{f-25.} 2. Le royaume de Dacie


Table des matières

Le peuple dace

La datation et l’authenticité des premières mentions du peuple dace ne sont pas sans poser plusieurs très sérieux problèmes. D’une part, les données dont nous disposons doivent être utilisées avec une grande prudence, dans la mesure où les sources narratives, à l’origine très détaillées, n’existent qu’en extraits dans lesquels les récapitulations de l’histoire de certains peuples condensent fréquemment des événements d’époques différentes. L’autre difficulté vient de la double dénomination du peuple dace. La littérature grecque et romaine désigne sous plusieurs noms différents les tribus établies dans l’Est de la péninsule balkanique, dans la vallée du Bas-Danube et en Transylvanie. Le territoire situé au sud des Monts de Balkan et délimité à l’est par la Macédoine était habité par des Thraces, qui entrèrent très tôt en contact avec le monde hellénique, tandis que la région située au nord des Balkans et sur les rives du Bas-Danube étaient occupée par des Gètes. Les sources grecques utilisent également pour les Daces de Transylvanie, la dénomination de «Gétes», alors que les chroniqueurs romains, se référant à des sources grecques, traduisent souvent arbitrairement le mot «Gète» par «Dace», même lorsqu’il s’agit de Gèles proprement dits. Aussi doit-on utiliser avec certaines réserves les données sporadiques mentionnant la participation dace aux combats que les Romains menèrent, durant le IIe et le Ier siècles avant notre ère, contre les tribus thraces, gèles et celtiques, à la frontière nord de la Macédoine.

Le legs archéologique qui date de cette période ne fait guère la lumière sur ces questions. On trouve, sur le territoire du futur royaume de Dacie de l’époque de Burebista, qui s’étend du Dniestr au Danube et des Balkans aux Carpates du Nord, diverses communautés que l’on pourrait appeler «Gèles» au sud, «Bastarnes» à l’est, et «Celtes» à l’intérieur des Carpates. Exceptée la persistance de la métallurgie celtique du fer, la civilisation matérielle transylvaine connaît des transformations radicales. Les poteries retrouvées révèlent une proportion croissante de produits céramiques grossiers et non tournés; s’il y avait des potiers qui utilisaient des tours, ils étaient des immigrés venus des Balkans et du Bas-Danube, et non des artisans celtes. Les vestiges de l’architecture monumentale dace (Újvárhely, Kosztesd, Blidaru, etc.) révèlent, dès le Ier siècle avant notre ère, la maîtrise d’une technique d’origine grecque, et non celtique. Les murs à chemise de pierre maintenus par des poutres sont encore généralement répandus au moment de la chute du royaume de Dacie, et c’est sans doute à cette époque même qu’on érige la plupart des édifices construits avec cette technique. Les objets d’argent des orfèvres daces dont les équivalents ont été retrouvés, curieusement, dans la péninsule ibérique, sont en réalité les produits de la périphérie du monde celtique et ne remontent pas non plus à des époques antérieures à celle de Burebista. Les pots d’argent de Szörcse et de Csíkszentkirály ont probablement été confectionnés par des artisans grecs de l’époque romaine; les fibules à masques et les bracelets à enroulements multiples, par des orfèvres «barbares» initiés à cet art par leurs confrères grecs. Dans la mesure où l’on trouve, sur le territoire limité par les hautes montagnes de Ruszka, de Szörény et de Kudzsir et dans la vallée du Maros, parmi les pots en céramique non tournés, aussi des pièces originaires de Moldavie et du Bas-Danube, on est en droit de penser que l’incidence de la civilisation dace ne fut dans ce domaine que {f-26.} secondaire, et qu’elle n’était qu’une conséquence de l’avènement de l’empire de Burebista.

