le comitat de Hunyad et la ville de Szászváros et emmenèrent en captivité un grand nombre d’habitants, en 1421, les Turcs surgirent devant les murs de Brassó et défirent les troupes saxonnes et sicules; en 1432, des armées turques et roumaines firent irruption et causèrent de lourds dégâts en terre saxonne, et même en pays sicule et ne trouvèrent de résistance efficace qu’à Szeben et à Brassó qui venaient de terminer leurs nouvelles fortifications.

Les charges matérielles de plus en plus lourdes de la protection du territoire national pesaient essentiellement sur les serfs. A l’origine, les serfs roumains ne payaient qu’un impôt de brebis et, en tant qu’orthodoxes, étaient exempts de la dîme. Mais quand, attirés par le progrès de l’urbanisation, les serfs hongrois et saxons abandonnèrent en grand nombre leurs tenures et allèrent {f-221.} chercher fortune dans les villes, les seigneurs terriens installèrent des serfs roumains à leur place. Sollicité par l’évêque de Transylvanie, le roi accepta de décréter que les Roumains ayant occupé des terres dites «chrétiennes» abandonnées par des serfs catholiques étaient soumis à la dîme due par cette tenure. Habitués à l’ancien «cinquantième» qui constituait une charge bien moindre, les serfs roumains, à l’annonce de cette mesure, marquèrent un fort mécontentement.

Mais les conditions serviles ne s’étaient pas moins aggravées pour les paysans hongrois et saxons. Ayant accru ses exigences matérielles par suite du développement d’une économie fondée sur l’argent, et également poussée par les nouvelles obligations d’un service armé motivé par le danger turc, la noblesse s’efforça d’augmenter les charges serviles. Elle commença à exiger le «neuvième» (un second dixième, après la dîme), ce tribut seigneurial introduit en 1351 mais pratiquement tombé en désuétude, sans par ailleurs renoncer aux redevances perçues jusqu’alors. Elle augmenta les tarifs du bail; elle imposa des tributs extraordinaires et, surtout, elle empêcha par tous les moyens le déplacement libre des serfs. Ayant perdu, depuis des siècles, l’habitude du service armé, les paysans considéraient comme un nouveau fardeau, et des plus lourds, cette obligation de plus en plus concrète et régulière de partir à la guerre. Une agitation paysanne souleva l’ensemble de la Transylvanie accompagnée, en maints endroits, d’un refus de payer la dîme. L’évêque György Lépes eut alors recours à une arme à double tranchant: il frappa d’excommunication les communes qui refusaient de payer, sanction qu’il n’accepta de lever qu’après le versement des arrérages en monnaies nouvellement frappées et valant dix fois la monnaie ancienne. Dans le même temps, les paysans découvrirent, par la bouche de leurs prêtres qui avaient fait des études en Bohême, les idées radicales des Taborites, ces révoltés hussites, qui les retournèrent encore danvantage contre l’Eglise officielle. Au printemps de 1437, les serfs transylvains, conduits par un hobereau hongrois, Antal Budai Nagy, prirent les armes contre leurs seigneurs ecclésiastiques et laïcs.

Les insurgés transylvains se définissaient avec fierté comme, «l’université des habitants hongrois et roumains des parties de Transylvanie et gens de condition libre»*LAJOS DEMÉNY, Az 1437-38-as bábolnai népi felkelés (Le soulèvement populaire de 1437-38 à Bábolna), Bukarest, 1954., qualificatifs traditionnellement appliqués aux nobles, dont l’emploi évoquait ainsi directement le programme hussite de l’égalité sociale. Une autre méthode empruntée au modèle hussite fut de construire, sur le vaste plateau de Bábolna, près d’Alparét, dans le comitat de Doboka, un camp retranché analogue à celui de Tabor. Ce fut de là que leurs capitaines envoyèrent quatre délégués au voïvode László Csáky, qui était en grande hâte arrivé en Transylvanie. Ceux-ci demandèrent qu’il fût remédié à deux griefs: faire cesser le prélèvement abusif de la dîme et l’excommunication, et garantir aux serfs la liberté de mouvement.

Le voïvode fit mutiler puis abattre les émissaires. Il attaqua ensuite les paysans, mais essuya une défaite au cours de laquelle il trouva lui-même la mort. La noblesse se vit contrainte de négocier et dut, aux termes de la convention de Kolozsmonostor, conclue le 6 juillet, s’engager à redresser les torts causés aux serfs. L’évêque diminua de moitié le montant de la dîme et accorda des facilités pour le versement des arrérages. Les seigneurs se contentaient de recevoir dix deniers au titre du montant du bail au lieu du florin d’or {f-222.} et demi auparavant perçu et ils fixèrent à une journée la corvée annuelle due par manse servile. Ils n’exigeaient plus ni le neuvième ni la redevance en nature jusqu’alors fournie et nommée akó renonçant en cela à la presque totalité des prestations féodales en nature et en travail. Cette réduction des prestations au niveau d’une simple redevance en espèces à taux modéré constituait un objectif important de la lutte de classe paysanne et préfigurait l’avenir.

En outre, on garantissait aux serfs le droit de se déplacer librement. Une stipulation, particulièrement menaçante pour les seigneurs, autorisait les serfs à convoquer, une fois par an, sur la montagne de Bábolna, une assemblée armée qui avait pour fonction de dénoncer les éventuels abus des seigneurs et de les punir.

La noblesse ne pouvait accepter cet affront qui portait atteinte à ses intérêts et à sa fierté: aussi la lutte reprit-elle bientôt. Mais les paysans continuèrent à résister avec succès et les manoirs s’embrasèrent les uns après les autres: les membres des deux camps s’entretuèrent sauvagement. A la mi-septembre, le vice-voïvode convoqua à Kápolna, au nom de la noblesse en détresse, les dirigeants des deux autres «nations». Ce fut la première fois que les Ordres de Transylvanie se réunirent, sans attendre la nomination d’un nouveau voïvode ou une autorisation royale particulière, mais sur la simple initiative du vicevoïvode. Ils proclamèrent leur «union fraternelle» pour affronter ensemble les dangers intérieurs et extérieurs et s’engagèrent à s’entraider mutuellement et à rassembler leurs forces contre tout agresseur, le roi excepté. Mais leur volonté de concentration des forces resta dans un premier temps lettre morte., Quelques jours après le rassemblement de Kápolna, un nouvel affrontement sanglant les opposa aux paysans, à l’issue duquel les nobles se virent de nouveau contraints de chercher le compromis. Le 6 octobre, les deux parties se mirent d’accord, à Dellőapáti, dans le comitat de Doboka, pour envoyer une députation au roi afin de lui demander son arbitrage. Mais Sigismond était déjà très malade et il mourut le 9 décembre; son successeur, le prince d’Autriche Albert de Habsbourg, n’étant pas arrivé dans le pays, le verdict royal se faisait attendre.

Entre-temps, les paysans avaient réussi à gagner à leur cause les habitants de Kolozsvár et ils purent ainsi se ménager un point stratégique bien fortifié et entouré d’une enceinte redoutable. Ce fut de cette forteresse qu’ils lancèrent leurs attaques contre les villages des nobles. Ceux-ci, conduits par Dezső Bánffy de Losonc, le voïvode nouvellement nommé, qui possédait des domaines non loin de Bábolna et était donc de près concerné, remportèrent enfin, grâce au renfort envoyé de Hongrie, une victoire décisive près de Kolozsmonostor. Antal Budai Nagy périt sur le champ de bataille. Début 1438, le dernier refuge, Kolozsvár, tomba également. Le i février, les représentants des trois «nations» se réunirent à Torda et, après avoir solennellement renouvelé l’union, on procéda aux représailles contre les serfs: certains de leurs chefs furent torturés et exécutés, les autres faits prisonniers, mutilés ou eurent les yeux crevés. Kolozsvár paya pour sa participation de la perte de ses privilèges de ville et dut attendre des années pour recouvrer ses anciens droits. Et, bien évidemment, il n’était plus question d’accorder les facilités que les paysans avaient arrachées et consignées dans la convention.

{f-223.} Les Hunyadi

Si les «nations» transylvaines parvinrent, encore que fort difficilement, à mettre au pas les paysans insuffisamment armés et faciles à duper par de fausses promesses, elles se montrèrent incapables d’enrayer la progression des Turcs. En effet, une armée turco-roumano-serbe réussit à pénétrer, dès 1438, dans le pays en passant par le défilé de la Porte de Fer. Les agresseurs turcs étaient assistés par le voïvode de Valachie, Vlad Dracul, ancien vassal de Sigismond et chevalier de l’ordre du Dragon (qui comptait dans ses rangs la fleur de l’aristocratie hongroise), d’où son nom roumain (dracu = dragon). Obéissant à sa sommation, la ville de Szászsebes se soumit aux Turcs qui emmenèrent alors en captivité la majorité des habitants. Puis ce fut le tour de Szeben qui put résister au siège pendant huit jours. Les envahisseurs se ruèrent alors sur Gyulafehérvár et Küküllővár qui furent sauvagement saccagés. Après deux mois de ravages, les agresseurs quittèrent le pays par le Barcaság avec un butin énorme et plusieurs milliers de prisonniers.

