{f-257.} 2. L’économie, la société et la culture dans le nouvel Etat


Table des matières

Le nouvel Etat

Depuis la bataille de Mohács jusqu’à la mort d’Etienne Báthori, 60 années exactement se sont écoulées. L’ancienne Hongrie s’est entre-temps divisée en trois parties: la partie médiane a été rattachée à l’Empire ottoman et, à l’ouest et au nord, c’est-à-dire dans la Hongrie «royale», règnent des rois issus de la famille Habsbourg. La définition des territoires de l’Est n’est plus aussi aisée. Jean Ier était «roi de Hongrie», Isabelle «reine de Hongrie», leur fils Jean II «roi élu de Hongrie» (electus rex Hungariae). Le titre de prince n’existait pas jusqu’à 1570, le nom de «Transylvanie» n’était utilisé qu’officieusement, seulement pour pouvoir faire la différence entre les deux «Hongries». Il est vrai que les Habsbourg, se fondant sur leur propre couronnement puis, en se référant aux traités de Várad, de Gyalu et de Nyírbátor ne reconnaissaient pas la royauté des Szapolyai; les Polonais, les Français et les Turcs, eux, la reconnaissaient. (Les autres puissances européennes oscillaient en fonction de leurs rapports avec l’Empire). L’opinion hongroise comblait cette lacune – en donnant au pays par avance le nom de Transylvanie – et laissait habilement dans le vague le titre d’Isabelle (le latin «regina» pouvant être aussi bien reine souveraine, qu’épouse du roi), tandis que Jean II était appelé, selon le terme courant à Prague et à Pozsony, comme a fils du roi Jean».

Cette situation juridique confuse est résolue par le traité de Spire qui crée le titre de prince de Transylvanie. Avec la mort prématurée de Jean II (qui n’a été appelé Jean-Sigismond qu’ultérieurement, par les historiens pro-Habsbourgeois), disparaît de la scène politique cette dynastie qui portait d’abord le titre royal, puis un titre princier. Quand Etienne Báthori est élu, il s’en remet à la pratique traditionnelle de l’ancienne Hongrie: il choisit le titre de «voïvode» que portaient les anciens gouverneurs de province, à cette différence près qu’auparavant, les voïvodes étaient des administrateurs nommés, tandis que lui a été élu par la Diète. Báthori, soucieux de conserver l’indépendance relative de son Etat, ne pouvait certes indéfiniment maintenir ce titre ambigu. Ce qu’il ne pouvait faire en tant qu’un des aristocrates de son pays devenu souverain avec un titre incertain, il put le faire en tant que roi souverain de Pologne: non seulement il reprit le titre de «prince de Transylvanie» du dernier Szapolyai, mais il réussit à le rendre héréditaire et à le faire reconnaître internationalement.

De même que le pays et le souverain eurent des difficultés à se trouver un titre et un blason, l’organisation du pouvoir dans le nouveau pays en rencontra également. A la Diète du Royaume de Hongrie, la noblesse hongroise était, jusqu’en 1526, représentée soit individuellement, soit par des délégués des comitats. Les comitats de Transylvanie, par contre, choisissaient ensemble une délégation de quelques membres et les Saxons envoyaient eux aussi leurs délégués. (Nous n’avons pas de données concernant la présence des Sicules). Les affaires intérieures de la province étaient réglées dans le cadre des assemblées (nommées également («diètes») des trois «nations».

Logiquement, à l’époque de Jean Ier, ce système fonctionnait de façon identique. La première Diète hongroise où les Transylvains (y compris les Sicules) étaient admis comme égaux fut celle convoquée à Debrecen par le {f-258.} moine György, le 18 octobre 1541. Pratique qui, pour le moment, ne se poursuivait pas, les comitats de Hongrie et les Transylvains devant se réunir séparément jusqu’en 1544. A cette date, en effet, les délégués des comitats de la région de la Tisza participaient à l’assemblée des trois «nations» réunie à Torda au mois d’août, en tant que quatrième membre de plein droit. Désormais, dans le Royaume de l’Est, puis dans la Principauté, le rôle de la Diète hongroise sera tenu par l’ancienne assemblée provinciale agrandie. Les anciens comitats de la mère patrie reçoivent une dénomination d’ensemble les «Partium regni Hungariae» deviennent tout simplement «Partium» (Parties).

L’ancienne Diète hongroise (dont un autre successeur légitime continua à fonctionner dans la partie du pays administrée par les Habsbourg) était devenue, au début du XVIe siècle, une institution représentant avec efficacité les intérêts des Ordres. Il était impossible, sans son consentement, de créer de nouveaux impôts ou de promulguer de nouvelles lois, et elle réussit même à exercer un certain contrôle sur le gouvernement royal. Les diètes de Transylvanie purent en principe conserver toutes ces prérogatives mais, en réalité, leur importance pratique ne cessa de diminuer. Pourtant, en comparaison des années précédentes, elles étaient assez fréquemment convoquées jusqu’à quatre ou cinq fois par an. Leur composition, par contre, fut modifiée: après 1545, les Hongrois des Parties et de Transylvanie, les Sicules, les Saxons et, enfin, certaines villes étaient représentés par un nombre de délégués variable. Le petit groupe de dignitaires du gouvernement princier (conseillers, officiers) et le groupe plus important des seigneurs de haute naissance, dits «régalistes», nominalement invités par le prince-roi, jouissaient de davantage d’autorité que les délégués. Le groupe des «régalistes» devait, théoriquement, comprendre les plus grands propriétaires terriens, mais, dans la pratique, le souverain n’y invitait que ses intimes.

A partir de 1556, on ne suivit plus la tradition de convoquer la Diète sur l’initiative des Ordres. Seul le souverain avait pouvoir de la réunir et c’était lui qui fixait l’ordre du jour; ses propositions étaient en général acceptées sans réserves, tandis que celles des Ordres, qui portaient généralement sur des questions locales, pouvaient être observées ou non.

Les affaires étrangères et de guerre, les finances (exception faite du droit de proposer des impôts) étaient et restaient du ressort exclusif du souverain. Les «libertés» des Ordres se confinaient dans la seule administration locale (des comitats et des «sièges» sicules ou saxons), mais même là, leur influence réelle ne cessait de diminuer.

C’était seulement dans des cas exceptionnels que la Diète poussait l’audace jusqu’à contrarier la volonté du souverain, par exemple lorsque, le désaccord s’étant accru entre Isabelle et le moine György, on ne savait plus qui tenait les rênes du pouvoir, ou encore pendant la sédition Bekes, lorsque Báthori se trouvait en difficulté et que la Diète voulut – en vain d’ailleurs – obtenir du «voïvode» ce qu’il avait promis lors de son élection.

Le renforcement du pouvoir central n’allait pas de pair avec l’amélioration de l’administration d’Etat. L’appareil d’Etat que Jean let avait mis en place à Buda sur le modèle d’avant 1526 s’effondra dans le désordre de 1540-1541. Même les instances comprenant un personnel restreint et fonctionnant auprès des voïvodes de Transylvanie périclitèrent et ce, malgré l’activité déployée, dès avant 1526, par Jean Szapolyai afin de les rendre plus efficaces.

Pour parer à cette situation désastreuse, le moine György, qui «cumulait les fonctions», inventa une chancellerie toute particulière. C’était cet office qui {f-259.} était compétent dans toutes les affaires gouvernementales, depuis les questions financières, diplomatiques et militaires, ou l’attribution des domaines, jusqu’à l’application du droit. Ce système plutôt lourd était inapte aux tâches multiples et, dans les dernières années du pouvoir du moine György, il fallut réorganiser la petite chancellerie (Cancellaria minor) qui était chargée des affaires de droit. Son chef, le prothonotarius qui, au temps du moine György, n’était que le second de ce dernier, en tant que «juge principal» devint, après 1556, le premier magistrat du pays. Plus tard, cette fonction sera simultanément remplie par deux personnes.

Après les changements de 1556, Mihály Csáky fut le premier chancelier de la chancellerie «majeure» (il le resta jusqu’en 1571). On désigna également un trésorier mais, pour le contrôle des finances, il devait collaborer avec le percepteur-général ainsi qu’avec le fermier-général de la dîme, qui faisait déjà partie des recettes d’Etat. Les chefs de l’armée (les commandants de Nagyvárad, Déva, Kõvár et Huszt comptaient parmi les plus importants) étaient eux aussi nommés par le souverain qui distribuait également selon son bon vouloir les charges de comes des comitats, ainsi que celles de chefs sicules. Seuls les Saxons avaient, bien ou mal, réussi à préserver leur ancienne autonomie …

L’administration d’Etat, malgré une centralisation poussée, était restée plutôt archaïque (la Hongrie médiévale avait déjà connu des institutions bien mieux structurées et beaucoup plus efficaces) et ses dirigeants détenteurs du pouvoir – à l’exception du chancelier – étaient en réalité des administrateurs de rang subalterne qui ne pouvaient intervenir dans des affaires de l’Etat. Même le chancelier et ses collaborateurs étaient dépourvus des attributions nécessaires à l’exercice d’un gouvernement efficace: les décisions des souverains étaient davantage exécutées que préparées. Le meilleur exemple en la matière est la pratique suivie par Báthori. A la direction de la chancellerie de Gyulafehérvár, se trouvaient des personnalités fort capables (Ferenc Forgách, Imre Sulyok, puis Farkas Kovacsóczy), mais le roi Etienne les tenait à l’écart des affaires importantes du pays, qu’il préférait gérer par l’intermédiaire de sa «chancellerie de Cracovie», dirigée par Márton Berzeviczy.

Au reste, les dignitaires importants étaient automatiquement membres du Conseil royal/princier. Cette ancienne institution avait été, avant 1526, en pleine mutation. Les membres en étaient pour une part élus par la Diète, mais il y avait également les bureaucrates professionnels de la cour royale (secrétaires) qui exerçaient un contrôle comme fonctionnaires responsables à la fois envers les Ordres et envers l’administration. Cependant, Jean Ier revint au Conseil ancien, composé de hauts dignitaires et d’aristocrates. Il est vrai qu’en 1542 les trois «nations» tentèrent d’instituer un conseil élu de 22 personnes près d’Isabelle (et surtout près du moine György), mais elles n’y parvinrent pas. Isabelle, puis Jean II, choisirent leurs conseillers selon leur bon plaisir, supprimant ainsi tout contrôle des Ordres.

A observer les personnalités considérées comme dirigeants du pays, on notera une évolution fort intéressante. Au temps du vieux roi Jean, c’étaient les aristocrates, maîtres de régions entières qui tenaient le haut du pavé. Au temps du moine György, le nombre d’aristocrates locaux diminua puis, à partir des années 1560, ils disparurent de la scène. Il y en eut plusieurs (par exemple: Menyhért Balassa et la famille Perényi) qui firent défection et, fait d’un étrange hasard, les plus grandes familles s’éteignirent les unes après les autres (les Drágffy, les Patócsy). Les grands seigneurs de la Transylvanie proprement dite (les Kendi, les Maylád) n’avaient que des domaines plus {f-260.} modestes. Ces notables «traditionnels» devaient partager le pouvoir avec des («étrangers», des non-Transylvains (parfois même des non-Hongrois) liés à la Cour. Tout d’abord avec les gens de confiance de Jean Ier, puis avec leurs descendants, tel le Dalmate Antal Verancsics, ou Orbán Batthyány, noble venu de Transdanubie. Quand, avec le temps, leur nombre diminue, tout comme celui des grands seigneurs, ils sont remplacés par les «hommes nouveaux», clients des souverains: Mihály Csáky, petit noble devenu chancelier; le commandant de Várad, Tamás Varkocs, de Silésie; Kristóf Hagymásy, lui aussi petit noble, capitaine de Huszt; Gáspár Bekes, d’origine prétendument roumaine mais venant de la région de Temes; ou bien les Polonais venus avec la suite d’Isabelle: Stanisław Niezowski et Stanisław Ligęza, ou encore le médecin personnel de la reine, l’Italien Giorgio Biandrata, et ainsi de suite. A l’époque de Báthori, la seule différence est que, parmi les gens les plus influents de la Cour, on compte, surtout à la chancellerie, plusieurs anciens étudiants de Padoue: le chef de la chancellerie de Cracovie aux affaires transylvaines, Márton Berzeviczy, né en Haute-Hongrie, ses deux adjoints, Farkas Kovacsóczy de Slavonie et Pál Gyulay, paysan anobli, puis l’aristocrate réfugié de Hongrie, Ferenc Forgách, ancien évêque de Várad, devenu chancelier de Gyulafehérvár (poste dans lequel il sera remplacé par Kovacsóczy).