On a fondé, au cours du Ier siècle avant notre ère, de nombreux villages fortifiés sur les élévations du territoire dont le centre était la vallée de la rivière Városvíz, affluent du Maros, et qui était barrée au nord par des montagnes infranchissables, mais qui était cependant reliée au Danube par la vallée du Maros et celles des rivières Zsil et Olt. Selon des estimations récentes, le nombre des habitations ouvertes (c’est-à-dire non fortifiées) n’a cessé d’augmenter au cours des IIe et Ier siècles avant notre ère, ce qui permet de conclure à la transformation de la société dace. La nature de cette transformation est pourtant difficile à définir. Il est certain que l’influence celtique, très sensible dans le Nord de la Transylvanie, a singulièrement contribué au progrès technique. L’utilisation d’instruments de fer, l’adoption du tour de potier ainsi que d’autres inventions et innovations, aussi bien que la construction de forteresses sur des lieux élevés sont autant de manifestations de l’empreinte de la civilisation des oppida du premier âge celtique. L’emploi de signes monétaires et la frappe locale de monnaies indiquent que, du moins pour certaines catégories de marchandises et de valeurs, l’argent frappé est désormais utilisé comme étalon et devient un instrument de mesure adéquat des richesses accumulées. Cependant, tout comme chez les Celtes du Danube, la monnaie est loin de devenir un étalon universellement accepté et sa diffusion relative n’est guère accompagnée du progrès de l’économie de marché. L’économie dace était caractérisée par la prépondérance des exploitations familiales et de l’autarcie, ce qui signifie que la plupart des pots d’argile utilisés dans les foyers familiaux étaient eux-mêmes fabriqués à domicile ou tout au plus à l’intérieur d’une petite communauté et n’étaient pas des objets de commerce. De ce point de vue, l’économie dace, même à l’époque du royaume de Dacie, était moins développée que celle des Celtes du Danube.

Le règne de Burebista

Il nous reste ainsi à savoir quelles ont pu être les causes intrinsèques qui ont conduit à la construction de places fortes, signes d’une structuration très avancée de la société, à l’accumulation des richesses (en particulier de l’argent) et surtout au renforcement spectaculaire et inattendu de la puissance dace. Les très laconiques sources sur la société dace parlent de deux couches nettement distinctes, à la manière de castes: celle des «porteurs de toques» et celle des «chevelus». En effet, les aristocrates daces sont plus tard représentés coiffés de toques de feutre. La ségrégation d’une aristocratie peu nombreuse et des masses populaires assujetties donne ainsi une explication satisfaisante de la dualité des fonds archéologiques des Daces, dualité qui est unique dans tous les matériaux datant du début de l’âge du fer sur l’ensemble de la région danubienne: tandis que les sites situés sur l’emplacement des forteresses daces de jadis recèlent avant tout de superbes produits de céramique ainsi que des miroirs fabriqués par des Grecs et des pots de céramique peinte tournés, sortis d’ateliers locaux, ceux des habitats ouverts sont pour la plupart des objets en céramique très simples, voire grossiers, façonnés à la main et reproduisant les traditions de l’âge du fer, ainsi que quelques objets métalliques très rudimentaires.

Le fait même qu’une tribu – ou un groupe de tribus – parvienne rapidement à contrôler d’immenses territoires en utilisant comme alliés ou en soumettant {f-27.} plusieurs peuples qui lui sont étrangers aussi linguistiquement, n’est pas insolite dans l’histoire déjà plus ou moins connue des peuples danubiens et balkaniques des derniers siècles avant notre ère. Avant même que les Daces aient étendu leur domination sur les régions du cours inférieur et moyen du Danube, la Macédoine, tombée sous le joug romain, devait faire face aux incursions des Scordisques celtiques puis, vers le milieu du Ier siècle, aux assauts des Dardanes. Dès le milieu du IIIe siècle, le lieu d’établissement central des Scordisques se trouvait à l’emplacement de l’actuelle ville de Belgrade, tandis que les Dardanes étaient originaires du Sud de la Serbie et de la Macédoine actuelles. Lorsque les sources parlent des Scordisques comme des principaux ennemis de Rome, voire de ses uniques ennemis dans les Balkans, elles ne disent rien des Dardanes, ou bien elles se contentent de signaler que ceux-ci s’allièrent avec d’autres tribus thraces contre les Romains. Dès que la puissance des Scordisques, au tournant des IIe et Ier siècles avant notre ère, est brisée, ils ne sont plus guère mentionnés parmi les ennemis balkaniques de Rome. Au fur et à mesure que les Scordisques deviennent moins dangereux, les incursions des Dardanes ainsi que d’autres tribus thraces, naguère seulement auxiliaires des premiers, se font de plus en plus fréquentes. L’histoire politique du bassin carpatique des derniers siècles avant notre ère est également marquée par la domination d’une seule tribu ou groupe de tribus. Le Nord et l’Ouest étaient, à la fin du IIe siècle avant notre ère, contrôlés par un groupe de tribus celtiques, dirigé par celle des Boïes. La vallée de la Save appartenait aux Scordisques qui, jusqu’au début du Ier siècle avant notre ère, tinrent les tribus pannoniennes établies entre la Drave et la Save sous leur joug. L’hégémonie des Scordisques fut probablement brisée, dans cette région, à la suite d’une série de revers essuyés devant les Romains qui les attaquaient à partir de la Macédoine. Dans les années 60, les tribus pannoniennes accédèrent à l’indépendance; en effet, le plan stratégique du roi du Pont, Mithridate, qui se proposait d’attaquer l’Italie en traversant la péninsule balkanique et les Alpes, mentionne les Pannons (et non plus les Scordisques) comme possesseurs de cette région.