Le roi Albert mourut subitement et son successeur, le Polonais Vladislav Ier, adopta pour objectif primordial la lutte contre les Turcs. Dès 1440, la première année de son règne, il organisa la défense du pays selon des principes entièrement nouveaux, en concentrant notamment en une seule personne l’administration des zones frontalières du Sud, jusqu’alors confiée à plusieurs fonctionnaires. A cette tâche importante, il désigna le ban de Macsó, Miklós Újlaki, et son vieux compagnon d’armes, le ban de Szörény, János Hunyadi. Tout en les maintenant dans leurs titres antérieurs, il les nomma respectivement comes de Temes et voïvode de Transylvanie. La partie ouest de la longue frontière fut placée sous la surveillance de Újlaki, tandis que la partie est devait être protégée par Hunyadi.

Après tant de péripéties, le sort de la Transylvanie se trouva enfin en bonnes mains, d’autant que Hunyadi lui-même était issu de cette région, à laquelle il tenait bien plus que ses prédécesseurs qui étaient presque toujours originaires d’autres régions de la Hongrie. Ce personnage extraordinaire de l’histoire européenne du XVe siècle était né de condition plutôt modeste pour faire ensuite une carrière vertigineuse. D’origine probablement boyarde de Valachie, son père avait servi comme homme d’armes à la cour de Sigismond qui lui octroya comme fief, en 1409, le château et le domaine de Hunyad. János Hunyadi lui-même, que les contemporains tenaient pour le fils naturel de Sigismond, fit son apprentissage militaire au service de magnats hongrois, puis auprès du despote de Serbie et du duc de Milan, avant de devenir lui-même homme d’armes de la Cour. Le roi Albert le nomma à la tête du banat de Szörény, particulièrement exposé aux attaques turques. Vladislav Ier lui confia, en tant que son conseiller le plus intime et son soldat le plus vaillant, la direction de la campagne contre l’Empire ottoman. Ses mérites furent généreusement récompensés par l’attribution de fiefs; puis, à l’issue des négociations de paix avec les Turcs, il reprit, en 1444, au despote de Serbie, Georges Brankovič, ses immenses domaines de Hongrie, ce qui fit de lui le propriétaire d’un ensemble de domaines privés d’une étendue jamais vue jusqu’ici, et qu’on ne verrait plus en Hongrie. Au moment de sa mort, la superficie de ses fiefs représentait 4 millions d’acres (1 acre = 0,52 ha), dont un million en Transylvanie. Mais il n’utilisa, contrairement à bon nombre de ses contemporains, ni les revenus de cette immense fortune, ni le poids militaire et politique des milliers de ses sujets aux seules fins de sa réussite personnelle sur la scène {f-224.} publique. Au contraire, il endossa seul, pendant des années, la plus grande partie des coûts de la guerre turque.

Dès 1442, il dut réorganiser la défense de la Transylvanie face à une armée turque qui, commandée par le bey Mezid, réussit à y pénétrer. Bien qu’il perdît d’abord une bataille près de Szentimre, où périt même l’évêque György Lépes, les renforts apportés par Miklós Újlaki lui permirent de provoquer la bataille avec l’ennemi, qui préparait le siège de Szeben, et de complètement l’anéantir. La même année, il dispersa, près de la rivière Ialomita, en Valachie, les forces du beglerbey de Rumélie, Sehabeddin. En 1443, ce fut lui qui lança une attaque et pénétra, après plusieurs batailles victorieuses, jusqu’au Mont Balkan, qu’il fut contraint d’abandonner en raison de conditions climatiques particulièrement rigoureuses. Bien que sa nouvelle campagne, lançèe en 1444, après la violation d’un traité de paix, se soldât par un échec à Varna, où tomba le roi Vladislav lui-même, le danger direct d’une agression turque fut pour longtemps éloigné des frontières hongroises. Héros célébré par toute la chrétienté et idole incontestée des hobereaux hongrois, Hunyadi fut élu gouverneur de Hongrie pour le temps de la minorité du nouveau roi, Ladislas V. Investi d’un pouvoir si étendu, il se fixa comme but de régler définitivement la question turque. Mais, étant donné ses différends avec Brankovič et le comportement ambigu des princes roumains, sa troisième campagne balkanique ne fut guère fructueuse et se solda, en 1448, par une défaite en Serbie, sur le Champ des Merles (Kosovo polje).

Quoique Hunyadi ne pût réaliser ses objectifs plus lointains, les actions qu’il entreprit pour la défense de la Hongrie constituèrent des succès incontestables. En 1456, il dispersa les armées du sultan Mehmet II, le conquérant de Constantinople qui avait mis le siège devant Belgrade. Il recourut à cette fin à la participation massive des paysans croisés, mobilisés par les prêches du franciscain italien Giovanni da Capestrano (plus tard canonisé). C’est en souvenir de cette victoire que, de nos jours encore, les cloches sonnent à midi ce geste symbolique fut, à l’origine, ordonné pour implorer son succès, puis pour sa commémoration. Après cette défaite, les Turcs renoncèrent, pendant plusieurs dizaines d’années, à pénétrer sur le territoire hongrois. Mais Hunyadi, au sommet de sa gloire, fut emporté, cette même année, par la peste qui sévissait dans son camp. Sa dépouille fut ensevelie à Gyulafehérvár. Une rivalité opposa alors ses fils et ses adversaires, jaloux de son prestige et de son pouvoir, qui réussirent finalement à faire périr l’aîné, László Hunyadi, sur l’échafaud; mais le cadet, Mathias, fut élu roi en 1458, essentiellement grâce à l’action armée de la noblesse commune et de la multitude de clients rattachés à sa famille.

En Transylvanie, on acueillit avec prudence l’accession au trône du jeune Hunyadi: en effet, lors des consultations des trois «nations», en 1459, l’union fut renouvelée avec une pointe d’hostilité manifestement dirigée contre le roi. En réalité, elle ne visait pas directement Mathias, presque un enfant encore, mais son oncle maternel, Mihály Szilágyi, réputé pour son tempérament violent et son agressivité, qui assumait alors le gouvernement au nom de son neveu. Passant outre l’autonomie saxonne, Szilágyi extorqua au roi une donation relative à la région de Beszterce (nom auquel se rattachait le titre héréditaire de comte, autrefois accordé par Ladislas V à Hunyadi en récompense de son renoncement au poste de gouverneur). Il refusait d’observer les libertés que son prédécesseur avait reconnues aux habitants de Beszterce et les traitait de plus en plus comme ses serfs, ce qui provoqua, en 1458, une révolte. Craignant le déséquilibre politique en Transylvanie, Mathias enleva le pouvoir {f-225.} à son oncle et prit personnellement en main le gouvernement de la région; en 1465, il restitua les libertés de Beszterce. Cependant les sentiments d’hostilité ne cessèrent pas pour autant. Les dépenses occasionnées par ses coûteuses campagnes militaires, la rigueur avec laquelle il traitait les aristocrates peu habitués à un pouvoir central fort, créèrent, dans l’ensemble de la province, une atmosphère de contestation.

Une mesure qui heurtait particulièrement les intérêts de la noblesse transylvaine fut celle par laquelle Mathias lui imposa un nouvel impôt qu’il créa pour remplacer le a lucrum camerae», impôt dont elle avait été autrefois exemptée par le roi Louis Ier. En 1467, les mécontents, avec à leur tête Benedek Farnasi Veres, descendant d’un clan ancestral, s’armèrent contre le roi et réussirent à gagner à leur cause le voïvode János Szentgyörgyi avec deux autres co-voïvodes. Des Sicules et des Saxons de rang élevé furent également de la sédition. Intervenant avec rapidité, Mathias réussit à surprendre les insurgés, si bien que le voïvode Szentgyörgyi se hâta de se jeter le premier aux pieds du souverain pour implorer son pardon, tandis qu’une partie des instigateurs de la sédition s’enfuirent à l’étranger. Le châtiment que Mathias infligea alors à la noblesse transylvaine n’était comparable qu’avec les confiscations que Charles-Robert avait jadis effectuées, après la chute du voïvode László Kán. Les insurgés, souvent membres de familles prestigieuses qui avaient depuis des siècles pris racine en Transylvanie, tels les Farnasi Veres, les Suki, les Iklódi, les Kecsezi, les Drági, les Bogáti, les Losonczi Bánffy, les Somkeréki Erdélyi, les Dobokai, les Illyei, les Folti, se trouvèrent, d’un jour à l’autre, complètement démunis. Le roi donna leurs terres à ses parents et fidèles éprouvés et plus particulièrement aux nouveaux voïvodes János Dengelegi Pongrác et Miklós Csupor, ainsi qu’à János Nádasdi Ungor. Si les familles de ceux-ci ne s’étaient pas éteintes par un concours singulier de hasards, la Transylvanie aurait assisté à l’ascension d’une aristocratie toute nouvelle. En fait, les vastes latifundia nouvellement acquis se morcelèrent entre les mains des descendants en ligne féminine, quand ils ne furent pas partiellement rendus, par Mathias, à ceux auxquels il les avait, dans sa première colère, confisqués. Ce fut de cette manière qu’en Transylvanie, les grands latifundia disparurent définitivement. Mais le châtiment atteignit, outre les nobles, les Sicules et les Saxons qui avaient participé à la fronde: il en coûra même la vie au bourgmestre de Szeben. Les Ordres transylvains virent nettement baisser leur influence politique, alors même que le pouvoir du voïvode fut progressivement élargi par le roi. Celui-ci assura également, de façon régulière, à partir du début des années 1460, le poste de comes des Sicules. Il n’y avait que l’autonomie saxonne, justement raffermie à cette époque-là, qui pût modestement contrebalancer ses prérogatives fort élargies. En cette même année de 1467, Mathias lança une expédition armée contre le voïvode de Moldavie, Ştefan, un des instigateurs de la révolte. Malgré le fait que le roi lui-même fût blessé lors d’un affrontement malencontreux et qu’il dût faire reculer ses troupes, le voïvode jugea plus opportun de ne pas le provoquer plus longtemps et de lui prêter serment de vassalité.