Le développement de la société hongroise d’avant Mohács était sans aucun doute caractérisé par l’épanouissement des Ordres. Dans les régions orientales, ce processus s’interrompt après 1526 et on assiste, dans la future principauté de Transylvanie, au rétablissement de l’autorité du pouvoir royal. Cette évolution n’est pas seulement perceptible à la réduction du cercle de gens qui prennent part aux décisions et à la simplification de la structure du pouvoir mais elle se traduit aussi dans les manifestations de plus en plus évidentes du despotisme royal/princier. Au temps de Mathias Hunyadi ou des Jagellon, il était rare en Hongrie de faire exécuter des membres de l’élite politique et cette tradition était observée de «l’autre côté» également, sous le gouvernement des Habsbourg. Par contre, la reine Isabelle – nous l’avons vu – faisait tout simplement assassiner les aristocrates qu’elle considérait comme les plus dangereux, tandis que la Diète prononçait à leur encontre une condamnation à mort posthume. Il en va de même des exécutions ordonnées par István Báthori après la bataille de Kerelõszentpál: les Ordres, à cette occasion, n’avaient même pas eu à se déclarer, l’apparence de la légalité ayant été donnée par la participation du prothonotarius à la sentence.

Le renforcement du pouvoir du souverain est également dû au fait que la Cour dispose désormais de davantage de moyens. Les bases en furent jetées par le moine György, essentiellement grâce à l’augmentation des domaines fiscaux. Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, les domaines du Trésor couvraient 700 villages, soit 15 à 20% du territoire du pays. Les principaux centres des domaines étaient: Gyulafehérvár, Déva, Várad, Fogaras, Kõvár, Görgény, Kolozsmonostor, Szamosújvár, Gyula, Jenõ, Lugos, Karánsebes, Székelybánja, Huszt, Törcsvár. S’y ajoutèrent par la suite les immenses domaines des Báthori. Même si nous ne pouvons évaluer leur revenu en argent, il est certain que le gouvernement de la principauté pouvait, grâce à ces biens, exercer un contrôle direct sur la majeure partie du pays.

En s’appuyant sur cette énorme masse de domaines, il était aisé de renflouer le Trésor. Dans le dernier tiers du XVIe siècle, l’Etat transylvain s’assurait les entrées suivantes:

{f-261.}
Impôt de 24 000 portae*Unité d’imposition correspondant environ à deux ou trois familles. transylvaines 60 000 florins
17 000 portae*Unité d’imposition correspondant environ à deux ou trois familles. du Partium 40 000 florins
Cens de la fête de St-Martin des Saxons 8 500 florins
Impôt extraordinaire des Saxons 25 000 florins
Impôt des Sicules 25 000 florins
Impôt des villes 15 000 florins
Revenus des mines de sel 30 000 florins
Douanes 15 000 florins
Change de l’or 5 000 florins
Affermage des dîmes 15 000 florins


La somme totale, en comptant les revenus des domaines royaux et des domaines privés du Prince, atteignait vraisemblablement une somme de l’ordre de 300 000 florins or annuels. Même en tenant compte de la forte dévaluation de la monnaie au XV Ie siècle, c’est là – si on se souvient qu’avant 1526 le revenu royal, pour l’ensemble de la Hongrie, était de 200 000 florins or annuels – une somme importante. De toutes façons, il y avait de quoi financer les dépenses militaires qui allaient augmentant d’année en année. Il est vrai que nous ne pouvons considérer comme corps mercenaire bien armé que la garde princière qui ne comptait que peu d’hommes – 1 à 2 000 – mais déjà l’entretien ou le renforcement des châteaux frontaliers nécessitaient des impôts supplémentaires. Il fallait également payer le tribut aux Turcs (10 000, puis 15 000 florins), le traitement des fonctionnaires (chancelier, juges (prothonotorii), commandant-général, conseillers) ainsi que les dépenses, plutôt modestes jusqu’à la mort de Báthori, de la Cour.

Pourquoi, dans le nouvel Etat, les Ordres se montraient-ils d’emblée affaiblis par rapport à ceux de l’ancienne Hongrie?

La première raison en est d’ordre politique. La principauté transylvaine, qui se forma petit à petit, ne se constituait pas par sa propre force mais sur la poussée du pouvoir turc. Sans l’intervention, en 1529, des Turcs, la partie du pays dominée par les Szapolyai n’aurait jamais vu le jour; sans leur intervention (très brutale) en 1541, ce fragment du pays n’aurait pu se maintenir et, sans les campagnes militaires de 1552-1556, il ne se serait pas réorganisé. Le roi Jean, le moine György, puis leurs successeurs, acceptèrent cette alliance car, selon leur propre expérience, il était impossible de protéger la partie orientale du pays face aux Turcs. Cependant, leur décision, née dans la contrainte, cachait peur et contrariété. Chaque fois que les Ordres estimaient la réunification possible ou que l’amélioration momentanée de la situation européenne changeait quelque peu ce délicat équilibre, ils tentaient immédiatement de faire la paix avec «l’autre Hongrie», celle des Habsbourg et ils se montraient aussitôt prêts à trahir leur tout puissant «patron» de Constantinople.

Au reste, la sincérité n’était pas non plus la principale vertu des Turcs. L’essentiel de leur politique transylvaine consistait à empêcher la réunification des deux Hongries. Tant que les chefs du nouveau pays se gardaient de s’engager dans cette voie, les Turcs leur laissaient une grande liberté: dès qu’il en allait autrement, ils punissaient immédiatement et cruellement la «trahison», c’est-à-dire qu’ils étendaient les territoires conquis: telles étaient, par exemple, la conquête de Buda en 1541 et la prise de Temesköz en 1552. Quand les rapports de force leur étaient plus favorables, ils passaient alors de la tutelle {f-262.} de «bonne foi» aux exigences: la seule différence entre la fin des années 1540 et le début des années 1570 était qu’à cette dernière époque, ils ne revendiquèrent pas seulement les plus importants châteaux forts des confins, mais augmentèrent aussi le tribut ainsi que le montant des «cadeaux» et même – nous l’avons vu –, ce fut à cette dernière occasion qu’apparurent, pour la première fois à Constantinople, les «prétendants au trône». La servitude de la Valachie et de la Moldavie était le sort promis à la Transylvanie qui devrait, tout comme les deux autres, se voir tôt ou tard intégrée à l’Empire.

Il est donc naturel que cette alliance, qui manquait de sincérité des deux côtés et qui avait créé l’Etat indépendant de Transylvanie, ne put que difficilement se constituer une base sociale dans ce nouveau pays. C’était la résistance entêtée des Ordres qui avait provoqué, en 1540-41 puis en 1551-1556, les tentatives de réunification. Dans les deux cas, elles avaient avorté et la situation, au-delà de son aspect tragique, s’était pourtant montrée, de deux points de vue, plutôt profitable. D’abord ces tentatives pouvaient être considérées comme des avertissements aux Turcs: la Hongrie des Habsbourg signifiait, pour la Hongrie orientale, un arrière-pays qui, si elle était trop brutalement oppressée, pouvait l’aider contre la Porte et ainsi remettre en question son état de soumission. C’est la raison pour laquelle, même les exigences turques des années 1570 font preuve de mesure et d’autocontrôle, surtout si on les compare au traitement brutal infligé aux principautés roumaines. D’autre part, ces échecs laissent entrevoir aux Ordres du futur Etat transylvain ce qui suit: que cela plaise ou non, il faut accepter l’alliance avec les Turcs. Cette grave constatation faite par feu Jean Ier est d’abord reconnue par la noblesse du Partium directement menacée dans son existence et seulement plus tard par les seigneurs des comitats de Transylvanie.

C’est parmi les Saxons, qui étaient économiquement et sentimentalement fort attachés à l’Occident et aux provinces allemandes d’Autriche, que la tension a le plus longtemps persisté, bien que leurs intellectuels (du réformateur Johannes Honterus jusqu’au poète Christian Schaeseus) aient tenté d’harmoniser leur ancienne conscience de «Hungarus» avec le nouveau sentiment d’identité allemande. Quand les deux autres «nations» (et les Parties) ont rappelé la reine Isabelle, le peuple, à Szeben, s’est littéralement révolté et a même tué le juge du roi, Johannes Roth, traité de «lâche». L’ordre n’a pu être rétabli qu’à grand peine par le réaliste Peter Haller qui n’a pu que difficilement faire accepter Isabelle.

La voie à suivre était claire, mais le résultat ne pouvait être valable car il y avait trop de peur, de contrainte et d’arrière-pensée à sa naissance. Les souverains de Transylvanie et les Ordres au nom desquels le pouvoir était exercé se cramponnaient au principe de leur appartenance à la Hongrie. Leur politique, y compris celle d’Etienne Báthori, était essentiellement hongroise, c’est-à-dire intéressant toute la Hongrie, et ne se conformait pas spécifiquement aux intérêts de la Transylvanie. L’histoire du pays sous domination turque est une répétition perpétuelle (jusqu’en 1690!) du même scénario: des tentatives de réunification du pays, leurs inévitables échecs, les représailles turques puis, finalement, le rétablissement de la situation initiale.

La deuxième raison de la diminution de l’importance des Ordres relève plutôt du domaine social. Il est vrai que les trois «nations», depuis plus d’un siècle (depuis 1437), avaient pris l’habitude de coopérer dans la province, mais les différences, voire les contradictions qui existaient entre elles n’avaient pas perdu de leur actualité. Pendant longtemps, elles se montrèrent incapables de penser à l’échelle «transylvaine». La première tentative de portée provinciale {f-263.} fut celui d’István Maylád entre 1539-1541. Il est plus caractéristique de cette partie du pays qu’une fois l’unification déclarée en 1551, les Sicules, les Saxons et les Hongrois se mettent tout de même chacun de leur côté en contact avec la cour de Ferdinand Ier, et payent séparément leurs impôts et contributions de guerre. L’antagonisme Saxon-Hongrois éclate fréquemment, que ce soit l’Empereur, le roi ou le prince qui règne en Transylvanie. Les Sicules s’attirent l’animosité du pouvoir et des deux autres «nations» par leurs trop fréquentes révoltes, tandis que la noblesse des Parties se trouve longtemps en dehors de la fiction légale des trois «nations». Non seulement la pratique et le cadre institutionnel étaient trop rudimentaires pour faire une politique concertée, mais les intérêts n’étaient pas non plus identiques: le Hongrois noble plein de fierté, le Saxon à la mentalité bourgeoise et le Sicule vivant en paysan libre avaient chacun une conception différente de la liberté.

Le troisième facteur explique encore mieux la situation: les Ordres, qui rivalisaient entre eux, étaient faibles en eux-mêmes.

L’Etat transylvain et le monde extérieur dans la deuxième moitié du XVIe siècle

Les frontières du nouveau pays transylvain formé entre 1529 et 1571 étaient aussi difficiles à discerner que la naissance même du nouvel Etat. Le contrôle de Jean Ier et du moine György s’étendait sur les territoires dont les seigneurs voulaient bien reconnaître leur autorité. Les territoires des deux Hongries se sont longtemps intercalés comme des mosaïques. Il a fallu attendre jusqu’au traité de Spire, en 1571, pour établir le tracé exact de la frontière: à ce moment-là, Jean II (Jean Sigismond) a renoncé à la souveraineté sur l’ensemble des domaines de ses sujets qui se trouvaient dans les comitats contrôlés par les Habsbourg, en échange de quoi, les comitats de Máramaros, de Kraszna, de Közép-Szolnok et de Bihar ont été rattachés, dans leur intégralité, à son pays («Partium»).

Bien que ce traité ne le spécifiât pas, une partie du Temesköz appartenait également à la Transylvanie (le banat de Lugos-Karánsebes), ainsi qu’une partie des comitats d’Arad et de Zaránd, sur la limite ouest des monts du Bihar (c’était déjà la zone frontière avec l’Empire ottoman).

Le territoire de la principauté comptait au total 100 000 km2 (la Transylvanie elle-même en faisait 59 000).

Le chiffre de la population, en raison du peu de données dont nous disposons, ne peut être déterminé qu’approximativement, et il en va de même pour les proportions ethniques.

La superficie du Royaume de Hongrie d’avant 1526 était de 350 000 km2 et la population évaluée à 4 millions d’habitants.

Tableau I – La population de la Principauté de Transylvanie à la fin du XVIe siècle

Région Hongrois Saxons Roumains Autres Total
Terre sicule 150 000 ? ? 160 000
Terre saxonne ? 65 000 15 000 85 000
Comitats transylvains 210 000 20 000 170 000 ? 400 000
Partium 140 000 90 000 80 000 300 000
Total, env. 500 000 90 000 280 000 85 000 955 000


{f-264.} Le pays, qui s’était constitué dans le cours du XVIe siècle, avait donc des dimensions nettement moindres par rapport à la Hongrie antérieure, et subissait diverses influences qu’il n’avait pas les moyens d’éviter.

Il y avait tout d’abord la lente emprise des Turcs et tout ce qui allait de pair avec l’état permanent de guerre déclarée ou larvée: les maraudeurs turcs poursuivaient leurs pillages même en temps de paix et les Hongrois ripostaient par une attitude similaire. Cette guerre avait inévitablement créé une zone où la population payait l’impôt des deux côtés. Les Turcs, même au faîte de leur pouvoir, ne pouvaient empêcher les actions des hussards, tandis que les seigneurs hongrois s’appuyaient dès le début sur l’armée des confins afin de faire valoir non seulement en théorie mais aussi en pratique leurs droits féodaux dans les régions conquises par les Turcs (cela aura une réelle importance au moment de la guerre de libération, après 1683). Quant aux Turcs pratiquant leur tactique traditionnelle, consistant à effriter l’ennemi par tous les moyens, ils faisaient tout pour rançonner tous les territoires accessibles.