Ces peuples du bassin carpatique et des Balkans durent faire face, vers le milieu du Ier siècle avant notre ère, à l’expansion rapide et inattendue du royaume dace de Burebista. Les sources ne nous permettent pas d’établir avec certitude si Burebista fut effectivement le premier monarque dace suffisamment puissant pour soumettre à son autorité l’ensemble des tribus daces ou s’il put, dans ses efforts, s’appuyer sur les progrès de la centralisation entamée par ses prédécesseurs. Les chroniques font coïncider certains événements importants de son règne avec quelques dates capitales de l’histoire romaine: ainsi, par exemple, le pontife Decaineus, soutien et conseiller de Burebista, serait arrivé en Dacie au moment de l’avènement de Sulla (82 av. J.-C.), tandis que Burebista aurait été assassiné la même année que César (44 av. J.-C.). Ce rapprochement artificiel ne nous permet guère plus que de situer le règne de Burebista avant le milieu du Ier siècle avant notre ère. Selon la Geographica de Strabon (notre source essentielle pour l’étude de cette période), la réalisation de ses grandes conquêtes n’occupa que quelques années de son règne, long peut-être de quatre décennies. D’après une inscription de Dionysopolis (Balčik, Bulgarie)*G. MIKHAÏLOV, Inscriptiones Graecae in Bulgaria repertae I, Sophia, 19702, n° 13 = Á. DOBÓ, Inscriptiones… n° 837., Burebista était «le premier et le plus grand roi de Thrace» vers {f-28.} 48 avant notre ère. Cette même inscription mentionne également un roi gète, auprès du père duquel la ville de Dionysopolis avait délégué une ambassade, que celui-ci reçut à Argedava. Le caractère fragmentaire du texte ne nous permet pas d’établir si ce roi d’Argedava était ou non le père de Burebista; il reste également à savoir si la ville d’Argedava est la même qu’Archidava (Varadia), sur la frontière est du Banat. Si tel était le cas, il faudrait présumer que le roi qui avait reçu l’ambassade des Grecs à Argedava était bien le père de Burebista. Cette hypothèse est par ailleurs infirmée par le fait que l’influence de Burebista, dans la première moitié de son règne, ne s’étendait sans doute pas encore jusqu’aux villes grecques de la mer Noire. Le plan téméraire du roi du Pont Mithridate, qui date des années 60, ne mentionne les Daces ni comme ennemis ni comme alliés, ce qui porte à croire qu’ils ne contrôlaient alors ni le Bas-Danube ni les bords de la mer Noire. Tout cela nous amène à conclure que toutes les conquêtes durent être réalisées effectivement en l’espace de quelques années, au milieu du premier siècle avant notre ère. Burebista devait employer la première étape, plus longue, de son règne à forger l’unité des tribus daces et, en même temps, à fonder et consolider le royaume dace. Dans ces opérations très sanglantes Burebista était secondé par son conseiller, le pontife Decaineus, investi de «pouvoirs quasi royaux».

S’étant acquitté de la tâche difficile de réaliser l’unité politique des tribus daces, Burebista prit rapidement possession de vastes territoires. L’ordre de ses conquêtes est l’objet de controverses, puisque les sources se contentent de signaler ses progrès. Or, Burebista étendit la puissance dace dans trois directions. Au sud-est, il avança jusqu’à la mer Noire, s’emparant des villes grecques situées entre le delta du Danube et les Monts du Balkan, raison pour laquelle il avait précédemment dû assujettir les tribus gètes installées sur le Bas-Danube, et aussi, vraisemblablement, les Bastarnes établis au nord de ceux-ci, sur les versants extérieurs des Carpates. D’origine celtique ou germanique, le peuple des Bastarnes, dès le IIe siècle avant notre ère, fournit des troupes à l’armée des rois de Macédoine ainsi qu’à d’autres puissances étrangères, tandis qu’après la mort de Burebista, la communauté se mit au service, voire à la solde des Daces luttant contre les Romains.