Mathias organisa d’une manière efficace la protection de la Transylvanie contre les Turcs. Il y fut dès lors grandement assisté par le même Ştefan, le plus éminent des voïvodes de Moldavie (1457-1504) à qui la postérité devait accorder l’épithète de «Grand» et qui remporta, avec l’assistance militaire des Hongrois, plusieurs victoires sur les Turcs qui s’attaquèrent à son pays. Mathias prêta secours, en outre, au voïvode de Valachie, Vlad, le vaillant mais cruel fils de Vlad Dracul (dont il hérita également du nom de Drăculea), que {f-226.} ses adversaires appelaient l’Empaleur (Ţepeş, 1456-1462, 1476) car il faisait exécuter par ce supplice les Turcs ou les boyards pro-turcs tombés entre ses mains. Ayant eu plusieurs différends de nature politique ou commerciale avec les Saxons, il en fit exécuter plusieurs, à la suite de quoi les compatriotes de ceux-ci lui firent une réputation de grande cruauté en faisant circuler des tracts imprimés à travers toute l’Europe et en jetant ainsi les bases des histoires de vampires plus tard rattachées au nom de Dracula.

Pendant tout le règne de Mathias, les Turcs ne lancèrent qu’une seule attaque sérieuse contre la Transylvanie, en 1479. Mais le voïvode István Báthori barra le chemin à l’armée turque principale, à Kenyérmező, dans le comitat de Hunyad, où fut livrée le 13 octobre, la bataille la plus sanglante de l’histoire de la Transylvanie. Grâce à l’intervention de Pál Kinizsi, célèbre «batteur des Turcs» survenu au meilleur moment, une lourde défaite fut infligée aux agresseurs qui s’abstinrent alors d’attaquer la Transylvanie pendant quelque dix ans. Des progrès furent également faits dans la technique de la défense anti-turque. Les villes saxonnes renforcèrent, entre 1387 et 1438, leurs enceintes en les dotant de tours extérieures; quant aux villages du Sud de la Transylvanie, ils transformèrent leurs églises en refuges fortifiés, procédé qui donna naissance à un style architectural spécifiquement transylvain l’église-forteresse gothique.

Suite au danger turc, les kenéz, qui vivaient sur les domaines royaux situés près de la frontière méridionale, devaient assumer leur service armé avec une intensité accrue, ce qui n’était pas sans entraîner certaines conséquences. Dans les comitats de Temes, Krassó et Hunyad, une multitude de kenéz accédèrent à la condition noble et se trouvèrent, vers la fin du XVe siècle, définitivement intégrés dans les rangs de la noblesse hongroise. Ce n’est pas sans raison que l’anoblissement massif des kenéz roumains se rattachait au nom de János Hunyadi, puisque le grand général, ayant été élevé dans leur milieu, savait comprendre les ambitions de cette couche avide d’ascension sociale. Outre ses clients hongrois et sicules (il fut le premier voïvode de Transylvanie à occuper simultanément le poste de comes des Sicules), il admit dans sa suite bon nombre de kenéz roumains, et ce furent précisément ces fidèles intimes qui bénéficièrent plus particulièrement des faveurs de leur puissant protecteur. La brillante carrière que connurent par la suite les familles de kenéz roumains Nádasdi Ungor, Malomvizi Kenderesi, Kendeffy et Csulyi dans le comitat de Hunyad, les Csornai, Bizerei, Mutnoki, Temeseli Dési et Macskási dans le comitat de Szörény, débuta aux côtés de Hunyadi. Sur le seul territoire du comitat de Hunyad, on trouvait, dans la seconde moitié du XVe siècle, des familles roumaines récemment anoblies en nombre égal à celui des petits nobles de n’importe quel comitat hongrois. Tels étaient, par exemple, les descendants des kenéz de la région du château de Hátszeg: les Bajesdi, Barbátvizi, Bári, Brettyei, Csolnokosi, Farkadini, Fejérvizi, Galaci, Karulyosdi, Kernyesti, Klopotivai, Lindzsinai, Livádi, Macesdi, Oncsokfalvi, Osztrói, Pestényi, Ponori, Puji, Riusori, Szacsali, Szentpéterfalvi, Szilvási, Totesdi, Vádi, Várhelyi, Zejkányi avec, parmi eux, des seigneurs terriens qui possédaient plusieurs villages: tels, outre les précités, les clans des Szálláspataki et des Demsusi Muzsina. Tout porte à croire que la mère de Hunyadi était issue de cette dernière famille. On accorda la liberté et des fiefs nobiliaires aux voïvodes de Sebesvár, dans le comitat de Kolozs, ainsi qu’aux ancêtres des familles Meregjói Botos, Kalotai Vajda, Csicsei Vajda et Danki Vajda et, dans le comitat de Fehér, aux Lupsai Kende. Dans la région de Fogaras, le statut juridique de la couche dirigeante avait été établi par les voïvodes de Valachie {f-227.} à une époque (dans la seconde moitié du XIVe et au début du XVe siècle) où ce territoire faisait partie de leurs propriétés féodales qu’ils tenaient du roi de Hongrie. En conséquence de quoi, la catégorie sociale, dont la condition correspondait à celle des kenéz, portait ici le nom, d’origine bulgare, de «boyard». Par ailleurs, les boyards de Fogaras atteignirent le même degré de noblesse de service que les kenéz sur les autres domaines de la Couronne, si ce n’est qu’ils devaient davantage servir que ceux-ci; néanmoins, plus d’une de ces familles s’élevèrent au rang de la noblesse nationale, tels les Majláth, qui devaient jouer un rôle si éminent au début des temps modernes.

Bien entendu, ces Roumains anoblis empruntaient aux nobles hongrois non seulement leur statut et leur régime juridique, mais aussi leur système et leurs institutions administratifs, ainsi que leur style de vie. Dans la région de Máramaros, nous l’avons vu, une structure de comitat, réplique exacte du système hongrois, se constitua rapidement, tandis que la juridiction kenézienne des régions de Temesköz se transforma, dans la seconde moitié du XVe siècle, en un tribunal de comitat proprement dit, et que le «krajnik», c’est-à-dire le clerc chargé de préparer et d’exécuter les sentences, devenait progressivement un juge de district. Un processus analogue s’amorça dans la région de Hátszeg. Au XIVe siècle, ce fut encore le gouverneur du château qui convoqua l’assemblée des kenéz et trancha en dernière instance dans les affaires; dans la première moitié du XVe siècle, les kenéz pouvaient déjà se réunir sans lui, rendre des jugements, publier des diplômes, en un mot bénéficier d’une autonomie comparable à celle des nobles. Comme le comitat de Hunyad possédait lui aussi sa noblesse hongroise ancienne et, de ce fait, une cour de justice nobiliaire déjà établie, les Roumains anoblis y rejoignirent celle-ci, tandis que la cour kenézienne cessa progressivement de fonctionner.

Tous les kenéz nobles roumains n’adoptèrent pas la religion catholique: bon nombre des familles de Máramaros restèrent fidèles à la foi orthodoxe. Dans la région de Hátszeg, on construisit, même au XVe siècle, des églises orthodoxes dans le style gothique transylvain, mais décorées de peintures de goût byzantin et d’inscriptions en slavon ecclésiastique; elles avaient généralement pour prêtres les membres des familles keneziennes.

Dans la seconde moitié du XVe siècle, les rois élevèrent bien des Roumains à des postes confidentiels ou à des dignités nationales sans rencontrer aucune réprobation de la part de la noblesse hongroise, qui avait pourtant marqué, dès cette époque, une forte conscience nationale. Mihály Csornai, entre 1447 et 1454, István et Mihály Mutnoki, entre 1467 et 1469, et Péter Macskási, à la fin du siècle, occupèrent le poste de grande responsabilité de ban de Szörény; János Malomvizi Kenderes et Mihály Pestényi, puis Péter Temeslei Dési furent nommés aux fonctions de comes des comitats de Máramaros et de Bereg. János Nádasdi Ungor, dont le père avait jadis appris à János Hunyadi le maniement des armes, comptait parmi les fidèles les plus intimes du roi Mathias; par sa femme, née Lendvai Bánffy, il était lié aux familles aristocrates les plus prestigieuses du pays. Homme de guerre victorieux, il fut également récompensé par l’attribution d’immenses fiefs. On peut citer, à titre de carrière très caractéristique, celle des Csulai, de la région de Hátszeg: cinq des sept fils du kenéz noble Vlad Csulai, dont les biens étaient modestes, furent nommés à des postes très élevés: László Ficsor remplit ceux de ban de Jajca, puis de Szörény; Miklós Kende celui de ban de Sabác; György Móré ceux de ban de Szörény, puis de Belgrade; János Báncsa fut gouverneur du château de Bálványos et Fülöp Móré évêque de Pécs. Ils choisirent leurs épouses dans des familles hongroises de haut rang: les Bethlen, les Haranglábi, les Dóczi.