Bien que la Transylvanie fût l’allié et vassal de la Porte, cette zone payant l’impôt aux deux pouvoirs se forma également entre leurs territoires et ce, naturellement, au détriment de la Transylvanie, étant donné les rapports de force. L’imposition turque touchait jusqu’aux villages de l’Ouest du comitat de Hunyad et 53% des manses serviles du comitat de Bihar payaient aussi l’impôt au Sultan et à ses spahis.

Des guerres ininterrompues portaient bien entendu préjudice au commerce du nouveau pays. La route principale qui rattachait la Transylvanie au centre de la Hongrie et menait jusqu’à Vienne (Vienne–Pozsony–Vác–Szolnok–Debrecen ou Várad–Kolozsvár) continuait à jouir d’un trafic important, malgré l’installation des Turcs dans la Plaine hongroise, mais les marchands commençaient à utiliser de plus en plus fréquemment la route qui menait de Kolozsvár à Kassa et, de là, par la vallée du Vág, jusqu’à Pozsony. Cette situation contribua également à ce que Cracovie devînt, après Vienne, le lieu de transit le plus important pour le commerce de Transylvanie.

Parmi les autres routes marchandes de quelque importance, on relèvera la route qui partait de la partie inférieure du fleuve Maros, traversait la vallée de la Save jusqu’en Dalmatie pour arriver en Italie. L’affermage du poste de douane de Karánsebes, à la fin du siècle, valait un prix fort élevé (6 000 florins en 1583), mais cela indique plutôt une relance des relations avec la péninsule balkanique.

Les routes qui mènent de Beszterce, de Brassó, de Szeben vers les principautés roumaines souffrent, vers le milieu du siècle, d’une crise. La douane du «trentième» de Beszterce pouvait être prise en ferme pour des sommes dérisoires (200 florins en 1552, 70 florins en 1659, 100 à 120 florins autour de 1574). A la douane de Brassó où, en 1503, passaient encore l’équivalent de 167 000 florins de marchandises, il ne passe plus, en 1530, que l’équivalent de 33 000 florins (il est vrai qu’à cette époque, la guerre sévit en Transylvanie) et, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, ce chiffre ne dépassera pas l’équivalent de 80 000 florins. La même chose se produit à Szeben, avec environ une moitié du trafic réalisé par Brassó. La raison directe de cette décadence est l’interdiction de la Porte d’exporter de la Valachie et de la Moldavie, ces deux provinces devant pourvoir en produits alimentaires l’immense ville de Constantinople. La reprise des affaires, vers la fin du siècle, trouve son origine dans la réutilisation de la route des épices qui passait par le Sud de l’Ukraine. Le moine György avait déjà commencé à installer, sur la frontière ouest du pays des Szapolyai, des bureaux de trentième et, après le tournant politique de {f-265.} 1566, il y a été créé une frontière commerciale et douanière efficace. Nous avons peu de données sur le volume du trafic, mais son importance semble être prouvée par les recettes du trentième de Zilah, d’ailleurs de second rang, qui étaient de 929 florins en 1588. Naturellement, aussi bien les Turcs que le Royaume de Hongrie surveillaient leurs nouvelles frontières: pour les marchands qui partaient de Transylvanie en direction de l’Ouest en traversant la Plaine hongroise, il y avait deux nouvelles frontières sur le territoire qui constituait auparavant la Hongrie et ils devaient payer des droits à quatre nouveaux postes de douane.

Avec la détérioration des relations commerciales, l’importation du capital étranger diminua elle aussi. Parmi les mines qui se trouvaient sur le territoire de la Transylvanie, les plus rentables étaient les mines de sel qui se trouvaient, outre Vízakna, Dés et Torda, aussi dans le Máramaros où elles étaient également très riches. Au début du XVIe siècle, c’est la banque Fugger, mondialement connue, qui tente de prendre à ferme la gabelle transylvaine mais, pendant les guerres de 1528-29, Gritti accapare ce riche commerce puis, après sa mort, Jean Ier réussit à faire appel à des hommes d’affaires bavarois. Après 1541, et pour une longue période, seuls des entrepreneurs locaux aux modestes capitaux exploitent les mines de sel.

Le même sort attendait les mines d’or des Monts Métalliques réouvertes par Gritti: après des débuts prometteurs, l’intérêt alla diminuant. A l’époque d’Etienne Báthori, d’obscurs entrepreneurs italiens se trouvent à leur direction (les hommes de Biandrata?). Nous avons peu de données sur l’exploitation, au XVIe siècle, des autres matières premières (fer, mercure) qui prendront plus tard de l’importance.

La prudence n’est pas la seule raison pour laquelle le capital occidental boude le bassin des Carpates devenu champ de bataille. Les Fugger, autour de 1546, ont renoncé à l’affermage des mines de cuivre de la Haute-Hongrie, pourtant relativement bien protégées. Le commerce sur l’Atlantique, les épices des Indes de l’Est, les métaux précieux venant d’Amérique du Sud promettent un profit plus grand et plus rapide. Témoin, l’entreprise américaine des Fugger. Ce qui touchait le plus douloureusement la Hongrie, c’était que la richesse des trésors aztèques et incas faisait considérablement diminuer le poids des mines d’or européennes: la Transylvanie en fit l’expérience directe.

Entre-temps, la «révolution des prix» qui s’était parallèlement développée à la suite de l’afflux de l’or hispano-américain, du développement de l’industrie européenne et de l’augmentation soudaine de la population urbaine, atteignit également le bassin des Carpates. Cette région, dans la division internationale du travail, était placée parmi les grands exportateurs de produits alimentaires et de matières premières. L’article d’exportation le plus important était le bétail. Son prix tripla entre 1520 et 1580; celui du vin quadrupla; le prix des céréales qui, en fait, étaient réservées à la consommation intérieure, quintupla dans le seul but de permettre l’équilibre de l’économie!

La lointaine et petite Transylvanie ne connaît que le revers de ce progrès. Seuls les Saxons avaient appris les méthodes agricoles plus modernes. Par contre, les Sicules venaient seulement de commencer à appliquer la méthode d’assolement triennal. Dans l’ensemble de la Transylvanie, l’intérêt pour la production des légumes et des fruits ne s’éveilla qu’à la fin du siècle, et les Transylvains ne faisaient que les premières expériences d’utilisation des étables et de la production fourragère.

{f-266.} Les céréales ne pouvaient être exportées en raison des grandes distances et de la direction d’aval des fleuves navigables. Le bétail de la Plaine était meilleur que celui de la Transylvanie, et aussi plus près du marché, le vin avait pour concurrent celui des monts de Tokaj qui commençait justement à devenir célèbre, tandis que les mines de sel de Cracovie avaient l’avantage d’être mieux placées.

Ainsi la balance du commerce extérieur de la Transylvanie restait négative et ne pouvait compenser le prix des produits manufacturés (tissus, outils, armes, articles de luxe) même en diminuant le volume de l’importation. L’exploitation de l’or aidait, il est vrai, quelque peu mais, justement en raison de la concurrence des métaux venant d’Amérique du Sud, elle ne subsistait qu’avec peine puisqu’une inflation continue faisait baisser la valeur de la monnaie d’or. Dans le pays, au cours de la deuxième moitié du siècle, on promulgua l’une après l’autre des lois – inapplicables – de réglementation des prix.

Les habitants de la Transylvanie du XVIe siècle, s’ils ne voulaient pas rester à contempler passivement leur propre déchéance, devaient lutter durement pour l’amélioration des conditions.

Les villes saxonnes et hongroises

Le réseau urbain de l’ancienne Hongrie était pauvre et les villes petites. Cependant, dans la Transylvanie proprement dite, il y avait un nombre de villes relativement élevé: en dehors des principales villes saxonnes (Brassó, Szeben, Medgyes, Segesvár, Szászváros, Beszterce), Kolozsvár, Dés, Torda, Marosvásárhely et Gyulafehérvár avaient été gratifiées, pour une période plus ou moins longue, de privilèges. Le Partium se trouvait déjà plus proche de la moyenne hongroise: ses deux agglomérations principales, Várad et Debrecen, n’avaient pas le statut de ville à part entière, tandis que Nagybánya profitait des privilèges des villes minières.

Avec les difficultés survenues dans le commerce avec l’Occident et avec l’élimination de la concurrence des autres villes de Hongrie (Kassa, Buda et Pest), le poids économique de la bourgeoisie saxonne augmenta automatiquement: de plus, après l’union des trois «nations», leur autonomie, auparavant à caractère local, devint l’un des principaux pilliers de l’ordre politique du nouvel Etat.

Il est vrai qu’à ce moment-là, la majorité du peuple saxon était encore rurale, mais la direction se trouvait entre les mains d’une minorité habitant dans les villes. Les chefs de l’Universitas Saxonum étaient toujours le «juge du roi» de Szeben et le maire de Szeben (en même temps comes des Saxons) et, tout comme eux, les dirigeants des autres chefs-lieux et villes étaient tous des patriciens, tous des officiers élus. Les corporations des villes contrôlaient les artisans des villages, le commerce était le monopole des villes qui avaient le droit de tenir le marché. L’élite de la société provenait des grandes familles de marchands (Haller, Rapolt, Armbruster, Offner, Lulay) et rares étaient les manifestations du mécontentement social (par exemple, la révolte contre les Hongrois, en 1556).

Dans le monde des métiers, le rôle de la Hongrie fut repris, au moins en partie, par les artisans saxons. Au milieu du XVIe siècle, à Brassó, on comptait déjà 19 corporations inscrites, tandis qu’à Szeben, il y en avait 28 avec 30 métiers différents. Ce fut à Brassó qu’à partir des années 1570, commença à fonctionner la première manufacture de tisserands de l’Europe du Sud-Est.

{f-267.} Les villes saxonnes se développaient, même dans ces temps difficiles: les maisons devenaient plus belles, les constructions en bois étaient remplacées par des bâtisses en pierre; les orfèvres et joailliers saxons réalisaient de merveilleuses śuvres d’art pour les clients riches. Il est vrai que la guerre incitait les gens à acheter ces trésors susceptibles d’être cachés et emportés sans difficulté.

Par contre, la population de ces villes augmentait à peine. Vers la fin du XVIe siècle, la population de Brassó passa de 7 000 à environ 9 000 habitants, Szeben n’atteignait même pas les 6 000, les autres villes se cantonnaient entre 2 et 3 000 habitants. Une des raisons de cette faible augmentation était la tradition saxonne de vivre en communautés fermées. Les artisans et commerçants hongrois n’avaient pas le droit de s’y installer et les relations familiales extérieures les rattachaient plutôt aux Allemands de Hongrie et même de l’Empire. Cette manière de penser qui était, à l’origine, celle d’un Ordre au statut spécial, prit un nouveau contenu politique au cours des années qui avaient suivi Mohács: parti pris pour la cause des Habsbourg et limitation volontaire du nombre des citoyens. Et il y avait une circonstance autrement plus grave: le réseau de villes relativement important de la Transylvanie n’avait derrière lui qu’un pays fort peu peuplé et économiquement faible. Le vide causé par la séparation fut rapidement comblé par les artisans locaux, mais aussitôt après se manifestèrent toutes les conséquences de l’isolement économique par rapport à l’Occident: les prix élevés et le manque d’argent, l’affaiblissement des relations avec les partenaires traditionnels, la Moldavie et la Valachie. Ainsi, l’essor des débuts prit rapidement fin.

Entre-temps, de nouveaux concurrents avaient fait leur apparition: il s’agissait des marchands grecs, turcs, arméniens, roumains et rasciens venant de l’Empire ottoman. Les droits d’étape ne constituaient plus aucune protection à l’égard de leurs marchandises bon marché et d’utilisation courante, surtout parce que ces «marchands» évitaient souvent les routes obligatoires. Les données citées de la douane de Karánsebes s’expliquent par leur passage.

Les autres concurrents étaient les citoyens non-saxons. Il est vrai que les villes hongroises (Dés, Torda, Marosvásárhely, Gyulafehérvár) ne disposaient pas du droit d’étape, et elles se trouvaient souvent éloignées des principales voies marchandes. Néanmoins, Kolozsvár, cette agglomération saxonne qui devint peu à peu hongroise, se retrouva, au moment de la création du nouvel Etat dans une position clef en ce qui concerne le commerce: les deux routes qui menaient de la Transylvanie vers l’Ouest (vers Kassa et Várad) y avaient leur point de départ. Les commerçants de la ville profitaient de cette situation et en retour de leurs bénéfices accrus – mais aussi par animosité envers les Saxons –, ils se montrèrent fervents partisans des Szapolyai. En récompense, la reine Isabelle leur rendit le droit d’étape en 1558, droit qui leur avait été enlevé en 1437 à cause de leur ralliement à la jacquerie. Les concurrents venus des Balkans, qui étaient si désagréables aux Saxons, faisaient le bonheur à Kolozsvár: les marchandises amenées par eux en Transylvanie, en contournant Szeben et Brassó, étaient vendues sur le marché animé de Kolozsvár. Les décisions que les Saxons réussirent à extorquer à plusieurs reprises à la Diète (1556, 1560, 1571, 1591) pour contrôler le mouvement des commerçants arméniens, grecs, restèrent sans résultat car les autres villes intéressées résistaient à leur exécution.