Une deuxième poussée, déjà très dangereuse aux yeux des Romains, fut dirigée sur la Macédoine. Après avoir franchi le Danube, Burebista progressa jusqu’à la province romaine de Macédoine et aux côtes dalmates, elles aussi occupées par les légions, tout en dévastant la majeure partie de la péninsule balkanique. La nécessité de parer au danger dace fut, dans la politique étrangère romaine des dernières années de César, un impératif de tout premier ordre. Cependant, le seul résultat positif de ces conquêtes balkaniques fut que, après avoir été défaits par Burebista, les Scordisques s’allièrent aux Daces. Au sortir des guerres qui suivirent, les Daces s’implantèrent durablement au sud du Danube, sur le territoire de la future Serbie. Enfin, l’expansion dace se dirigea également contre les voisins celtes de l’Ouest. La fédération de tribus dominée par les Boïes comptait dans ses rangs, dans la première moitié du Ier siècle avant notre ère, aussi les tribus celtiques de la Transylvanie septentrionale. Burebista s’employa vraisemblablement, tout d’abord, à briser la résistance des Taurisques et des Anartes, et se heurta ainsi au groupe de tribus celtiques commandé par les Boïes qui contrôlaient la totalité de la partie nord du bassin carpatique. Le conflit éclata au moment où les Daces, franchissant le Maros, commencèrent à avancer vers la région habitée par les Boïes (la Transdanubie et l’Ouest de la Slovaquie actuelle). La victoire de Burebista sur les Celtes entraîna non seulement la dislocation de la fédération de tribus {f-29.} dominée par les Boïes, mais aussi l’établissement des Daces dans la partie méridionale de l’actuelle Slovaquie. Cela est attesté, outre la diffusion des produits de céramique façonnés à la main caractéristiques des Daces, par la «dacisation» progressive, au IIe siècle après notre ère, des noms de personnes des Celtes installés en Slovaquie du Sud.

Cette mutation des rapports de pouvoir dans les régions du Moyen et du Bas-Danube était d’autant plus inquiétante pour les Romains qu’elle était le fait d’un peuple naguère peu connu et établi à l’écart de leur sphère d’influence, mais qui était devenu, avec une rapidité étonnante, un élément de tout premier ordre sur les frontières de l’Illyricum (c’est-à-dire des côtes dalmates) et de la Macédoine. La destruction de la puissance dace figurait ainsi parmi les desseins majeurs de la politique étrangère de Jules César. Il avait l’intention de l’attaquer à partir de la Macédoine, probablement en 44 ou en 43 avant notre ère, mais il en fut empêché par les conspirateurs de l’an 44. A peu près à la même époque, Burebista tomba lui aussi victime d’un attentat politique. Le complot – qui, au dire de nos sources, était plutôt une révolte – fut vraisemblablement ourdi par certains groupes particularistes de la noblesse dace, puisque l’unité politique des tribus daces n’avait pu se réaliser que par l’éviction de la plupart des chefs de tribus jusque-là indépendants. On ne peut bien entendu pas exclure que les maîtres de Rome n’aient pas trempé dans l’assassinat de Burebista; plusieurs de ses successeurs entretinrent des relations avec Octave, puis avec Antoine.

La période de transition

Burebista avait, à l’apogée de son pouvoir, 200 000 guerriers sous ses ordres; un peu plus tard, les effectifs de l’armée dace seraient passés à un cinquième de ce chiffre. Son royaume se scinda d’abord en quatre, puis en cinq parties distinctes. Dans la région centrale, Decaineus réussit dans un premier temps à régner sur la propre tribu de Burebista, cependant que Comosicus (apparemment son successeur) parvint selon toute évidence à unir de manière définitive en sa personne les pouvoirs de roi et de pontife. La liste des rois qui se succédèrent de Burebista à Decebalus doit comprendre ceux qui furent les maîtres de cette région centrale (Transylvanie du Sud-Ouest); les autres rois daces et gètes cités à l’époque d’Auguste régnaient par contre sur les tribus sécessionistes des Gètes du Bas-Danube. Par ailleurs, la liste des monarques du royaume de Dacie n’est pas sans poser de problèmes. Comosicus y est mentionné comme le successeur de Burebista et de Decaineus, alors que le Dace Cotiso, dont le nom figure dans plusieurs sources comme maître du Danube à la hauteur des Portes de fer, est absent de cette liste. Or, comme celle-ci contient un certain nombre d’erreurs de plume, il apparaît comme vraisemblable que Comosicus ait été identifié à Cotiso, qui a régné, selon toute probabilité, sur la partie centrale de l’ancien royaume de Burebista.