{f-228.} Les villes et l’autonomie saxonne

Dans cette étape particulière de la féodalité européenne fortement marquée par la présence des Ordres, le développement des villes constituait un facteur de première importance, puisqu’il permettait aux monarques de contrebalancer l’influence politique des magnats. La spécificité de l’évolution transylvaine consiste dans le fait que l’épanouissement des villes s’y accomplit dans les cadres organisationnels de la «nation» saxonne et eut pour objectif de renforcer ceux-ci. Les mesures économiques des Anjou, qui entraînèrent l’essor dynamique de l’extraction minière et du commerce des bestiaux, la frappe d’une monnaie d’or stable et des accords commerciaux avec les pays voisins, exercèrent, toutes, un effet stimulant sur l’évolution des villes transylvaines. Les bénéfices en allèrent surtout aux communautés saxonnes, qui se transformèrent peu à peu de villages en villes fondées sur l’artisanat et le commerce. Si les trois grandes villes saxonnes: Nagyszeben, Brassó et Beszterce écrasaient de leur poids non seulement les villes hongroises (Dés, Torda, Gyulafehérvár) et les bourgades des régions sicules (Marosvásárhely, Udvarhely, Sepsiszentgyörgy, etc.), et si elles éclipsèrent également les autres villes saxonnes (Szászsebes, Medgyes, Segesvár, Szászváros), ce fut parce qu’elles étaient situées dans les vallées qui menaient vers les voïvodies roumaines. Il est vrai qu’un certain nombre de bourgs sicules se trouvaient également près de la frontière, mais les obligations de guerre de leurs habitants les empêchaient de se consacrer au commerce, et lorsqu’ils commencèrent enfin à en faire, l’avance des Saxons était déjà trop grande pour être rattrapée. Seul Kolozsvár, de population mixte allemande et hongroise, put soutenir la concurrence avec les trois grandes villes. Située à la croisée des routes commerciales qui reliaient la Transylvanie aux parties centrales et occidentales du Royaume, la ville de Kolozsvár pouvait contrôler le trafic qui les empruntait, si bien que ses habitants allemands, qui menaient d’abord une existence de petits nobles campagnards mais s’urbanisaient par la suite, jouèrent un rôle décisif dans l’évolution bourgeoise de la Transylvanie. Les industries prirent, dès la seconde moitié du XIVe siècle, un tel essor derrière ses murs que les serfs hongrois des environs, attirés par cette prospérité, et aussi par la liberté citadine, y affluèrent en masse. Dans le même temps, on vit également arriver des artisans allemands, bien qu’en nombre plus modeste, de la Terre saxonne et d’Allemagne et former, à côté des anciens patriciens à la fois propriétaires et commerçants, une nouvelle élite de marchands enrichis par le commerce extérieur, qui se mit à la tête des corporations nouvellement constituées et réclama sa part dans la direction de la ville. Cette catégorie pleine d’ambitions renonça définitivement à la possession des terres, mais développa fortement sa conscience allemande qui avait fait défaut à l’ancienne aristocratie citadine aux visées nobiliaires et militaires. La nouvelle bourgeoisie réussit, grâce à une attitude favorable du roi, à prendre le dessus, en écartant du pouvoir les quelques familles de l’ancienne direction patricienne (1405), mais son particularisme allemand provoqua de nouveaux conflits, et la lutte pour la domination de la ville opposa désormais Saxons et Hongrois. Après une victoire provisoire des Saxons, les Hongrois, devenus entre-temps majoritaires, obtinrent, en 1458, grâce à l’intervention du pouvoir central, que les postes de maire et de conseillers municipaux fussent distribués de manière paritaire. Dès lors, bien que l’accord initial fût rigoureusement respecté par les deux parties pendant des siècles, la composition démographique évolua à l’avantage des Hongrois, {f-229.} si bien que Kolozsvár passait, pratiquement, au début des temps modernes, pour une ville hongroise.

Dés, Torda, Gyulafehérvár étaient, dès le XVe siècle, elles aussi devenues des villes hongroises: leur population allemande, probablement très faible dès l’origine, fut facilement absorbée par les masses hongroises qui affluèrent dans ces centres régionaux à la fin du XIVe siècle. Les villes minières (Szék, Kolozs, Abrudbánya, Zalatna, Offenbánya, Torockó), avec leur population d’origine plus ou moins allemande, connurent un sort analogue, alors que des villes saxonnes purent absorber leurs Hongrois (à Szászsebes, par exemple, une vieille rue nommée «Székely» conserve le souvenir des habitants hongrois). La progression de l’élément hongrois dans les villes était favorisée par le développement des industries domestiques dans les villages. Dans les registres du XVe siècle, on trouve bon nombre de serfs aux patronymes empruntés à des métiers artisanaux très divers. Des paysans qui s’installaient dans les villes possédaient donc déjà les éléments d’une culture industrielle. Ainsi, à la fin du Moyen Age, dans les rangs de la bourgeoisie citadine apparurent également, à côté des Allemands, des Hongrois en nombre considérable. Les Roumains, eux, ne jouèrent à cette époque aucun rôle dans l’épanouissement des villes transylvaines.

Pourtant, la grande activité commerciale avec les deux pays roumains constitua un stimulant décisif dans le développement des villes. Quoique l’influence hongroise allât diminuant sur les territoires transcarpatiques, le roi avait toujours la possibilité d’y faire valoir ses conceptions économiques. Bénéficiant de sa protection, les commerçants transylvains maintenaient des contacts permanents avec les deux voïvodies riches en matières premières. Les habitants de ces territoires, qui avaient à peine commencé à s’organiser (la première église roumaine de Valachie, par exemple, fut construite au début du XIVe siècle) ne pouvaient se passer d’intermédiaires susceptibles d’assurer l’échange de leurs produits contre ceux de l’industrie occidentale. Cherchant à rétablir dans son pays les voies du commerce avec l’est, qui ne passaient plus par la Hongrie depuis des siècles, le roi Louis Ier poursuivit avec persévérance ses desseins économiques et notamment le développement du commerce des Saxons. En 1369, il accorda à Brassó le droit d’étape, c’est-à-dire qu’il contraignit les commerçants polonais et allemands qui se rendaient en Valachie à vendre leur principale production, le drap, aux commerçants de Brassó qui pouvaient les revendre; dans le même temps, il ordonna que les produits agricoles et les bestiaux provenant de Valachie fussent vendus sur le marché de Brassó. Szeben obtint, en 1378, le même privilège pour la route qui la traversait, et Beszterce possédait déjà, depuis 1368, le droit de contrôler la voie polonaise qui traversait la Moldavie.

Mais les articles qui, grâce à cette intense activité commerciale, parvenaient à l’est, étaient avant tout les produits des manufactures occidentales et non ceux de l’industrie saxonne qui, au XIVe siècle, était encore pratiquement inexistante sur le marché. Les marchands saxons ne se souciaient guère de production: ils bénéficiaient seulement de leur droit d’étape pour revendre, sur leurs marchés, des articles de provenances diverses. Rien de particulier dans tout cela-en effet, les commerçants de Vienne, dotés eux aussi du même privilège d’étape, agirent de même pendant presque tout le Moyen Age. Si les commerçants saxons entreprenaient des voyages vers l’est, c’était essentiellement pour se rendre dans les voïvodies roumaines, afin de traiter des négoces plus importants ou particulièrement difficiles, et ils ne s’aventuraient plus à l’est qu’exceptionnellement. Ils fréquentaient plutôt les grandes cités occidentales, {f-230.} surtout allemandes, et ce notamment à partir du moment où Louis Ier suspendit à leur égard le droit d’étape dans la ville de Buda. Ils transportaient des produits bruts de Moldavie et de Valachie qu’ils échangeaient contre des tissus et des épices. Leurs deux itinéraires habituels menaient l’un par Kassa, la Bohême et la Pologne jusqu’ à Dantzig; l’autre, via Buda, soit vers Vienne et Ratisbonne, soit vers Zara et Venise.

L’industrie saxonne rejoignit assez tard ce grand essor commercial. Les premières corporations apparurent, à travers toute la Transylvanie, vers le milieu du XIVe siècle. Le roi Louis les dissolus pour un temps puis, sollicité par les Saxons, il les rétablit en 1376, tout en refondant leurs statuts. Le grand nombre de corporations mentionnées à cette occasion (19 corporations représentant 25 branches d’industrie) ne doit pas nous tromper, puisque les dispositions du document gardent le silence sur la limitation quantitative, alors que celle-ci était rigoureusement fixée dans les chartes dès que les corporations commençent à produire pour le marché. Ce changement se produisit en effet au XVe siècle, époque à partir de laquelle les produits de l’industrie manufacturière transylvaine purent être écoulés à l’est. L’artisanat se propageait avec une si grande rapidité qu’on pouvait trouver, même dans les villages, des corporations comprenant parfois une centaine de membres. L’exportation vers les voïvodies roumaines englobait une gamme d’articles de plus en plus variés: dans les réglementations douanières du XVe siècle, on voit figurer des vêtements finis, de la vaisselle, des couteaux, toutes sortes d’armes, des semiproduits métalliques, des épices, de l’orfèvrerie, du parchemin, du papier, des charrettes, voire même des fruits secs et des pains d’épices. Les articles courants importés des voïvodies restaient invariablement des produits bruts provenant moins de l’agriculture que de l’élevage (bestiaux, peaux non traitées, cire, miel et, plus rarement, des céréales).