La population de Kolozsvár (9 à 10 000 habitants), à la fin du XVIe siècle, dépasse celle de Brassó, la plus grande ville saxonne. Vers la fin du siècle, elle était remplie de beaux petits palais (le plus bel exemple resté intact est {f-268.} aujourd’hui appelé maison Wolphard-Kakas). C’étaient les constructions princières de Kolozsmonostor et de Gyalu, villages des environs, qui leur servaient de modèle, et Etienne Báthori a même commandé à des architectes italiens les plans d’une Université. Tout comme les bourgeois saxons, les citadins de Kolozsvár achetaient des meubles, des objets de style Renaissance et adoptaient également les éléments du confort bourgeois. Faute de moyens, peu de villes étaient capables de suivre le développement de Kolozsvár. Deux agglomérations étaient du nombre: Várad qui, d’évêché à l’origine, devint, après 1556, civitas princière et Debrecen qui, propriété d’un riche seigneur, gardait son statut de bourgade (oppidum) avec à sa tête une administration à autonomie limitée.

Várad était un des centres traditionnels de la région à l’est de la Tisza, une des étapes importantes de la route Vienne–Kolozsvár où, en plus, de grands travaux de fortification commencèrent en 1540 pour durer jusqu’ à la guerre de 15 ans. Nous n’avons pas de données exactes, mais nous savons que la ville passait pour riche et que de nombreux habitants de Pest, après son occupation par les Turcs, s’y étaient installés.

Il n’y a pas d’explication plausible permettant de comprendre le rapide développement de Debrecen. Sur un lieu géographiquement sans importance, cette agglomération d’une région peu fertile de la Grande Plaine payait, au XVIe siècle, l’impôt pour 1300 portae, ce qui nous permet d’évaluer sa population à 20 000 habitants. Non seulement en Transylvanie, mais dans le Royaume de Hongrie lui-même, il était impossible de trouver une ville qui approchât ce chiffre!

Dans la Grande Plaine, où il n’y avait pas une seule ville royale sur une distance couvrant plusieurs comitats, les villages de seigneurs qui avaient reçu le droit de tenir marché étaient devenus les points de rassemblement des serfs qui voulaient s’essayer au commerce ou à l’artisanat. Ce furent les citoyens paysans astucieux de ces bourgades (oppida) qui prirent conscience des grandes possibilités de commercialisation du bétail, puis du vin. Etant donné que la noblesse considérait encore comme dégradantes les occupations relatives au commerce et à l’argent et que les citadins des «vraies» villes (royales) s’intéressaient peu à ces activités bonnes pour les «vilains», l’élevage du bétail, la production viticole et le commerce des denrées alimentaires restèrent entre les mains des «paysans-bourgeois». Debrecen acquit d’énormes surfaces et, grâce aux cheptels élevés dans la plaine de Hortobágy, proche de la ville, elle devint une grande puissance économique. Ses relations commerciales s’étendaient jusqu’à Cracovie, Vienne, Brünn, Breslau.

La participation des serfs dans le commerce agricole au niveau européen est un phénomène un lue en son genre. Le blé polonais, autre article important des contrées de l’Est provenait des fermes des nobles où le manque de main-d’śuvre était compensé par une augmentation exagérée de la corvée. Le résultat en fut que la noblesse assurait ainsi sa suprématie pour plusieurs siècles et elle consacrait, du même coup, l’immobilisme de la société. En Hongrie, par contre, le renforcement économique des «bourgades» laissait entrevoir une production mercantile paysanne qui se serait substituée à celle des nobles. Le système de propriété foncière féodale était déjà entamé par le fait même que les terres abandonnées par les serfs appauvris (il arriva parfois que des villages entiers se dépeuplèrent totalement) étaient affermées aux habitants des bourgades qui, outre le fermage, ne payaient aucune redevance féodale aux seigneurs.

Après la division du pays à la fin des années 1520, le territoire de la Grande {f-269.} Plaine, où s’étaient formées ces riches bourgades, devint un terrain d’opérations des Turcs. Buda une fois tombée, cette région fut découpée en plusieurs morceaux et passa sous différentes autorités. D’incessantes guerres frontalières, la maraude, même en temps de paix, constituaient autant d’entraves à la bonne marche de l’économie. La double imposition de la zone frontalière était plus que lourde, et à certains endroits il fallait y ajouter, de surcroît, la rivalité entre la Transylvanie et les Habsbourg. Debrecen, le centre économique de l’Est de la Plaine, en dehors des services dus aux seigneurs, versait simultanément des impôts, à partir de 1567 à Gyulafehérvár (3 200 florins par an), à Constantinople (2000 florins) et à Pozsony (1000 florins).

Néanmoins, cela ne menaçait pas, pour le moment, la vie des bourgades. Les trois oppida les plus importants (Gyula, Simánd, Békés) de la région de Békés, se trouvant dans l’enclave entre la Transylvanie et les territoires occupés par les Turcs, étaient, jusqu’au milieu du XVIe siècle, véritablement florissants. Les paysans-bourgeois payaient le neuvième en argent comptant, leur corvée était de loin plus légère (un jour par semaine) que celle définie par la loi de 1514; les revenus en argent des domaines seigneuriaux, provenant en premier lieu des haras de chevaux et des cheptels de bétail des paysans-bourgeois, montaient à plusieurs milliers de florins.

Quoique nous ne disposions pas de données précises concernant les oppida transylvains, nous avons toutes des raisons de croire que leur sort était analogue. Néanmoins, il ne faut pas considérer cette effervescence de la vie des bourgades, qui a probablement duré presque jusqu’à la fin des dernières décennies du XVIe siècle, comme un phénomène uniquement économique. Le continuel état de guerre, les multiples impôts, l’arbitraire des seigneurs soucieux seulement de leurs droits féodaux sont à l’origine de la migration des serfs des villages: la principale direction de leur fuite était les agglomérations plus importantes, les bourgades, qui leur semblaient plus sûres. Les plus riches, en revanche, venaient justement de les quitter: par exemple, les citoyens de Szeged, après 1552, déménagèrent à Nagyszombat, Kassa et Debrecen.

Ce processus, qui passait par plusieurs étapes, eut des conséquences néfastes pour la Transylvanie. Une plus grande distance des marchés occidentaux, des pâturages plus réduits que ceux de la Grande Plaine, des vins de qualité inférieure à ceux de Tokaj, une économie relativement arriérée et, surtout l’emprise pesante des villes saxonnes mettaient d’inévitables entraves au développement de la production paysanne. Les Saxons étaient les tout premiers, en profitant de leurs privilèges acquis dans le système des trois «nations», à empêcher les rares tentatives effectuées pour faire évoluer cette situation. Par exemple, Brassó, au début des années 1520, avait réussi, après des démarches juridiques qui durèrent des années, à ce que le droit de tenir un marché soit retiré à Sepsiszentgyörgy. C’était uniquement dans des circonstances particulières qu’un redressement pouvait réussir: Torda et Dés, situées non loin des riches mines de sel, réussirent à obtenir le titre de bourgade et, à l’époque de la Principauté, elles étaient même considérées comme villes. Cependant, si elles avaient cette possibilité, c’était parce qu’elles étaient, durant toute cette période, propriétés royales-princières. Une autre fausse bourgade était le lieu de marché le plus important de la Transylvanie non saxonne: Marosvásárhely, le centre économique de la «nation» sicule.

La diminution des bourgades de la Grande Plaine et la fuite des paysans embourgeoisés signifiaient donc qu’au moment même de sa naissance le {f-270.} nouvel Etat perdit la couche de population qui, sur le plan socio-économique, était probablement la plus dynamique. Les possibilités de développement des villes spécifiquement hongroises vivant de la production agricole disparurent. Le roi Jean Ier pouvait encore compter avec les paysans-bourgeois en tant que force économique non négligeable: il décréta Lippa ville royale libre (1529) et, à la place des citadins allemands qui avaient fui Buda et Kassa, il fit venir des paysans-bourgeois hongrois (1529, 1538). Il rétablit le droit de libre déménagement enlevé aux serfs en 1514 (1530, 1536). Il semble qu’il reçut en échange une aide financière et morale. Par contre, ses successeurs ne se préoccupaient plus des affaires des paysans-bourgeois. Le libre déménagement cessa, petit à petit, d’être un droit. Debrecen fut la seule ville qui connut un essor spectaculaire; les bourgades, démographiquement et économiquement plus faibles, restèrent des agglomérations petites: en 1569, Tasnád comptait 319 unités d’imposition (portae) Kraszna 281, ce qui signifie que leur population atteignait au maximum 4 000 habitants.

Les serfs

En Transylvanie plus tard que dans les autres régions hongroises, la couche des serfs, au sens classique du terme, apparut dans les dernières années du XIVe siècle. Cependant, dans le nouvel Etat en gestation, la paysannerie se divisait en plusieurs couches ou groupes fort différents les uns des autres. Il a déjà été question des paysans-bourgeois de l’Est de la Plaine devenu partie intégrante de l’Etat de Transylvanie; mais les droits des paysans saxons libres et des Sicules, soumis à l’obligation du service militaire, étaient également différents de ceux des serfs qui étaient traditionnellement divisés en trois catégories: serfs tenanciers (iobagiones), affranchis (libertine) et sans tenures (inquilini = «zsellér», approx.: brassiers). Chez les serfs tenanciers, les fluctuations démographiques, la qualité de la terre, les aptitudes et, de temps en temps, la chance ont toujours constitué des facteurs propres à créer des différences. On assiste dès le XVe siècle, dans les comitats plus développés, à un morcellement caractéristique des tenures serviles. Par contre, dans les villages de Transylvanie, la proportion des manses entiers, même au milieu du XVIe siècle reste importante: 35% dans le domaine de Szamosújvár, 65% dans la région de Kõvár, 60-90% dans le domaine d’Erdõd du Partium. La raison essentielle en fut en premier lieu la densité relativement faible de la population. Il n’est guère possible d’évaluer les exploitations en fonction de la superficie des terres, étant donné l’importance de l’élevage (ovins et bovins) nécessitant plus d’espace que l’agriculture, mais dont la proportion dans les activités rurales nous reste inconnue.

Affranchi veut dire: paysan exempté d’une partie ou de la totalité des services dus aux seigneurs, ou serf affecté au service personnel des seigneurs ou exerçant quelque métier important (pêcheur, boucher) puis, finalement, les «dirigeants» des villages et des communautés rurales (maire, voivode, krainik).

Le troisième groupe, celui des zsellér (sans tenure), est lui aussi assez varié. Dans la plupart des domaines, relevaient de ce groupe les pauvres paysans sans terre, les derniers arrivés. Mais on considérait également comme zsellér les habitants des bourgades qui, travaillant dans le commerce des bśufs ou comme vignerons, avaient pour cette raison renoncé à leur terre: ceux-ci, par contre, comptaient sans aucun doute parmi les plus riches. Les lettrés d’origine {f-271.} paysanne (litterati) qui travaillaient dans les domaines ou dans les bourgades étaient eux aussi classés dans ce même groupe.

La différence entre le serf tenancier et l’affranchi n’avait pas de critères de fortune, tout comme avec le zsellér: mais les prestations dues au seigneur par ce dernier étaient plus faibles. Les services à fournir étaient réglementés par un contrat, leur dîme et leurs cadeaux pouvaient être rachetés selon un accord préalable. L’abondance relative en terres a retardé non seulement le morcellement des tenures, mais aussi le processus de formation du groupe social des zsellér: alors que, dans la Hongrie des Habsbourg, 25% des serfs étaient déjà considérés comme zsellér, en Transylvanie, y compris le Partium plus développé, cette proportion variait entre 5 et 20%.

Les charges d’Etat et seigneuriales qui incombaient aux serfs étaient aussi fort variées. La taille était fixée pour l’ensemble du village et le maire avait la charge de la répartir entre les familles. La base de l’imposition était soit le nombre des tenures, soit le nombre des bśufs de labour. Il arrivait que la taille fût dépassée par d’autres impôts directs dus au seigneur, ce qui faisait que les sommes à payer variaient selon les régions. Le point commun était que les charges restaient en général inférieures à 1 florin par porta, stipulé par la loi de 1514. Il semble que même la dévalorisation de l’argent soit restée sans effet la taille levée sur la bourgade de Tasnád, de 1000 florins en 1569, demeurait inchangée en 1589 et les recettes des tailles du domaine de Kolozsmonostor étaient de 180 florins en 1599, chiffre identique à celui de 1580.

Le système des redevances en nature (munera) était lui aussi variable l’avoine était partout exigée, le blé la plupart du temps, mais les redevances en volaille, porcs, moutons, neufs, miel, légumes, fruits, bois étaient des plus variables. De plus, ces charges accusent, jusqu’à la fin du siècle, une lente tendance à l’augmentation.

Le neuvième (nova) était un impôt moins influencé par les habitudes locales. La Diète transylvaine de 1549 s’était déclarée favorable à la loi sur le neuvième de 1514 qui, à l’époque, comptait pour une nouveauté. Malgré cela, nous le retrouvons, jusqu’à la fin du siècle, dans les seuls comitats du Partium, et il n’y atteint pas la proportion de 1/10 pourtant prescrite par la loi. Plus tard, la perception du neuvième se fait plus stricte: dans le domaine de Gyalu, son prix d’affermage passe de 4-500 florins en 1526-27 à prés de 2000 florins en 1562.