La nouvelle couche dirigeante des Saxons, qui devait sa promotion sociale au commerce, c’est-à-dire l’ordre des patriciens urbains, ne comprenait plus que quelques familles, tout comme autrefois les gerébs, et n’en tenait pas moins jalousement à ses privilèges. Sa position financière s’étant renforcée, la moyenne bourgeoisie citadine essaya, vers la fin du XVe siècle, d’ébranler leur régime, mais sans grand succès. L’unique résultat du mouvement fut l’introduction, en 1495, d’une institution dite «de cent hommes» (Hundertmannschaft) qui existait depuis longtemps dans les villes de Hongrie et à Kolozsvár. Bien que représentants des corporations, les membres de celle-ci étaient nommés par le conseil municipal, exclusivement composé de patriciens; ils en restaient donc toujours fortement dépendants. Se sentant opprimées, les couches populaires saxonnes se soulevèrent contre leurs dirigeants, en 1511 à Segesvár, en 1520 à Szeben, puis, en 1513, les paysans saxons, mécontents, assassinèrent le bourgmestre de Segesvár. Cependant, ni la petite bourgeoisie urbaine, ni les paysans de villages ne purent mettre fin au règne de cette nouvelle aristocratie, d’autant que les couches supérieures surent, après un essor passager de la petite noblesse, prendre le dessus partout dans le pays, et réussirent même à s’assurer le soutien du roi. De même que la situation des serfs hongrois et des Sicules inférieurs se dégradait progressivement, la dépendance politique et économique des couches inférieures saxonnes par rapport à leur grande bourgeoisie devint définitive.

Chez les Saxons, le nouvel ordre social était fondé sur la prédominance des villes. La paysannerie saxonne devait supporter non seulement la domination des patriciens, mais aussi l’oppression économique que la ville exerçait sur les villages et, dans cette évolution, même la petite bourgeoisie prit une nette {f-231.} avance sur elle. Les chefs-lieux des «sièges» contrecarraient constamment le développement des autres localités qui relevaient de leur autorité, en veillant surtout jalousement à leur droit exclusif de tenir marché. C’est ainsi que furent mis en échec par Brassó (en 1378), Nagysink (en 1379) et Segesvár (en 1428) les tentatives respectives de Földvár, Szentágota et Henndorf de tenir leurs propres marchés hebdomadaires. Un peu plus tard, du fait même que les chefs des corporations urbaines furent eux aussi investis du droit de contrôler celles des villages, les corporations des villes réussirent à étendre leur influence sur l’ensemble de l’industrie rurale.

L’égalité de droits des Saxons ne fut donc pas mise en pratique. Il n’en reste pas moins vrai que les paysans saxons bénéficiaient d’une situation nettement supérieure par rapport à celle des serfs des comitats ou des Sicules pauvres d’état inférieur, et ce notamment parce que la société saxonne s’était, après le départ des gerébs, profondément démilitarisée et écartait ainsi définitivement le danger d’une dichotomie sociale seigneur / serf.

La substitution du mode de vie des paysans embourgeoisés à celui des nobles ruraux s’accompagna du développement d’une conscience nationale saxonne. L’ensemble de la bourgeoisie saxonne manifesta en effet bientôt un parti pris ethnique exclusif et passionné qui ne peut être comparé qu’à celui de la moyenne noblesse hongroise à la fin du Moyen Age; cette nouvelle attitude se traduisit dans les faits par l’effort pour éliminer de la société citadine aussi bien que des corporations, les éléments ethniques non allemands. La première disposition de ce genre qui nous soit connue, fut prise par le conseil municipal de Szeben, en 1474, et stipulait que le monastère dominicain construit hors des enceintes de la ville ne pouvait s’installer à l’intérieur que si les moines étaient en majorité allemands. Cette conscience accrue de la bourgeoisie, et de l’ethnie saxonne dans son ensemble, se trouva confirmée et quasiment légitimée par le fait que les sièges saxons obtinrent progressivement, à partir du début du XVe siècle, le droit d’élire librement leurs fonctionnaires suprêmes dits «juges du roi». Parachevant ce processus, le roi Mathias reconnut uniformément, en 1469, ce droit à tous les sièges puis, en 1486, il les réunit tous, ainsi que les régions de Beszterce et de Brassó, dans l’«université saxonne» (Universitas Saxonum) dont il confia la direction au bourgmestre de Szeben, qui porta désormais le titre de «comes des Saxons».

La révolte des Sicules et la guerre paysanne de György Székely

Sous le roi Mathias, la Transylvanie aurait pu enfin entrevoir un retour à la prospérité de l’époque des Anjou. Après la fronde de 1467, le roi fut plus circonspect dans le choix de ses voïvodes; à partir de 1470, les sources témoignent d’une augmentation sensible des actes officiels émanant des voïvodes et portant sur des affaires transylvaines, ce qui prouve que ceux-ci ne considéraient plus leur poste comme un titre honorifique bien rémunérateur, mais prirent l’habitude de s’occuper personnellement des affaires courantes. Cependant, sous le règne des rois Jagellon, Vladislav II et Louis II (1490-1526), les luttes de partis, consécutives à la naissance d’un Etat des Ordres, donnèrent lieu à de graves désordres sur l’ensemble du territoire du pays. L’intensification des attaques turques, les heurts entre les factions d’aristocrates rivaux, dans lesquels la noblesse commune servait tantôt de simple instrument, tantôt pouvait intervenir en tant que force autonome, puis la {f-232.} guerre paysanne de György Székely (Dózsa) – tout cela constituait autant de signes d’une réelle désorganisation. La Transylvanie eut à subir, en 1493, deux attaques turques, au cours desquelles ce furent surtout les régions saxonnes qui connurent de sérieux ravages; dans le même temps, elle se trouva déséquilibrée de l’intérieur par l’agitation des Sicules et des Saxons.

L’échec de la jacquerie de 1437 avait donné, pour bien longtemps, un coup de frein aux mouvements de la paysannerie de condition servile. En fait, les mécontentements se localisaient depuis quelque temps non pas dans les comitats, mais en Terre sicule. A cette époque, en effet, où était déjà apparue une économie fondée sur l’argent ainsi que, non sans rapport avec elle, une technique de guerre employant des mercenaires rémunérés, l’organisation traditionnelle des paysans sicules libres traversa une crise. Etant donné la faiblesse de l’urbanisation, les Sicules ne pouvaient, à l’instar des Saxons devenus paysans libres et produisant pour le marché, collectivement échapper à la dépendance féodale. Par ailleurs, la nécessité d’une armée moderne et permanente fit qu’on n’eut plus besoin du service armé de tous les Sicules. L’inégalité des moyens allait croissant, des masses de plus en plus importantes durent renoncer à leur obligation sicule, garant de leur liberté. Les terres possédées en commun se morcelèrent progressivement en petits lopins, si bien que la plupart des Sicules, peuple déjà fort prolifique à l’époque, devenaient propriétaires de terres minuscules, et pour assurer leur subsistance sur ce sol si peu fécond, ils s’engagèrent en très grand nombre au service de leurs congénères de haut rang.

L’élite sicule, qui possédait généralement deux sortes de biens fonciers, entendait également soumettre les paysans sicules à un régime féodal inconditionnel, tout comme elle le faisait sur ses terres des comitats. A cette fin, elle tenta de transformer en contrainte économique et juridique l’engagement volontaire des Sicules libres venus travailler sur ses terres. Des privations de droits de plus en plus fréquentes provoquèrent, vers le milieu du XVe siècle, des émeutes où le bas peuple s’attaqua à ses seigneurs et tenta de reconquérir sa liberté par la force des armes. Comme les Sicules réduits à l’état de servage cessaient d’être des soldats, le pouvoir central se vit contraint, dans l’intérêt de la défense nationale, d’intervenir: János Hunyadi dénonça à deux reprises, en 1446 et en 1453, d’abord en tant que voïvode de Transylvanie, puis comme gouverneur, l’oppression des gens de condition libre par les grands. Son fils, Mathias, poursuivit la même politique. En 1466 à Zabola, le voïvode de Transylvanie qui était donc en même temps comes des Sicules, convoqua, par mandat royal, les nobles transylvains et les seniores des sièges sicules afin de fixer par écrit, d’après leurs témoignages, les droits et libertés des Sicules. Aux termes de ces statuts, les grands n’étaient pas autorisés à réduire à l’état de servage les Sicules communs et, si ceux-ci travaillaient pour eux, c’était de leur propre gré en tant qu’hommes libres. Dans le même temps, les Sicules communs s’efforcèrent de s’imposer également sur le plan de l’administration et de la juridiction, en déclarant qu’il était équitable d’élire les deux tiers des assesseurs des tribunaux de siège parmi les gens communs. Néanmoins, l’élection du capitaine – désormais plutôt appelé «lieutenant» – et du juge du siège continuait à se faire selon la méthode ancestrale favorisant, bien sûr, les membres des familles fortunées. Pour représenter le pouvoir central, on institua une nouvelle dignité pourvue, pour le moment, du seul droit de contrôle: le juge du roi, nommé par le comes sicule.

Mais, en 1466, le problème sicule n’était que partiellement résolu car la liberté théoriquement accordée ne signifait pas pour les Sicules communs {f-233.} pauvres que leur service armé fût également assuré matériellement. Pour la plupart d’entre eux, il était impossible d’accomplir même un service de cavalerie légère; ainsi, le roi ordonna en 1473 une nouvelle réglementation qui paracheva l’établissement de la stratification sociale: ceux des Sicules qui pouvaient équiper au moins trois soldats à cheval – mercenaires ou clients – formaient la catégorie des principaux (primores); ceux qui accomplissaient le service à cheval se rangeaient dans la classe des «lófő» (primipili, montés) et enfin, ceux, majoritaires, qui partaient à la guerre à pied, tout en conservant leur liberté individuelle, étaient appelés «communs» (pixidarii). L’énonciation de ce dernier critère signifiait que ceux qui n’avaient même pas les moyens nécessaires pour le service à pied se trouvaient définitivement relégués dans l’état de servitude. Quant à la distinction des «lófő» des gens communs, il en résulta que les dignitaires et les assesseurs se recrutaient désormais exclusivement dans les deux premières classes, la couche inférieure étant entièrement exclue des affaires publiques.

La crise de la société sicule entra dans une nouvelle phase lorsque commencèrent les confrontations opposant les primores et les lófő aux communs portant les armes, phénomène qui trouve son origine dans l’évolution de la Hongrie. Au début du XVIe siècle, on vit se succéder une longue suite de diètes de Hongrie où la masse des nobles communs, venus participer en armes, intervenait, ou se donnait l’illusion d’intervenir, dans les affaires du pays. Les résonances de ce mouvement parvinrent jusqu’en Transylvanie et eurent pour effet de faire prendre aux Sicules communs en service armé une position plus résolue face à leurs principaux. Ils tinrent, en 1503 à Udvarhely, puis en 1506 à Agyagfalva, des assemblées de la «nation», sans que le roi l’eût décrété ou y eût envoyé son représentant, assemblées qui se déroulaient dans le même cliquetis d’armes et avec les mêmes scènes bruyantes que les diètes qui se réunissaient simultanément à Rákos. Des mesures draconiennes furent envisagées contre les a primores» qui avaient porté atteinte à la liberté sicule qu’on proclama de nouveau sur la base de l’égalité totale des droits – exclusivement pour ceux, bien évidemment, qui étaient en mesure de porter les armes.

La conscience «nationale» des Sicules se renforça d’une manière jamais vue auparavant. La tradition généralement répandue – dont les racines remontaient apparamment au XIIIe siècle –, disant que les Sicules étaient les descendants d’un peuple hunnique qui se serait retiré en Transylvanie après la chute de l’empire des Huns, revêtit alors une dimension politique. Pour les Sicules communs, cette conviction d’être issus du peuple hunnique signifiait non seulement une source de fierté – ils se considéraient comme ceux qui gardaient le plus purement les vertus guerrières «szittya» (c’est-à-dire scythiques) du peuple jumelé hungaro-hunnique –, mais servait également d’argument pour fonder leurs privilèges. En effet, l’opinion de la noblesse commune hongroise était, à cette époque, éprise d’un passé «scythique»; l’idée d’une origine hunnique des Hongrois fut alors propagée par les chroniques, qui avaient déjà connu plusieurs remaniements, et une version en circulait déjà, depuis 1476, sous forme de livre imprimé, le premier, en Hongrie. L’exaltation romantique des Huns, en tant qu’une des manifestations les plus caractéristiques de la conscience nobiliaire hongroise à la fin du Moyen Age, plaçait les Sicules au centre de l’intérêt public, et leur reconnaissait même la primauté du point de vue de l’ascendance «scythique».

Les griefs, ainsi que les assemblées dont ils avaient suscité la convocation, avaient déjà porté la susceptibilité sicule à son paroxysme lorsque, en 1506, à l’occasion de la naissance de son fils, le roi ordonna de lever l’impôt dit du {f-234.} «bceuf marqué», traditionnellement payé par les Sicules. Se considérant comme des nobles, car astreints au service militaire, les Sicules trouvèrent cette exigence injuste, puisqu’en Hongrie, les gens de condition noble ne payaient plus d’impôt depuis bien longtemps. Pour les Sicules communs en voie d’appauvrissement, payer cet impôt de bśuf constituait une charge démesurée; si bien que, finalement, la motivation matérielle allant de pair avec l’amour propre blessé, ils se révoltèrent. Le roi envoya, pour rétablir l’ordre, le capitaine de Fogaras, Pál Tomori, qui devait vingt ans plus tard conduire les armées hongroises à la fatidique bataille de Mohács. Ayant essuyé un échec, il dut se réfugier, blessé, dans son château: il fallut, pour écraser la révolte, faire venir des renforts royaux. L’année suivante, à la tête de l’attaque lancée par les Sicules contre les Saxons de Szeben (qui avaient pris part à l’écrasement de leur soulèvement), on trouve un certain György Dózsa, de Makkfalva, que d’aucuns croient pouvoir identifier avec ce György Székely qui devait perpétuer son nom comme le chef de la guerre paysanne de 1514.

Ces combats d’arrière-garde de la liberté sicule ne devaient pas durer longtemps. Sous la pression de l’opinion nobiliaire, le roi, en 1511, nomma voïvode de Transylvanie le candidat au trône et l’idole de la noblesse commune János Szapolyai, alors âgé de 24 ans. Ce magnat, protecteur déclaré des intérêts politiques des petits nobles (qui cherchait en réalité à les tourner à son profit) s’avéra, dans sa nouvelle dignité, tout aussi despotique que ses prédécesseurs. Les Sicules devaient bientôt se rendre compte de la distance qui séparait les discours politiques de la réalité. Szapolyai alla lui-même disperser les Sicules qui avaient pris les armes contre une mesure abusive de leur vice-comes et, pour les châtier, il confisqua leurs biens au profit du Trésor, alors que, selon la loi ancestrale, «la succession des Sicules» ne devait pas passer au roi, même en cas d’infidélité, mais aux consanguins. Ce procédé de Szapolyai marqua une nouvelle étape dans l’histoire des Sicules. En effet, à partir de ce moment-là, on assista aux efforts conscients du pouvoir central pour réduire les libertés Sicules, ce qui provoqua, pendant des siècles, la révolte des Sicules communs qui assumaient le service militaire.

C’était pour leurs droits nobiliaires que les Sicules communs menaient leurs luttes et non contre leurs oppresseurs de seigneurs, comme les paysans. En effet, György Székely (Dózsa), venu de la région danubienne des places fortes frontalières pour prendre la tête, en 1514, de la croisade qui se transforma en soulèvement antiféodal, constituait une exception: son jeune frère excepté, on ne connaît aucun soldat sicule qui ait rallié les paysans. La jacquerie, qui avait pour base opérationnelle la Plaine hongroise, eut des prolongements jusqu’en Transylvanie, sur le territoire des comitats habités par des serfs, mais non en Terre sicule. Un des lieux les plus marqués par la lutte, était le foyer de résistance d’il y a quatre-vingts ans: la région de Beszterce, où des manoirs nobiliaires furent à nouveau incendiés. Deux bourgades de la région des mines de sel: Dés et Torda, rejoignirent les insurgés. Des troupes paysannes arrivées de la Plaine réussirent, elles aussi, à soulever une région minière: celle d’Abrudbánya, Zalatna, Torockó. Mais le voïvode Szapolyai veillait bien aux intérêts féodaux. Ses hommes réussirent partout à étouffer le mouvement; lui-même, apprenant que Dózsa voulait se rendre, avec le gros de ses troupes, en Transylvanie, se tourna avec son armée vers le Sud. Chemin faisant, il convoqua l’assemblée des trois «nations» pour le 18 juin à Déva où il apprit que Dózsa se dirigeait vers Temesvár; il se retourna alors lui aussi dans cette direction.

Entre-temps, le prêtre Lőrinc, lieutenant de Dózsa, qui avait occupé Várad, {f-235.} fit une diversion en direction de Kolozsvár pour y attirer les forces nobiliaires transylvaines. Les notables de la ville ne désiraient pas s’engager dans une entreprise aussi périlleuse, comme ils l’avaient fait à l’époque d’Antal Budai Nagy, mais n’osaient pas non plus résister ouvertement. Le bourgmestre János Kalmár trouva comme solution intermédiaire de ne laisser entrer dans la ville que les officiers de l’armée paysanne, alors que celle-ci devait mettre son camp en plein champ découvert. Ce fut là qu’ils subirent l’attaque du vice-voïvode Lénárt Barlabássy qui essuya cependant une défaite. Dans le même temps, le bourgmestre fit massacrer par ses hallebardiers les capitaines des paysans. Ayant perdu son arrière-garde, le prêtre Lőrinc qui était resté hors des murs, se vit contraint de quitter la Transylvanie. Dans les régions centrales du pays, la jacquerie touchait déjà à sa fin tragique, mais cela n’eut plus qu’une influence indirecte sur le sort de la Transylvanie, tout comme la défaite de Mohács en 1526.