Jusqu’au début des années 1540, la dîme garde sa fonction primitive: elle reste perçue par le clergé. Elle était appliquée à presque tous les produits, qu’il s’agisse des céréales, des fruits, du vin ou des porcs. Les changements survenus ultérieurement furent dictés par les nécessités de la politique: il y eut tout d’abord les revenus de l’évêché de Gyulafehérvár, resté vacant en 1542 puis, à partir de 1556, les dimes de l’évêché de Várad, qui devinrent impôt d’Etat. (La Réforme n’en fut que la cause secondaire.) La dime était toujours affermée, en général directement aux seigneurs concernés.

La pratique de la corvée n’était et ne pouvait être unifiée. Les Ordres de Transylvanie représentaient le vieux point de vue selon lequel les rapports entre le seigneur et ses serfs ne concernaient qu’eux. Ils y tenaient d’ailleurs à tel point qu’ils ne promulguèrent aucune loi réglementant la corvée et ne se référaient même pas à la loi de 1514 stipulant la corvée d’un jour par semaine due au seigneur. Dans une partie des domaines, la corvée était comptée par chef de famille, dans d’autres, elle était fonction du nombre de charrues ou des bśufs de labour. Dans la deuxième moitié du siècle, les exigences se font plus lourdes. En 1508, dans le domaine de Fogaras, la corvée consistait encore dans {f-272.} le seul fauchage pendant deux jours, et dans le transport de deux charrettes de bois. En 1570, il fallait ajouter à cela trois journées de corvée à la moisson et, en 1596, les paysans manifestent leur mécontentement en raison des travaux à effectuer sur la réserve seigneuriale.

Dans les «bourgades» du Szilágyság, sous la domination des Drágffy, ainsi à Csehi, en 1556, on n’entend parler que de corvées attelées pour les chantiers des châteaux forts d’Erdõd et de Kõvár, mais le nouveau seigneur György Báthori exige déjà d’importantes corvées à charrues pour la moisson et, pour tirer les choses bien au clair, il supprime les charrues propres de la réserve. Dans une autre propriété de Báthori, à Béltek, également héritée des Drágffy, de nouveaux ordres stipulent que tous les travaux sur la réserve soient faits par corvée; ainsi, dans les vignes, qui étaient auparavant cultivées par des salariés agricoles, c’est désormais des paysans en corvée qui travaillent et, qui plus est, le travail obligatoire n’est plus limité: «selon la possibilité» (pro facultate), chacun doit venir travailler.

Vers la fin du siècle, ce «pro facultate» est devenu un travail obligatoire sans limitation et généralisé dans toute la Principauté. Ce n’est plus la durée du travail qui est fixée, mais le travail à exécuter. Dans certains domaines, on va jusqu’à exiger un service obligatoire tous les trois jours, triplant ainsi les prescriptions de Werbõczy (1514) qui, à l’époque, semblaient être une exagération fantastique. Entre-temps, un autre travail obligatoire incomba aux serfs. Les frontières du nouvel Etat, en raison des guerres continuelles, devaient être renforcées. Pour construire des forteresses (et des palais), il fallait une main-d’śuvre nombreuse: le «service au château» fait son apparition et il deviendra bientôt une obligation sans limite, toute pareille à la corvée traditionnelle.

La disparition des garanties juridiques (droit de migration, obligations fixées) et l’augmentation des charges n’entraînèrent cependant pas l’appauvrissement général car, dans la Transylvanie entourée de hautes montagnes difficiles à contrôler et où il y avait encore des réserves en terres, même la force brutale ne put venir à bout de certaines méthodes d’autodéfense, comme la fuite des serfs, vente et achat des terres paysannes avec l’autorisation du seigneur, qui amena finalement la vente libre des terres achetées et des terres en friches. C’est par ce biais que les serfs parvenaient à supporter, parallèlement aux charges seigneuriales, les impôts d’Etat qui allaient également en augmentant.

Le système unifié de la «dica», qui était l’impôt direct à l’Etat, ne changea que petit à petit. En 1543, les serfs qui avaient une fortune équivalant à trois florins puis, à partir de 1552, à 6 florins, le payèrent jusqu’à la fin du siècle par porta, ce qui, à l’époque, ne signifiait plus un manse de serf; ce n’était rien d’autre qu’une unité de calcul théorique. Selon toute probabilité, ce chiffre était calculé sur la force de labour: 6 florins étaient le prix d’une paire de bśufs. L’impôt lui-même était, en général, jusqu’aux années 1540, de 1 florin par porta, en 1545, de 60 deniers seulement, en 1555, de 1 florin de nouveau puis, finalement, après 1556, il devait se fixer autour de 2 florins annuels. Mais, indépendamment de cela, à partir des années 1540, il fallait lever un impôt séparé pour la construction et l’entretien des forteresses, pour couvrir l’impôt d’Etat à payer aux Turcs et, d’une manière générale, pour «l’aide militaire»; la somme totale dépassa bientôt les 3 florins par porta.

L’obligation partielle, pour les serfs, de faire le service militaire (un sur 8-16 chefs de famille était concerné) est elle aussi restée en vigueur. István Báthori, en 1575, donna même un cadre nouveau à «l’armée de la glèbe» en introduisant {f-273.} deux revues militaires annuelles. L’institution ancestrale de l’insurrectio fut maintenue mais, dans les années soixante du siècle, elle disparut petit à petit, les diètes «l’oublièrent» et, même à l’époque de la guerre de Quinze ans, qui commença en 1593, elle ne fut pas rétablie.

L’art militaire moderne exigeait surtout une armée bien formée, toujours prête à intervenir. C’est la raison pour laquelle, à partir du corps d’armée des serfs, sera bientôt formée une nouvelle couche d’affranchis («trabans») qui seront, au fur et à mesure, libérés des services dus au seigneur. C’était une armée peu coûteuse qui pouvait être mobilisée à chaque instant et à laquelle, du moment qu’elle ne restait attachée ni aux serfs ni aux seigneurs, les princes avaient volontiers recours.

Ainsi, la vie des serfs devint plus difficile à partir des années 1550. Le paysan moyen de Transylvanie qui, jusqu’à présent, n’avait pas à s’intégrer dans la production et l’économie marchandes, s’éloignait désormais de plus en plus de cette possibilité. Il vivait en tant que témoin passif sinon victime de la grande catastrophe hongroise du XVIe siècle et de la naissance du nouvel Etat. Le serf ne devint pas un facteur susceptible d’influencer la politique, même les paysans-bourgeois de la région de la Tisza ne parvinrent pas à s’imposer comme tels.

Les Roumains

La guerre contre les Habsbourg et la conquête turque tracèrent la frontière ouest de l’Etat transylvain de telle façon que les régions habitées par les Roumains, qui, auparavant, étaient situées dans l’ancien Royaume de Hongrie, se retrouvaient désormais dans le nouveau pays. L’évolution du mode de vie des Roumains, qui abandonnèrent l’élevage transhumant pour le travail de la terre, se poursuivit au XVIe siècle et cela entraîna parfois un changement de religion et de langue. On observe une assimilation lente, sans violence, qui rend difficile de suivre les traces des Roumains devenus des serfs de type classique.

L’immigration en provenance des Principautés roumaines, devenue importante dans le dernier tiers du XVIe siècle, eut un effet opposé à l’intégration. Avec la désagrégation de la Hongrie médiévale, les Principautés perdirent un voisin qui, il est vrai, exigeait une obédience de vassal mais était en même temps capable de servir souvent de contrepoids à la Porte. De viles luttes intestines commencèrent dès lors pour les trônes des pays roumains abandonnés à leur sort. La Porte, profitant de la situation, ne cessait de serrer la vis: en Moldavie ainsi qu’en Valachie, il y avait en permanence des troupes turques en garnison, le titre de voïvode était octroyé à celui qui promettait le plus haut tribut. (En Valachie, sur une période de 64 ans, il y eut 19 voïvodes dont seulement i devaient mourir de mort naturelle.) La fuite des bergers et des paysans devant l’impôt qui devenait de plus en plus lourd, devint une pratique courante.

Les nouveaux venus suivaient les routes ancestrales, sur les flancs des montagnes de la Transylvanie. Mais la population de ces régions, au cours des derniers siècles, avait augmenté. Ainsi, la nouvelle vague de migrants s’arrêtait sur les prés de moindre qualité jusque-là utilisés à titre provisoire, et se mettait à défricher de nouveaux territoires. Une bande continue de régions habitées par des Roumains se forma depuis le Máramaros, à travers le bassin de Belényes et les cimes enneigées de Gyalu, vers le comitat de Hunyad, jusqu’au {f-274.} Szörénység et Fogaras. «Auparavant, il y avait peu de villages roumains, mais leur nombre, dans les montagnes, a maintenant considérablement augmenté, du fait que, face à la ruine des contrées plates, les régions montagneuses se sont beaucoup développées», écrit, en 1602, Zacharias Geitkofler, un commissaire de l’Empereur.*MR I. 513.

La recherche de nouveaux lieux et l’installation se faisaient généralement de façon organisée: les migrants étaient conduits par des kenéz ou voïvodes qui négociaient avec le nouveau seigneur les places et les redevances. Au moment de la fondation des nouveaux villages, le roi aussi bien que les seigneurs donnaient des facilités provisoires: l’augmentation de la main-d’śuvre était de l’intérêt de chacun.

Mais le mode le vie des Roumains était encore essentiellement pastoral et assurait, par conséquent, un pain plus maigre; d’autre part, aux fins du labour qu’ils devaient faire pour les seigneurs, les nouveaux venus ne disposaient que du restant des terres d’une qualité inférieure. De plus, les paysans de Moldavie et de Valachie étaient plus arriérés du point de vue technique: face à l’économie d’assolement triennal qui se généralisait peu à peu dans toute la Transylvanie, chez eux c’était toujours l’alternance simple (labour-pâture) qui dominait. Le paysan roumain se retrouvait donc d’emblée, en Transylvanie, parmi les plus pauvres.

Au Moyen Age, on ne se préoccupait guère de la langue que parlaient les serfs. Il y avait des villages saxons, hongrois et roumains (possessio hungaricalis, saxonicalis et valachicalis), mais ceci était une différenciation valable uniquement sur le seul plan de leur statut et de leurs charges. L’origine n’était, certes, pas sans influencer le «statut» des serfs, mais on ne saurait pas pour autant dire que la population rurale était ethniquement articulée.

Les villages roumains jouissaient d’un seul avantage par rapport aux villages hongrois ou saxons: comme ils n’étaient pas de religion catholique, il était impossible d’exiger d’eux la dîme. Tout au plus, cette redevance était-elle exigée des Roumains catholiques assimilés ou – en vertu des lois de 1559 – des Roumains installés sur des terres dont les habitants avaient auparavant coutume de payer la dîme. Leurs désavantages étaient, par contre, aggravés par certaines redevances particulières qu’ils étaient les seuls à verser. C’est en fournissant du travail qu’ils payaient généralement leurs kenet et voïvodes et, en souvenir des temps où ils étaient encore bergers, ils fournissaient au seigneur du fromage blanc (brînză) et payaient l’impôt en animaux vivants: le quinquagesima (cinquantième), sur les moutons, ou bien le «strunga», impôt sur la bergerie, ou encore le «tretina» (impôt sur les bśufs de deux ans). Cependant, vers la fin du XVIe siècle, le traditionnel cinquantième disparut.

Les paysans roumains du domaine de Fogaras se trouvaient dans une situation particulière: ils ne payaient pas l’habituel cinquantième, peut-être en raison de la longue suzeraineté dont avaient joui ici les voïvodes de Valachie. Par contre, ils payaient aux «boyars» et ces derniers au seigneur une «taxe en poisson», ainsi qu’une «monnaie en argent». La dénomination du serf n’y était pas non plus l’habituel «colonus», «iobagio» mais, sur le modèle de la Valachie, «vecin».

Il n’y eut aucun changement dans la situation sociale des dirigeants des communautés roumaines. Les voïvodes, «kraïnik» et «kenéz», qui étaient issus de leurs propres rangs, correspondaient aux maires («juges») des villages {f-275.} hongrois et saxons. Plusieurs villages formaient des espèces de rayons dont les chefs étaient également appelés voïvodes ou «kraïnik». Ils avaient le statut d’affranchi: d’une part, ils étaient assujettis à des redevances symboliques au seigneur (taxe du chevreuil et de l’épervier), d’autre part, ils recevaient de la part des populations de leurs villages des denrées alimentaires ainsi qu’une redevance en travail. C’était seulement dans les plus anciennes agglomérations qu’ils parvinrent à une réelle ascension sociale en s’intégrant à la noblesse c’était le cas dans la région de Hátszeg, dans le Máramaros, et dans certains secteurs de Bihar, encore qu’au XVIe siècle, cela se fit de plus en plus rare et difficile. Les Roumains devenus nobles s’intégraient rapidement dans la classe dirigeante hongroise, raison pour laquelle aucune structure féodale roumaine propre ne put se développer. La situation des «boyars» de Fogaras était elle aussi caractéristique. Ceux-ci jouissaient de la presque totalité des libertés nobiliaires et entretenaient d’étroits liens de parenté avec les familles nobles de Valachie. Mais la classe dirigeante hongroise, en raison de leur attachement à la religion orthodoxe et à la langue roumaine, les considérait comme des demi-nobles, à l’instar des Sicules.