Gothique et Renaissance en Transylvanie

Les premiers élements de l’architecture gothique furent introduits en Transylvanie par les maîtres qui, fortement marqués par l’influence française, travaillèrent, dans la première moitié du XIIIe siècle, à la cathédrale de Gyulafehérvár et à l’église du monastère de Kerc. Ce fut sans doute à l’image de ces deux centres qu’apparurent sur les églises hongroises et saxonnes construites ou transformées dans la seconde moitié du siècle, le croisillon, l’abside angulaire ainsi que le portail à archivolte profonde et aux voussures en ogive. Si le gothique mûr put triompher, l’emportant sur les traditions romanes et le gothique primitif, ce fut grâce aux ordres mendiants, fort populaires en Transylvanie, qui voulaient avoir dans leurs églises un espace uni servant de cadre au prêche. Ils construisirent donc des églises-salles à une nef ou, à partir de la seconde moitié du XV siècle, des églises basiliques à trois nefs, où les nefs latérales avaient la même hauteur que la nef centrale. Il s’en suit qu’on substitua à la voûte d’arête la voûte croisée, propre à embrasser tout l’espace intérieur de l’église sans opprimer cependant l’élancement gothique vers le haut: loin d’étouffer, ces voûtes suggèrent un frémissement atmosphérique et offrent une ouverture vers l’infini. Les ordres mendiants s’étant établis dans des villes, leur influence fut décisive aussi sur le style des églises paroissiales urbaines – celles-ci constituèrent même les śuvres les plus représentatives du gothique rayonnant. Au milieu du XIVe siècle – nous l’avons vu – l’urbanisation prit un premier élan spectaculaire en Transylvanie et put, en conséquence, fournir les moyens et développer les besoins culturels, sur lesquels pouvait se former cet épanouissement du gothique mûr.

Un exemple en est fourni par la nef principale de l’église de Nagyszeben, encore que ses nefs latérales suivent la tradition des basiliques. Ailleurs, cependant, elles furent haussées jusqu’au niveau de la nef principale, comme c’est le cas de l’église de la Montagne à Segesvár ou de l’église de Szászsebes qui se fait retenir par son ornementation en sculptures gothiques particulièrement riches. Le blason des Anjou, les statues des rois et, en général, la haute qualité de la taille des pierres témoignent tous, sinon de la participation directe de la Cour, du moins de son influence marquée.

Chef-d’śuvre du gothique rayonnant de Transylvanie, l’église paroissiale Saint-Michel à Kolozsvár fut à l’origine conçue comme une basilique à trois nefs, mais fut poursuivie, dès le second tiers du XIVe siècle, comme un trilobé, {f-236.} sans doute fortement influencé par la cathédrale de Kassa qui était inspirée de l’art sud-allemand, alors au sommet de sa floraison. Son espace intérieur monumental, ses magnifiques voûtes, ses riches ornements de pierre sculptée, tout comme l’unité harmonieuse de son volume et son ancien clocher de Nord-Ouest s’élançant vers le ciel reflètent dignement la position de ce centre économique et culturel de Transylvanie que fut Kolozsvár et qui offrait également un terrain particulièrement propice à la coexistence et à la coopération entre Hongrois et Saxons.

Si l’école architecturale ecclésiastique de Kolozsvár suivait des modèles allemands, la peinture et la sculpture, elles aussi d’orientation essentiellement religieuse, cherchaient plutôt leur inspiration en Italie. L’explication s’en trouve non seulement dans les relations étroites des rois angevins avec l’Italie, mais aussi, en relation avec celles-ci, dans l’attirance que le gothique tardif et la première Renaissance qui s’épanouissaient à Florence et à Sienne comme styles plus vivants, plus réalistes et, surtout, plus émotionnels que la raideur antérieure, – exerçaient sur les artistes hongrois de Kolozsvár – mais dont les effets ne pouvaient cependant agir en Terre saxonne. Les historiens de l’art supposent l’existence d’une école picturale, apparemment hongroise, qui regroupait, autour de Miklós Kolozsvári, le seul dont on connaisse le nom, au moins quatre artistes d’une valeur individuelle incontestable, dont les śuvres ont été conservées à Magyarfenes, Almakerék, Marosszentanna et Barcaszentpéter. On attribue en général à Miklós Kolozsvári l’une ou les deux peintures des deux premières localités; tandis que la Madone aux traits mongoloïdes avec, dans son giron, un enfant jésus habillé à l’orientale, serait de la main d’un autre maître de grand talent. Les fils doués de Miklós Kolozsvári, Márton et György, furent les créateurs de toute une série de statues, soutenant parfaitement toute comparaison européenne à l’aube de la Renaissance: le Saint Georges de Prague, les figures de rois de Várad, qui ont été détruites au XVIIe siècle et, enfin, le modèle, également disparu, du buste de Saint Ladislas actuellement conservé à Győr. Dans ces śuvres, on a d’abord cru découvrir une inspiration italienne directe; actuellement, on les rattache plutôt à l’éclosion de l’art centre-est-européen, au développement de ses valeurs autonomes non exemptes, certes, d’un certain ascendant italien.

En effet, cette époque – à en juger notamment par l’apparition presque simultanée des universités dans les villes centre-est-européennes – fut celle d’un essor culturel fondé sur la consolidation politique et économique où la position européenne de la Hongrie n’était nullement périphérique: elle bénéficiait directement des effets du précapitalisme italien et allemand du Sud. Ce fut à la fin du XIVe et au début du XVe siècles que cette prospérité générale atteignit son sommet et apporta un développement particulier à Kolozsvár, haut lieu incontesté de l’art transylvain. C’est en 1427 que Tamás Kolozsvári exécuta le plus beau tryptique hongrois du siècle, à Garamszentbenedek. Représentant le calvaire et les miracles de Saint Nicolas, ce retable, qui évoque la culture matérielle de l’époque dans toute sa richesse, transmet et reformule les meilleurs enseignements du Trecento italien et du gothique de Bourgogne et de Flandre. Une preuve du caractère composite de la culture transylvaine à proximité immédiate des śuvres d’inspiration occidentale de niveau européen, on vit apparaître, dans un certain nombre d’églises de la Terre sicule, des peintures murales de style archaïque et aux traits byzantins orientaux qui évoquent, dans une approche naïve, locale, la légende de Saint Ladislas combattant les païens, śuvres qui reflètent un esprit de garde-frontière, mais incorporent également, selon certains spécialistes, les motifs d’épopées orientales {f-237.} nomades dans la représentation des actes du saint preux. Les fresques de Bögöz et de Gelence, qui datent du XIVe siècle, font apparaître, en face de la légende de Saint Ladislas, les épisodes de la vie de Sainte Marguerite d’Antioche, ainsi que le Jugement dernier. Un peu plus tard, dans d’autres églises sicules (à Maksa, Csikszentmihály, Erdőfüle, Bibarcfalva, Homoródszentmárton, Sepsibesenyő puis, en 1419, à Székelyderzs, et, à la fin du XV siècle, à Sepsikilyén), un enchaînement identique des motifs de la légende et leur exécution dans le même style quasi-byzantin ont fait tout d’abord penser à un modèle commun supposé à Várad. Actuellement les historiens de l’art penchent plutôt pour attribuer la répétition des motifs à la diffusion de la légende par voie orale.

L’śuvre majeure de l’art saxon fut l’église dite «Noire» de Brassó, commencée à la fin du XIVe siècle, mais seulement achevée au XV’. Le modèle de Kassa, arrivé par le biais de Kolozsvár, fut ici développé, conformément au goût local, en un édifice monumental inspirant le respect tant par son volume que par sa facture. En effet, non seulement en Transylvanie, mais sur l’ensemble du territoire centre-est-européen, c’est là l’une des plus grandes églises gothiques: sa longueur est de 89 mètres. Ses ornements en style gothique tardif sont contemporains des retables si largement répandus en Transylvanie et dont la mode venait également de la Terre saxonne pour gagner progressivement les territoires sicules. Parmi les 1981 tryptiques de Hongrie, qui nous sont parvenus des XIVe-XVe-XVIe siècles, 324 proviennent de Transylvanie (le plus récent, celui de Csikménaság, date de 1543). Les plus beaux d’entre eux se trouvaient à Segesvár, Medgyes, Szászsebes, et firent un si grand effet que la peinture murale gothique s’en inspira également et produisit des ceuvres magistrales, telles que le Calvaire du maître Johannes de Rozsnyó, peint à Szeben en 1445, ou un autre calvaire conçu pour la chapelle sud-est de l’église de Kolozsvár.

Jusqu’au XVe siècle, l’architecture et la peinture à caractère profane ne produisirent aucune śuvre majeure en Transylvanie. Les châteaux des grands seigneurs terriens, dont cinq furent construits ou acquis par donation royale par les Losonci Bánffy, étaient des bâtiments sombres et fort simples. Mais le château de Vajdahunyad, aux ornements gothiques, était déjà achevé au milieu du XVe siècle et vit ses murs décorés de fresques, commandées par le roi Mathias et représentant des jeux de cour galants dans un goût Renaissance (ou bien, de l’avis de certains, la légende du corbeau totémique de la famille Hunyadi). C’est de cette même époque que datent les premières maisons bourgeoises gothiques, dont la maison natale de Mathias, à Kolozsvár.