La vie de Miklós Oláh, Roumain de Transylvanie, qui a parcouru la plus brillante carrière au XVIe siècle, illustre bien le fait que, pour s’élever, le prix à payer était de s’éloigner de la communauté roumaine. Oláh, de parents originaires de Valachie, est né à Szeben où il devint prêtre catholique et, à la fin de sa carrière, il mourut comme primat de Hongrie (archevêque d’Esztergom). En tant qu’humaniste réputé de son temps, il se considérait comme «hungarus» conscient, et ses śuvres les plus importantes traitaient de la situation de la Hongrie, d’Attila, le roi des Huns, et de Mathias Corvin. Il se faisait par là le chantre des idéaux de la noblesse hongroise.

La conscience d’identité des Roumains ne pouvait, dans ces circonstances, être que religieuse et ils considéraient l’orthodoxie grecque orientale comme le facteur déterminant de leur spécificité. Seulement, les popes roumains partageaient le sort des serfs et ils payaient un impôt symbolique au seigneur («lazsnak» ou «taxe de bure»). Leurs activités étaient contrôlées par les archidiacres ou les principaux des monastères (igumens) et ce fut seulement au XVe siècle qu’ils atteignirent un stade de développement qui permît une organisation plus vaste, comprenant des districts plus larges conduits par des évêques (vlădică): néanmoins, leur autorité n’était déterminée avec exactitude, ni territorialement ni juridiquement. Une instance suprême de l’Eglise orthodoxe de Transylvanie ne put, jusqu’au milieu de XVIe siècle, être créée. L’Eglise des Roumains, tronquée du point de vue social et sans influence politique, resta l’Eglise des serfs.

La désagrégation de la communauté sicule

La société sicule – malgré le processus de décomposition du régime égalitaire primitif – conserva, au début du XVIe siècle, son ancien système juridique. Etaient encore en vigueur le système de communauté des terres du village, la participation commune aux guerres, l’«héritage sicule» qui revenait à la communauté en cas d’extinction, sans oublier le principal: l’autonomie. La perception extrêmement rare de l’impôt du «bśuf marqué» ne modifiait en rien le principe de l’immunité fiscale, car on le considérait comme un cadeau. La division de la société en primores, «lófõ» (primipili) et communs, avec prédominance des premiers, était largement équilibrée par les corps de jurés {f-276.} et par l’institution de l’assemblée des Sicules. Mais la poussée démographique et le manque de terres faisait grossir les rangs des Sicules pauvres qui entraient au service des familles plus aisées. Cette soumission, volontaire au début du XVIe siècle, se mua en une sorte de servitude: les riches «soutiraient de l’argent», c’est-à-dire qu’ils exigeaient des redevances semblables à celles dues aux seigneurs. Plusieurs chefs sicules obtinrent des titres de noblesse ainsi que des domaines dans les comitats royaux: la génération suivante tenta de transformer en domaines féodaux l’héritage sicule et même la terre des Sicules qui avaient accepté de servir.

Les années qui suivirent Mohács virent la consolidation de cette pratique qui n’avait pas de base juridique. La Terre sicule constituait désormais une partie importante du Royaume de Hongrie orientale et les guerres incessantes exigeaient l’utilisation croissante des forces sicules. Sous le roi Jean, son administration, qui manquait d’argent, leva des impôts exceptionnels auprès des communautés sicules; par la suite, le moine György justifia cette levée par l’impôt turc.

Ce fut l’évidence du danger qui poussa les Sicules, en général vindicatifs, à accepter sans résistance que leurs droits ancestraux fussent lésés. En vertu des lois de 1554, les primores et les «lófõ» furent exemptés d’impôts à la manière des nobles – il est vrai que l’exemption fut étendue à leurs serviteurs qui constituaient la couche de Sicules la plus pauvre. Par contre, tout Sicule commun resté libre était soumis à l’impôt: cela signifiait pour eux, dans la pratique, une double charge à assumer (service militaire et impôt). La reine Isabelle, après son retour de 1556, pouvait s’attendre à de longues guerres aussi les diètes réunies dans les années suivantes votèrent-elles, l’une après l’autre, charges fiscales et service militaire obligatoire pour les Sicules. On fit, pendant un certain temps, alterner l’imposition globale de la «nation sicule» avec l’imposition fixée par porta.

Entre-temps – en 1557 –, la Diète vota une loi selon laquelle si deux des trois «nations» donnaient leur accord pour une nouvelle réglementation, celle-ci devenait obligatoire pour la troisième.

La liberté des Sicules communs se limitait en fin de compte à leur participation aux «assises» et à la possibilité pour ceux qui ne s’étaient pas encore engagés au service d’autrui, d’échapper à l’asujettissement féodal avec ses charges. Cependant, à partir de 1559, les officiels élus (capitaine et juge de siège) furent placés sous les ordres des «juges du roi» nommés par le souverain.

Ces lois ne faisaient en définitive que consacrer des modifications progressivement entrées dans la société des Sicules au cours des cinquante dernières années. Ainsi, les «innovations» nécessaires (en réalité: féodales) furent dotées d’une couverture juridique (féodalisation) et l’Etat reçut ce dont il avait besoin, en échange de quoi les Sicules purent conserver leur liberté personnelle.

Il est néanmoins naturel que les communs soumis à une double obligation aient protesté; leur colère se dirigea partiellement contre la couche dirigeante privilégiée. Cependant, la lenteur des modifications avait retardé l’explosion du mécontentement jusqu’à ce que des facteurs extérieurs ne fussent intervenus.

En décembre 1561, Menyhért Balassa passa du côté des Habsbourg. On avait soigneusement préparé la spectaculaire trahison, notamment en prenant des contacts avec les Sicules. Ayant reçu la promesse que les «anciennes libertés» leur seraient rendues, les Sicules, échauffés, prirent les armes au {f-277.} printemps de 1562. Trop tard: Jean II, à la suite de sa défaite à Hadad, avait entre-temps signé la paix avec les partisans de Ferdinand Ier. Les Sicules furent oubliés du traité et les troupes du souverain décimèrent une partie de l’armée des insurgés près de Görgény et de Nyárád, ce qui eut pour conséquence que le reste de l’armée qui stationnait près du village de Holdvilàg, se dispersa d’elle-même. Plusieurs chefs insurgés furent empalés, d’autres eurent les mains, le nez ou les oreilles coupés.

A l’occasion de la Diète de Segesvár du 20 juin 1562, le roi Jean II tenta de proposer une solution au problème sicule qui s’était visiblement aggravé. Il prit tout d’abord des sanctions: en faisant supprimer la cour d’appel élue d’Udvarhely et excluant des tribunaux sicules les jurés élus parmi les communs. Il fit abolir les titres de capitaine et de juge sicules et leur charge fut remise au juge du roi. L’extraction et la vente du sel devinrent monopole d’Etat et il décréta que les Sicules traîtres au royaume perdraient leurs biens qui deviendraient propriété du roi et seraient donc retirés de la propriété commune des Sicules. Enfin, le droit d’élever quelqu’un au rang de primor ou de «lófõ» revint au souverain.

Cependant, la mesure qui eut les conséquences les plus graves – non encore entérinée par la loi mais déjà mise en pratique – fut celle qui supprima l’obligation du service armé des Sicules communs, ce qui anéantissait la base juridique du principe de la liberté sicule.

Il y eut aussi des mesures favorables: en 1562, les Sicules libres devinrent un peuple serviteur du souverain, sans obligation de service militaire, exempts des charges féodales dues aux seigneurs. A l’origine, Jean II avait peut-être pris cette décision afin d’empêcher leur dégradation en serfs. Mais, quatre ans plus tard, en 1566, il abandonna ces précautions et céda par centaines les Sicules communs aux seigneurs, aux primores et «lófõ» qui les traitèrent en tant que serfs et exigèrent d’eux la corvée.

Le déséquilibre que provoqua, dans l’organisation militaire transylvaine, l’éviction des Sicules communs fut rapidement compensé par leur enrôlement dans «l’armée de la glèbe» qui fonctionnait selon le principe des obligations proportionnelles par manse. Les mousquetaires ou trabants sicules y étaient appelés, en référence de la couleur de leur uniforme, «trabants rouges». Dans cette armée, le seul avantage des Sicules était que, sur la foi de leur expérience et de leurs traditions, ils étaient considérés comme meilleurs soldats que la majorité des serfs.

Sans ces dispositions, le processus de féodalisation en cours se serait sans aucun doute prolongé plus longtemps et aurait été la source de nouvelles perturbations. En effet, la liberté traditionnelle des Sicules non seulement n’était pas adaptée au système féodal, mais – comme instrument de manśuvres politiques – constituait une force centrifuge qui menaçait sérieusement l’intégrité du nouvel Etat.

Il était naturellement clair, aux yeux de tous, que les lois séculaires ne pouvaient pas être abrogées d’un seul trait de plume. Jean II avait fait construire deux châteaux forts destinés à surveiller les Sicules, toujours prêts à la révolte: Székelytámad («Le Sicule attaque») en Udvarhely et Székelybánja («Le Sicule regrette») en Háromszék. Au moment où István Báthori monta sur le trône, l’espoir de récupérer les libertés connut un regain de vitalité, d’autant plus que les notables sicules étaient eux aussi mécontents de la perte de leurs offices et du fait que plusieurs nobles hongrois s’étaient vu attribuer des terres sur leur territoire. Certains Sicules communs prirent les armes, en septembre 1571, mais furent bientôt réprimés par une force supérieure. Les {f-278.} Sicules, mécontents, se rallièrent ensuite à Gáspár Bekes: en 1575, au moment où celui-ci commença sa campagne militaire, la Terre sicule se souleva de nouveau. La bataille de Kerelõszentpàl et les représailles qui la suivirent eurent finalement raison du feu de la rébellion pour plus d’un quart de siècle.

La transformation, sous la pression du pouvoir d’Etat, de la société sicule touchait à sa fin. Mais le souvenir des libertés sicules ne s’éteignit pas, ce qui laissait prévoir, pour l’avenir, de nouvelles difficultés.

Le pouvoir et ses détenteurs

La Transylvanie nouvellement née souffrait de l’isolement géographique, de la dévalorisation de l’argent, de la pauvreté due aux dépenses militaires qui s’étaient entre-temps multipliées; autant de difficultés auxquelles l’Etat devait faire face.

De «l’autre côté», c’est-à-dire dans le royaume occidental, la noblesse renflouait ses finances en s’engageant dans la production agricole et en découvrant l’exploitation allodiale. Les grandes propriétés qui, à la fin du XVe siècle, étaient pratiquement déficitaires, devaient produire, à la fin du XVIe siècle, des gains considérables.

La Transylvanie n’était pas en état de suivre cette voie. Elle ne pouvait, en raison des distances et des difficultés de transport, vendre les céréales à l’étranger (elle en avait d’ailleurs assez peu), et ne parvenait pas non plus à écouler son vin et ses bśufs; pour cela, il aurait fallu surmonter les obstacles économiques et géographiques.

L’unique solution consistait à augmenter les bénéfices du domaine au détriment des serfs. Le recueil de lois intitulé «Tripartitum» et rédigé par István Werbõczy (1514) avait fixé le droit de propriété seigneurial sans restriction sur les terres serviles comme un objectif lointain; vers la fin du siècle, son application était devenue une réalité en Transylvanie. On y avait créé les bases juridiques de la constitution des terres allodiales dont l’exploitation entraîna l’augmentation de la corvée. Une structure de domaine seigneurial se suffisant pratiquement à ses propres besoins fut mise en place. Ce qui était nécessaire au travail et aux ménages des serfs était déjà produit par le paysan lui-même. Maintenant, c’étaient le serf-charron, le serf-tanneur, le serf-tailleur qui pourvoyaient aussi à tout le nécessaire de la maison seigneuriale. Le manque d’argent fit en quelque sorte des céréales la mesure des valeurs. Les seigneurs faisaient tout pour en amasser le maximum (toute l’activité des exploitations était orientée vers ce but), ils n’en vendaient que rarement sur le marché. Par contre, c’était le fruit des récoltes qui leur permettait de payer leurs serviteurs, soldats et employés de toutes sortes. Le seigneur achetait du vin pour sa taverne moyennant le blé et payait avec du blé les maîtres artisans et serfs non tenanciers qui travaillaient pour lui.

Nous avons vu que, parallèlement à l’institutionalisation de l’exploitation allodiale, les services en nature avaient également augmenté. Une grande concurrence se mit en place pour l’affermage de la dîme et le nombre des moulins seigneuriaux se multipliait tout comme les débits de vins, qui constituaient un privilège ancestral des nobles hongrois. Ces deux dernières «industries» rapportaient avant tout de l’argent que le seigneur aurait eu bien du mal à se procurer autrement.

Ces possibilités n’existaient cependant qu’au-dessus d’une certaine dimension des domaines car il était extrêmement difficile de séparer une partie d’un {f-279.} domaine moyen ou petit pour créer une exploitation efficace. Or, la Transylvanie ne comptait pratiquement que quelques grands domaines (Fogaras, Gyulafehérvár, Hunyad, Kolozsmonostor), et même la majorité de ceux-ci étaient passés aux mains du fisc. Par contre, dans le Partium, cette région qui avait connu un développement typiquement hongrois, il y avait d’immenses latifundia. Le domaine de Szatmár, qui était l’un des enjeux de la guerre des châteaux, assurait, en 1569-1570, 18 000 forints de revenu à son seigneur, tandis que celui de Kolozsmonostor, mentionné plus haut (ancien domaine du clergé) rapportait seulement 1 800 forints. Les quelques familles d’aristocrates qui possédaient des châteaux et domaines dans le Partium (Báthori, Balassa, Drágffy, Perényi) jouissaient, face aux Transylvains, d’un avantage financier absolu, avantage qui, dans le nouvel Etat, allait peser son poids.

Les difficultés de leur vie économique et leurs sympathies pour les Habsbourg avaient rendu les Saxons passifs en politique. La communauté sicule, dans son processus de désagrégation, avait perdu, en raison de ses luttes internes et de ses continuelles révoltes contre le gouvernement, tout pouvoir politique. Et la place de ceux qui s’écartaient ainsi de la scène publique ne fut pas occupée par de nouvelles forces: en effet, les oppida de la région de la Tisza avaient rapidement cessé de développer sans s’être assuré de droits politiques. Les bourgeois hongrois de Kolozsvár ne pouvaient remplacer à eux seuls les Ordres des villes de l’ensemble du pays.

La noblesse, qui avait stabilisé sa situation économique, restait pratiquement sans «concurrents». La Transylvanie indépendante naquit comme un pays féodal archaïque et le restera par la suite. La direction était aux mains de la noblesse et, naturellement, de ses éléments les plus riches: c’étaient les familles des grands propriétaires du Partium qui s’approchaient le plus près du pouvoir, et la plus assidue d’entre elles, la famille Báthori, finit par accaparer le trône princier. Voilà l’explication du fait que le pouvoir princier y était étonnamment puissant.

L’augmentation des revenus des grandes propriétés était devenu une nécessité en partie à cause des dépenses accrues affectées à leur propre défense mais aussi parce que cela correspondait à l’évolution du mode de vie, du goût et de la mentalité de l’époque. Si les villes saxonnes se construisaient et que Kolozsvár s’embellissait, on assistait aussi à la transformation des châteaux et des manoirs de Transylvanie. Le fort de Szamosújvár et le château d’Alvinc avaient été les premiers à être reconstruits et embellis dès l’époque du moine György. En 1543, on commence à construire le château de Farkas Bethlen à Bonyha; à partir de 1555, c’est la rénovation du beau château fortifié des Kendi à Marosvécs ainsi que celle du château d’Ebesfalva, appartenant aux Apafi. Aux environs de 1577, le capitaine Gábor Kornis effectue des travaux à Huszt, et, vers la fin des années 1570, c’est le château fort de Déva qui, grâce au capitaine Ferenc Geszty, est rénové. Le château de Keresd, propriété des Bethlen ou le manoir de Szentbenedek, propriété de Benedek Kereszturi, construits à cette époque (1593), comptent parmi les plus beaux bâtiments tous deux sont les lointains et agréables reflets du Cinquecento.

A Gyulafehérvár, c’est l’ancienne demeure épiscopale devenue palais princier qui est continuellement agrandie. A Kolozsvár, un architecte italien fait du bâtiment du collège un véritable palais Renaissance avec une cour à arcades. A Várad, à partir de la fin des années 1540, à Fogaras, à partir de 1580, débute la construction de châteaux pourvus de tours dans le goût italien de l’époque.

Une société, pratiquement coupée de l’Europe, tente de suivre, certes {f-280.} tardivement et modestement, l’exemple de l’Europe occidentale. La population chrétienne de l’Etat transylvain refuse en effet et le modèle institutionnel, et la culture orientale des Ottomans.

La culture et la Réforme. La tolérance religieuse

Les vagues de la Réforme de l’Eglise déferlèrent rapidement sur l’ensemble de l’Europe et elles atteignirent, au cours des années 1520, le territoire de la Hongrie et, en premier lieu, les habitants de langue allemande des villes royales. A la cour de Marie de Habsbourg, épouse du roi Louis II, il y avait un cercle d’humanistes ouverts aux idées de Luther et, dans ce cercle, évoluaient deux personnalités clefs des luttes politiques de Transylvanie, Georg Reicherstoffer et Markus Pemfflinger.

Les thèses de Luther furent diffusées en Transylvanie par un prêtre de Brassó, Johannes Honterus, qui avait fait ses études à Vienne, Cracovie et Bâle. Cet homme d’une grande culture et à l’esprit méthodique avait ouvert, en 1538-39, à Brassó, une imprimerie (c’était la deuxième imprimerie de la province après celle de Szeben, qui fonctionnait depuis 1529) et fit paraître l’une après l’autre ses śuvres scientifiques, théologiques et géographiques. En 1542-1543 il élabore les statuts de l’Eglise luthérienne, dite «évangélique» saxonne alors en gestation. C’est en octobre 1542 que, pour la dernière fois, la messe est célebrée à Brassó selon les rites catholiques et, en 1543, la Diète de Gyulafehérvár acquitte et met en liberté les prédicateurs de Brassó comparus devant elle sous accusation d’hérésie. En avril 1544, Honterus devient le pasteur de la paroisse principale de la ville et ses premières mesures sont la réorganisation de l’école de la ville ainsi que la fondation d’une bibliothèque.

L’exemple de la plus grande ville saxonne entraîne toute l’Universitas. L’assemblée de la nation saxonne, tenue à Szeben en novembre 1545, proclame l’acceptation des enseignements luthériens tels que Honterus les a formulés. Au début de 1553, le synode des pasteurs saxons choisit son propre superintendant en la personne de Paul Wiener. Les fondements de l’Eglise luthérienne saxonne sont, dans ces années 1550, jetés pour plusieurs siècles. Cependant, cette victoire est en quelque sorte suivie d’une baisse de la production culturelle: à l’époque même où l’imprimerie de Brassó connaît une grande prospérité, celle de Szeben n’édite aucun livre en allemand ou en latin et la production saxonne la plus importante de la deuxième moitié du siècle est le livre juridique traitant des privilèges de la «nation». La sélection et la rédaction du volume sont dus à Thomas Bomer et à Mathias Fronius et le privilège princier a été obtenu par Albert Huet, juge royal de Szeben. Pour éditer cette śuvre, les imprimeries de Brassó et de Szeben firent fusion (1583), ce qui les mit toutes les deux dans une situation critique.

Le renouveau de l’Eglise saxonne fut suivi, avec quelques années de retard, par l’adaptation hongroise des enseignements de Luther. Dès 1544, à Kolozsvár, le Saxon Kaspar Helth, fervent partisan de Luther, devient pasteur de la ville: il écrit et prononce ses sermons en hongrois et prend le nom hongrois de Gáspár Heltai. A partir de 1550, une imprimerie est ouverte pour l’assister dans ses activités. Outre ses propres travaux écrits en hongrois, c’est par cette imprimerie que Heltai fait éditer les extraits d’une traduction collective de la Bible dirigée par lui. En 1554, se constitue l’Eglise séparée des luthériens hongrois de Transylvanie: le premier superintendant en est un ancien moine appelé Tamás. Cela n’était pas dû au hasard. Les premiers à proclamer la foi {f-281.} protestante en Hongrie furent, dans leur majorité, des frères franciscains, des rangs desquels étaient sortis plusieurs instigateurs de la révolte paysanne de 1514. De même qu’en son temps cette révolte avait été en grande partie un mouvement des bourgades, la Réforme recruta ses premiers adeptes hongrois. parmi les citoyens des oppida.

Les premiers prédicateurs de grande influence, bien qu’ils ne fussent connus que dans un cercle restreint (Mátyás Dévai Biró, András Szkhárosi Horváth, István Benczédi Székely, János Gálszécsi, András Batizi, tous franciscains à l’exception des deux derniers) vivaient sur la frange de territoire qui marquait la limite entre les terres des Szapolyai et celles des Habsbourg et que les deux parties se disputaient en permanence. Ce qu’ils ne purent réaliser par leurs propres moyens fut mené à bien par le pouvoir laïque. Péter Petrovics, le puissant maître du Temesköz, établit en 1549 la seconde organisation provinciale de l’Eglise luthérienne de toute la Hongrie après celle des Saxons au synode de Torony, en 1549 puis en 1550, les prêtres «réformés» de Temesvár, Arad, Makó et Szeged – devançant en cela les Saxons – èlirent un superintendant qui, comme l’indique son nom (Máté Gönci), devait être lui aussi originaire d’une bourgade (Gönc). Dans la zone septentrionale du Partium, de Ugocsa jusqu’au Szilágyság, le cousinage Perényi-Drágffy soutenait la Réforme et ce fut sous la protection de la veuve de Gáspár Drágffy, Anna Báthori, que se déroula le synode d’Erdõd du 20 septembre 1555. Les prêtres de Szabolcs, Szatmár, Szilágy et de Ugocsa y convinrent d’accepter une foi s’inspirant de Luther et èlirent en cette même occasion Demeter Tordai aux fonctions de superintendant.

Au moment même où les enseignements de Luther connaissaient leurs premiers grands succès, pointait déjà la seconde vague – helvétique – de la Réforme. Les régions sous la domination des Szapolyai furent parmi les premières à réagir. Mátyás Dévai Biró, le pasteur de Debrecen, commença, à la fin de sa vie, à discuter certaines thèses théologiques originaires de Wittenberg, tandis que son successeur, Márton Kálmáncsehi Sánta, fut démis de ses fonctions pour hérésie par le conseil de la bourgade. En 1551, Kálmáncsehi alla demander la protection de Péter Petrovics qui, à cette époque, vivait déjà à Munkács, et ce fut avec son soutien que put être tenu, en décembre 1552, le synode de Beregszász, où les pasteurs de la région adoptèrent, pour la première fois en Hongrie, la foi d’inspiration helvétique.

Le soulèvement manqué de Petrovics, déclenché en 1553 à l’est de la Tisza, ralentit pour un temps la propagation de la foi calviniste, mais celle-ci, après le tournant de 1556, fut rapidement revigorée. Kálmáncsehi fut le premier évêque de la nouvelle foi et installa son diocèse à Debrecen. Après la mort prématurée de Kálmáncsehi, ce fut un homme énergique, d’esprit organisateur, qui exerça à Debrecen avant de devenir l’évêque de toute la région à l’est de la Tisza: Péter Melius Juhász. Il fit rapidement de sa ville le centre de la Réforme: il y fit venir de Transdanubie Gál Huszár (1560), afin qu’il inaugurât la première imprimerie calviniste du pays (après celle de Várad, c’était la deuxième imprimerie de la région de la Tisza), rédigea un livre de botanique, tenta une traduction de la Bible et écrivit des disputes théologiques, des poésies et des sermons.

En 1561, Melius élabora, dès son épiscopat, sa propre version des dogmes calvinistes qui deviendra plus tard connue sous le nom de «Catéchisme de Debrecen et d’Egervölgy». En 1567, ses préceptes sont officiellement adoptés par le synode de Debrecen des pasteurs des régions de la Tisza. Ceux-ci visent à réglementer la vie dans son ensemble, depuis les dogmes jusqu’au culte de {f-282.} Dieu, sans parler de la morale individuelle et publique, allant même jusqu’à la sphère la plus intime de la vie de famille.

Le grand pasteur appelé par ses ennemis le «Pape Pierre» ne cessa de lutter sa vie durant. Dans ses harangues il invectiva contre les seigneurs égoïstes abusant de leur pouvoir et qualifia de «décret faux et impie» le Tripartitum de Werbõczy déjà consacré par l’us des tribunaux nobiliaires. Il lutta contre les catholiques encore fidèles au Pape, contre les adeptes hongrois et saxons de Luther et même contre la toute dernière vague de la Réforme, l’antitrinitarisme de Michel Servet. Il parvint finalement à arrêter les développements de la Réforme qui n’avait cessé, depuis déjà 30 ans, de faire des ramifications dans ces régions de la Tisza. Son esprit sévère demeurera présent parmi les paysans-bourgeois, les «cives» de Debrecen. Après sa mort (1572), des organisateurs, théologiens et écrivains épigones sans envergure, lui succéderont et la vie spirituelle de la région s’en trouvera altérée.

Melius sut défendre Debrecen de la horde de paysans exaltés de l’illuminé György Karácsony et réussit également à en expulser Tamás Arany et ses partisans antitrinitaires. Mais les discussions théologiques conservèrent leur vitalité dans les cercles où son pouvoir n’avait pas de prise.