Pour parer aux éventuelles attaques turques, on fortifia, au cours du XV siècle, d’abord les églises saxonnes, puis celles de Csík, prêtant ainsi à l’architecture transylvaine un caractère très particulier, unique en Hongrie. D’un aspect fort pittoresque sont en effet les églises dont on éleva l’abside d’un ou de deux étages en les dotant de crénaux et de meurtrières. Face au clocher, transformé de façon indentique, l’abside constitue ainsi presque une seconde tour qui s’élève au-dessus du volume central. Sur les 230 églises saxonnes, nous en trouvons 30 de ce genre, situées entre le Maros, le Kisküküllő, l’Olt et le Homoród. C’est celle de Szászbogács qui se trouve le plus au nord puis, disposées sur un large arc s’inclinant vers le sud, puis vers l’est et de nouveau vers le nord, ces édifices singuliers émaillent toute une région. Presque tous ont, en plus, une espèce de muraille agrémentée de tourelles. La plupart des églises fortifiées furent, par ailleurs, entourées, sans autres transformations, d’un mur dont l’intérieur était flanqué de magasins avec, au-dessus, un couloir {f-238.} percé de créneaux. Un peu plus tard, lorsque le danger turc se fit plus imminent du côté de la Moldavie, on se mit à renforcer les églises sicules de Csík également selon des méthodes spécifiques locales, comme à Csíkkarcfalva, Csíkrákos, etc.

La fin du XVe siècle fut marquée par la construction d’églises destinées aux ordres mendiants ou pour les villes moins imnortantes. Les églises à plafond de Torda, Dés, Kolozsvár (rue Farkas) ont le même caractère que les églises de Debrecen, Nyírbátor, Szeged, et représentent une variante du gothique tardif, caractéristique de la Hongrie orientale. Sur les plus anciens plafonds peints, on voit s’associer les motifs gothiques tardifs avec ceux de la Renaissance toscane: ainsi à Gogánváralja, ou à Székelydálya. Même le grand art de la Renaissance italienne et allemande du Sud apparaît, dans toute sa splendeur, sur la chapelle Lázói de Gyulafehérvár ainsi que sur la porte de la sacristie de Kolozsvár, commandée par le curé Johannes Klein. Ces śuvres annonçaient l’époque de la Renaissance transylvaine, qui ne s’épanouira vraiment qu’après la défaite de Mohács.

L’acquis le plus important du XVe siècle fut cependant le développement de l’expression en langue maternelle. A la pointe de cette évolution, on trouve les Saxons, qui conservaient des rapports permanents avec leur pays d’origine d’où ils recevaient également l’apport intellectuel des lettrés allemands. Néanmoins, leurs patriciens et leur magistrats urbains apprenaient en général, outre le latin, le hongrois, comme en témoigne un glossaire latin-hongrois provenant de Beszterce et datant du XVe siècle. Le premier monument linguistique hongrois complet qui nous soit parvenu de Transylvanie est le testament autographe, datant de 1507, d’un noble du comitat de Kolozs, János Rődi Cseh. Ce fut encore lui qui rédigea, en 1508, la première publication en hongrois émanant d’un comitat. A cette époque, les textes religieux étaient déjà fréquemment traduits du latin en hongrois à l’intention des religieuses et des béguines des ordres mendiants. La littérature religieuse de langue hongroise était née sous l’influence des hussites enfuis de Hongrie en Moldavie, qui, dans les années 1430, traduisirent la Bible en hongrois. Les légendes et écrits bibliques traduits en hongrois par les membres lettrés des ordres mendiants sont conservés dans les codex dits «Teleki», «Székelyudvarhelyi» et «Lázár», datant du début du XVIe siècle.

Prenant une avance sur les principautés transcarpatiques, les Roumains de Transylvanie commencèrent eux aussi, au début du XVIe siècle, à écrire dans leur langue maternelle. Les premiers manuscrits roumains traduits du slavon ecclésiastique furent exécutés au monastère de Körtvélyes, dans la région de Máramaros. A la fin du XVe siècle, l’évêque ruthéne de Munkàcs tenta de faire passer le monastère sous son autorité, action contre laquelle des nobles roumains de Máramaros élevèrent leur voix et s’adressèrent au voïvode de Transylvanie en place, Bertalan Drágffy, pour demander sa protection. Bien que sa famille se fût déjà convertie au catholicisme, Drágffy, en tant que suzerain du monastère, trancha l’affaire en mettant Körtvélyes sous le patronage de l’évoque catholique de Transylvanie. L’union des Eglises ne fut pas proclamée, mais les moines de Körtvélyes se virent contraints de céder le pas sur la principale question controversée en dogmatique. Dans le livre des Psaumes qui y fut traduit en roumain (Psaltirea Şcheiană), on retrouve en effet la formule catholique du filioque ramenant le Saint Esprit non seulement au Père mais aussi au Fils. C’est ainsi que les efforts de L’Eglise catholique hongroise en faveur de la langue maternelle de Transylvanie déteignirent sur les Roumains, et que put également prendre son envol la littérature ecclésiastique de langue roumaine.

{f-200-201.}

14. Monastère fondé vers 1200 par un clan à Haring. Actuellement l’église luthérienne Saint-Pierre

14. Monastère fondé vers 1200 par un clan à Haring.
Actuellement l’église luthérienne Saint-Pierre

15. Eglise orthodoxe à Guraszáda, construite vers 1300 pour les colons roumains

15. Eglise orthodoxe à Guraszáda, construite vers 1300 pour les colons roumains

16. Vestiges de l’église et du couvent cisterciens de Kerc, première moitié du XIII

16. Vestiges de l’église et du couvent cisterciens de Kerc, première moitié du XIIIe s.

17. L’abside de l’église luthérienne Saint-Barthélémy de Brassó, ceuvre de l’atelier de Kerc, milieu du XIII

17. L’abside de l’église luthérienne Saint-Barthélémy de Brassó, ceuvre de l’atelier de Kerc, milieu du XIIIe s.

18. Nef latérale du Sud de la cathédrale de Gyulafehérvár, premier tiers du XIII

18. Nef latérale du Sud de la cathédrale de Gyulafehérvár, premier tiers du XIIIe s.

19. Eglise orthodoxe roumaine à Demsus, faite avec des pierres romaines, milieu du XIV

19. Eglise orthodoxe roumaine à Demsus, faite avec des pierres romaines, milieu du XIVe s.

20. Eglise orthodoxe roumaine de Zeykfalva, seconde moitié du XIII

20. Eglise orthodoxe roumaine de Zeykfalva, seconde moitié du XIIIe s.

21. Abside surélevée de l’église luthérienne de Szászsebes, seconde moitié du XIV

21. Abside surélevée de l’église luthérienne de Szászsebes, seconde moitié du XIVe s.

22. Saint Georges par les frères Martin et Georges Kolozsvári à Prague. L’un des chefs-d’śuvre de l’art médiéval européen, 1373

22. Saint Georges par les frères Martin et Georges Kolozsvári à Prague. L’un des chefs-d’śuvre de l’art médiéval européen, 1373

23. Latorvár, un des châteaux frontaliers de la Transylvanie médiévale dans la gorge de Vöröstorony, avec une tour à canons du XVII

23. Latorvár, un des châteaux frontaliers de la Transylvanie médiévale dans la gorge de Vöröstorony, avec une tour à canons du XVIIe s. et le château de Talmács à l’arrière-plan. Lavis fait vers 1735

{f-232-233.}

24. Détail de la Piétà de l’église luthérienne de Nagyszeben, vers 1400

24. Détail de la Piétà de l’église luthérienne de Nagyszeben, vers 1400

25. Intérieur des nefs de l’église Saint-Michel de Kolozsvár, vers 1430

25. Intérieur des nefs de l’église Saint-Michel de Kolozsvár, vers 1430

26. Peinture murale par Johannes von Rosenau dans l’abside de l’église luthérienne de Nagyszeben, 1445

26. Peinture murale par Johannes von Rosenau dans l’abside de l’église luthérienne de Nagyszeben, 1445

27. Le château de Vajdahunyad vu de Sud-Ouest, XII

27. Le château de Vajdahunyad vu de Sud-Ouest, XIIe-XVe s.

28. Le château de Vajdahunyad vu de Sud-Est. Lavis, 1735

28. Le château de Vajdahunyad vu de Sud-Est. Lavis, 1735

29. La dalle supérieure de la tombe de János Hunyadi à Gyulafehérvár, dernier tiers du XIV

29. La dalle supérieure de la tombe de János Hunyadi à Gyulafehérvár, dernier tiers du XIVe s.

30. Dalle latérale du sarcophage de János Hunyadi, fin du XV

30. Dalle latérale du sarcophage de János Hunyadi, fin du XVe s.

31. Fonts baptismaux en bronze à Segesvár, 1440

31. Fonts baptismaux en bronze à Segesvár, 1440

32. L’église luthérienne (XIV

32. L’église luthérienne (XIVe-XVIe s.) et l’Hôtel de ville (début du XVIe s.) à Nagyszeben (Photos: Emil Fischer, autour de 1900)

33. Fresques dans des églises roumaines du XV

33. Fresques dans des églises roumaines du XVe s.: 1) Saint Etienne, Saint Ladislas et Saint Eméric, Kristyor; 2) Les fondateurs de l’église orthodoxe de Ribice: Vladislav et Anca; 3) Les fondateurs de l’église de Kristyor: Bălea, sa femme Vişe et son fils Ştefan