A Kolozsvár, ce fut Ferenc Dávid, Saxon de naissance, comme Heltai (Franz Davidis, Franz Hertel), qui devint évêque des luthériens hongrois. La vie de Dávid, comme celle de Melius, se passa en discussions: mais son esprit, empreint de doute, le conduisait dans des crises de conscience perpétuelles. A l’issue d’une longue dispute violente face aux «sacramentaires» (calvinistes), il renonça à son titre de superintendant et se rallia lui aussi à la foi helvétique (1559). Les citoyens hongrois de Kolozsvár suivent bientôt l’exemple de leur pasteur et, en 1564, le synode de Nagyenyed des prédicateurs hongrois de Transylvanie réélit Dávid comme évêque, ce qui eut pour conséquence le passage de tout le diocèse au calvinisme.

Jean II fit de l’évêque de Kolozsvár son prédicateur officiel, et Dávid, dans l’entourage du souverain, fut confronté à un nouveau défi: la présence à la cour, en tant que médecin, de l’italien Giorgio Biandrata, grand propagateur des thèses antitrinitaires. Dávid recommence à disputer pendant des années puis, en 1568, renie lui-même la consubstantialité du Christ avec Dieu le Père. Sa ville et son souverain le suivront dans cette voie et la foi qui «renie la Sainte Trinité» sera désormais une confession reconnue en Transylvanie, ce qui attirera dans le pays les meilleurs théologiens d’avant-garde d’Europe, comme Johannes Sommer, Christian Francken, Jacobus Paleologus et Mathias Vehe-Glirius.

Kolozsvár devint un important centre spirituel où Heltai put déployer une exceptionnelle activité d’édition. L’un après l’autre furent édités des extraits de la Bible, les écrits de Dávid et, naturellement, les śuvres de Heltai lui-même parmi lesquelles les Cent fables (1564), le premier grand recueil de contes moraux, et la Chronica (1577), un des premiers ouvrages historiques de langue hongroise. Sortiront également des presses de cette imprimerie les éditions des vers du premier grand poète hongrois, Sebestyén Tinódi Lantos, ainsi que la traduction hongroise du Tripartitum. Une des premières pièces de théâtre écrite en hongrois, Válaszúti komédia (La comédie du choix), d’esprit antitrinitaire, se rattache également à l’activité de cette imprimerie.

Ainsi, à la fin des années 1560, les conditions confessionnelles de la Transylvanie offrent une image tout à fait particulière: on y dénombre jusqu’à trois cultes protestants, mais le catholicisme ne disparaît pas entièrement: les Sicules de Csík et de Háromszék ainsi qu’une partie de la noblesse du Partium {f-283.} restent fidèles à la religion de leurs ancêtres, tandis que la majorité des Roumains s’attache à la religion orthodoxe.

On notera comme une particularité transylvaine que cette région de l’Europe n’a pratiquement jamais connu de persécution religieuse. Le vieux roi Jean, resté catholique, contemplait avec une sage patience ses prêtres disputer leurs thèses religieuses. La nature plus rude du moine György le poussa – rarement – à recourir à la force, et ce fut également lui qui promulgua, en 1545, la dernière loi contre les réformes religieuses. Mais la Diète de Torda, en 1548, reconnut l’existence des luthériens et n’interdit que la poursuite des réformes. A côté des deux cultes déjà «reçus», vint se placer celui des calvinistes, puis celui des antitrinitaires. A la Diète de 1568, la liberté religieuse générale fut proclamée car «la foi est le cadeau de Dieu».*EOE II.343. Même si, en 1570, on devra freiner légalement la trop libérale pensée théologique, cette curiosité européenne devient un fait: il existe un pays où cohabitent plus ou moins pacifiquement quatre cultes reconnus, et où un cinquième est toléré.

L’explication est tout d’abord à chercher dans la division en Ordres très marquée de la société. La religion luthérienne avait trouvé chez les Saxons une base disposant de droits autonomes; la noblesse hongroise qui, du fait de la désintégration du pays, était en crise d’idéaux, devint d’abord elle aussi luthérienne, puis calviniste; quant à l’antitrinitarisme, il sera la confession des Hongrois citadins de Transylvanie (Kolozsvár).

Le choix du culte fut finalement déterminé par des facteurs à la fois spirituels et politiques. Les Saxons de Transylvanie avaient réagi à la nouvelle situation en acceptant un culte venu d’Allemagne. Péter Petrovics, farouche adversaire des Habsbourg, avait par deux fois porté un secours décisif à la Réforme hongroise avec des motivations éminemment politiques. Les antitrinitaires devaient leur survie à l’âme tourmentée de Jean II qui était simultanément en quête de sa propre identité et de celle de son pays et devait ainsi trouver le moyen d’exprimer son appartenance au monde chrétien en même temps que ses distances par rapport à lui. L’exemple des Sicules en lutte contre la crise pourrait éclaircir le phénomène: certains d’entre eux s’accrochaient au catholicisme, de toute évidence en y cherchant la légitimation de leurs privilèges en train de s’amenuiser, d’autres se hâtaient d’essayer les différentes formes de la Réforme jusqu’à l’antitrinitarisme et même jusqu’à ses extrémités sabatariennes. Il semble que la détérioration de l’économie de certaines régions aurait influencé le développement de la Réforme: Kolozsvár et sa vie spirituelle pétillante se trouvaient en contradiction flagrante avec la Réforme des Saxons, qui se figeait dans un luthéranisme canonique.

Mais comment était-il possible qu’avec le pouvoir presque illimité du souverain de Transylvanie, les Ordres et même les autres groupes sociaux disposassent d’une aussi grande liberté en matière de religion? L’explication réside vraisemblablement dans la situation exceptionnelle qui était celle du pays: dans un Etat qui s’était constitué malgré lui et à l’avenir incertain, la religion de ses vassaux était, pour le souverain au pouvoir, une question secondaire.

Les rapports entre pouvoir et religion se manifestaient avec une assez grande clarté dans la politique religieuse d’Etienne Báthori. Ferenc Dávid, qui avait toujours l’esprit agité, franchit, dans les années 1570, un nouveau pas dans sa critique de la Bible: il niait la nécessité d’adorer le Christ. Le voïvode Kristóf Báthori voulait éviter toute intervention par la force, raison pour {f-284.} laquelle il invita en Transylvanie le célèbre philosophe antitrinitaire Fausto Sozzini, afin qu’il convainquît l’évêque du caractère erroné de ses affirmations. Constatant l’échec de Sozzini, le voïvode fit finalement emprisonner Dávid (en utilisant de fausses accusations) et celui-ci mourut au château de Déva en novembre 1579. Le camp antitrinitaire se divisa bientôt en plusieurs branches: l’aile modérée, dirigée par Biandrata, devint l’Eglise unitarienne, tandis que les radicaux qui, sous l’influence d’un disciple de Dávid, Mathias Vehe-Glirius, reniaient le Nouveau Testament, constituèrent la secte des sabatariens.

Entre-temps, Etienne Báthori entreprit de sérieux efforts visant à sauver le catholicisme moribond. En 1579, il obligea la Diète transylvaine à donner aux jésuites l’autorisation de venir s’installer dans le pays. Ceux-ci réussirent à ouvrir une école de niveau universitaire à Kolozsvár et des écoles primaires dans plusieurs communes. Les Ordres majoritairement protestants considéraient avec une haine non dissimulée les pères d’abord polonais et italiens, puis hongrois de la Compagnie de Jésus, notamment parce que leurs propres fils les fréquentaient volontiers. Báthori ne fit qu’une seule concession: il n’autorisa pas l’Eglise catholique, dont la situation était, en 1556, gravement préoccupante, à se réorganiser: Gyulafehérvár n’aura son évêque de nouveau que sous le prince Sigismond Báthori. Le prince-roi Etienne Báthori intervint également dans la campagne, menée par les Hongrois et les Saxons en vue de convertir les Roumains orthodoxes, et son intervention s’avéra d’une très grande importance. En 1544, Filip Moldoveanul édita, en roumain, à l’imprimerie de Szeben, des catéchismes et d’autres livres religieux marqués par l’esprit de la Réforme. Vers la fin des années 1550, un diacre du nom de Coresi reprit ce travail à Brassó. A la fin des années 1560, se crée, dans la région de Hátszeg, l’Eglise réformée roumaine de Transylvanie. Báthori, sans recourir à la force mais en soutenant l’Eglise orthodoxe roumaine, met un terme à ses progrès. En la personne d’un prêtre nommé Ghenadie, il lui donne en 1574 un évêque. Grâce à la continuelle immigration des Roumains, l’Eglise orthodoxe augmente le nombre de ses fidèles et réussit à isoler la Réforme roumaine, mais supprime du même coup la chance pour les Roumains d’obtenir, par l’intermédiaire de leur Eglise réformée, des droits dans le système des Ordres. Cependant, les orthodoxes, malgré leurs évêques, ne parviennent pas à se hisser au rang d’une religion «reçue».

L’effervescence spirituelle de la Réforme et de la Contre-Réforme naissante n’est pas seulement un reflet de l’ouverture des esprits, mais exerce aussi sur ceux-ci un effet stimulant. Plusieurs dizaines de milliers de livres imprimés dans le pays et à l’étranger passent jusqu’à la fin du XVIe siècle entre les mains des lecteurs. En tout premier lieu des travaux théologiques (Melanchthon est l’auteur le plus lu), suivis des auteurs de l’Antiquité et des humanistes contemporains: avant tout Aristote, Erasure, Boccace, Ramus (Pierre La Ramée) et juste Lipse.

Les belles-lettres font elles aussi leur apparition. Cette période est marquée également par la diffusion en Transylvanie, de la mode des «belles histoires». Le domaine le plus caractéristique de la vie intellectuelle transylvaine reste cependant l’historiographie. Le Transylvain Miklós Oláh, ainsi que György Szerémi et Antal Verancsics qui avaient vécu un moment à la cour de Szapolyai, devinrent d’éminents mémorialistes de la Hongrie des Habsbourg. L’évêque Ferenc Forgách qui, lui, avait fui la cour de Ferdinand pour s’installer à celle de Transylvanie, y fit la chronique des années 1540-1570. C’est à l’autre chancelier, Farkas Kovacsóczy, que l’on doit la première śuvre hongroise {f-285.} traitant de la théorie de l’Etat. Pál Gyulai, le précepteur du jeune Sigismond Báthori, fut le chroniqueur de la campagne de Russie de 1579-1581 menée par le roi Etienne. Le plus grand de tous était István Szamosközi, cet historiographe qui excellait par sa méthode scientifique et son objectivité. Il y avait également l’historien «officiel» Gian Michele Bruto invité ici d’Italie, puis son successeur en titre, János Baranyai Decsi Czimor.

La langue officielle des chroniqueurs de la cour était le latin avec l’espoir d’intéresser ainsi les lecteurs étrangers, alors que la littérature, qui s’épanouit justement à cette époque, s’écrivait en hongrois tout comme les lois à partir de 1565, ce qui fit du hongrois la langue officielle de l’administration.

La vie culturelle de la Transylvanie n’a pas coupé ses liens européens. La Réforme elle-même fut introduite par de jeunes Hongrois qui avaient fréquenté des universités occidentales: ce n’était pas le seul Honterus qui avait fait des études dans les écoles allemandes et suisses, mais il en fut de même pour toute une génération de prédicateurs saxons et hongrois. Abandonnant Vienne et Cracovie, qui continuaient à rester catholiques, on partait désormais pour Wittenberg ou Bâle. Pour pouvoir y accéder, il était nécessaire de s’être procuré une solide formation de base. C’est dans ce but qu’Honterus, en 1543, fonda le «Studium Coronense a et que furent ouvertes, les unes après les autres, avec l’aide des souverains, les écoles protestantes de degré moyen de Kolozsvár, Marosvásárhely, Gyulafehérvár, Nagyenyed et Székelyudvarhely.

Si, en acceptant la Réforme et en favorisant le développement de la littérature hongroise, la Principauté a donné des signes indubitables de sa maturité spirituelle, on y découvre aussi les séquelles du retard: par exemple, dans l’adoption tardive du mode de vie Renaissance. En vain les grands (le moine György, entre autres) tentèrent-ils de faire construire ou de transformer leurs châteaux selon la nouvelle mode italienne, l’esprit médiéval continuait à habiter ces nouveaux murs. Il est vrai que l’atmosphère puritaine de la Réforme ne favorisait pas le style de vie qui exaltait les joies de vie et dont les propagateurs étaient surtout des Italiens catholiques parmi les courtisans d’abord de la reine Isabelle puis de Jean II. Le grand changement fut opéré par Sigismond Báthori qui clamait haut et fort son catholicisme: sa cour était remplie de musiciens, artistes, serviteurs italiens. Grâce au musicien Gianbattista Mosto et au capitaine des gardes Gianandrea Gromo, ses relations s’étendirent jusqu’à Girolamo Diruta et même Palestrina. Cependant, la société transylvaine portait un regard réprobateur sur le faste Renaissance de la cour princière. Le noble moyen ou le simple citadin éprouvaient une nette aversion à son égard. En ce qui concerne la culture des couches plus simples de la population, le Moyen Age y dure jusqu’au début du XVIIe siècle car, même là où la vie spirituelle put s’épanouir, par exemple dans les «bourgades», la lutte entre la Renaissance et la Réforme se termine par la victoire de l’esprit puritain de cette dernière.