De tous les royaumes issus de la dislocation de l’empire de Burebista, seul celui de Transylvanie (à l’intérieur des Carpates) peut être considéré comme royaume dace proprement dit: les autres rois ont tous régné sur diverses tribus gètes. Parmi ces derniers, les sources citent le nom de Dicomes qui, pendant la guerre civile qui suivit la mort de César, entra en relations avec Antoine et lui proposa même de prêter main forte à la bataille d’Actium. Cotiso lui, se rapprocha d’Octave et, à en croire les accusations d’Antoine, celui-ci alla jusqu’à envisager de nouer des liens familiaux avec lui. Les autres rois gètes {f-30.} ou daces changèrent plusieurs fois de camps entre les factions romaines, espérant pouvoir, le cas échéant, monnayer leurs services. Ces relations diplomatiques, singulièrement complexes pour les peuples «barbares» de cette époque, s’expliquent par le fait que chaque roi qui régnait sur une partie de l’ancien royaume dace se considérait comme le successeur légitime de Burebista; par conséquent il cherchait, afin de réaliser ses ambitions hégémoniques, des appuis extérieurs. Dans ces conditions, la menace d’une attaque dace ne pouvait non plus être ignorée de l’opinion romaine de l’après-César. Prétendant recueillir l’héritage de César, Octave se targuait d’exécuter le testament politique de son prédécesseur en déclarant la guerre aux Daces malgré l’inopportunité d’une telle action. Il commença même la guerre de 35-33 av. J.-C. contre les Iapodes par des harangues répandant l’idée de la campagne dace, alors que son objectif véritable était l’occupation de la côte adriatique pour faciliter les relations entre l’Italie et les Balkans. L’un des résultats de cette expédition fut la prise de la ville de Siscia (Sisak), dans la vallée de la Save, qui sera plus tard une base opérationnelle de premier ordre contre les Daces.

Bien entendu, la guerre dace n’eut pas lieu. D’une part, parce que les années suivantes furent celles de la phase décisive de la lutte pour le pouvoir; d’autre part, du fait que la menace dace n’était pas suffisamment grave pour prévaloir des visées directes de la politique étrangère romaine. Rome se contenta donc de refouler Cotiso des territoires situés au sud du Danube; cette opération se déroula en 29 av. J.-C. peu après la victoire d’Octave à Actium. Dans la première phase d’une guerre balkanique de plusieurs années, M. Licinius Crassus réussit à vaincre Cotiso, qui se maintint cependant sur la rive gauche du Danube, et conserva vraisemblablement pour une longue période encore la partie centrale du royaume de Burebista.

Ainsi, l’avance d’Auguste sur le Danube ne menaçait-elle pas directement les Daces, auxquels Rome ne devait se heurter – ou se lier – que plus tard, dans la campagne militaire et diplomatique de grande envergure qui visait à régler la situation politique des territoires situés au nord du Danube. Cette opération avait bien entendu été précédée de l’invasion du Norique et de la Pannonie, ainsi que de la mise sur pied de l’armée de la Mésie, qui relevait de la Macédoine, puis comme dernière phase de ce grandiose déploiement des forces, les Romains firent les premiers pas vers l’extension de leur domination sur la rive gauche du Danube. Pendant la guerre qui conduisait à l’occupation de la Pannonie (10 av. J.-C.), les Daces franchirent le fleuve; leur attaque une fois refoulée, Auguste décida une expédition de vengeance, qui «contraignit les Daces à supporter la domination du peuple romaine»*Res gestae divi Augusti (Monumentum Ancyranum) 30 = Á. DOBÓ, Inscriptiones… n° 769.. Il est fort probable que cette campagne fût menée par M. Vinicius, qui avait vaincu, on le sait, lors d’une précédente campagne, l’armée des Bastarnes, avant de contraindre des peuplades daces et celtiques à accepter «l’alliance»*Á. DOBÓ, Inscriptiones… n° 769a. romaine. Une autre campagne, menée par Lentulus, se déroula à peu près au même moment: celui-ci obligea «le peuple peu abordable» des Daces des montagnes à s’enfuir au nord du Danube et il installa des postes de guet sur la rive sud. Cette opération, selon une de nos sources, aurait eu pour résultat «de refouler la Dacie, sinon de la vaincre»*FLORUS, Epitome II, 28 (= IV, 12).. Des campagnes romaines ultérieures, seuls quelques détails {f-31.} nous sont connus: ainsi, par exemple, nous savons qu’une armée romaine se rapprocha des Daces en remontant la Tisza et le Maros en bateau et que la remarque du poète, selon laquelle le Pont était accessible par une voie courte pour la tribu des «Appuli» de Dacie (il s’agit vraisemblablement des habitants des environs d’Apulum [Gyulafehérvár]), devait elle aussi faire écho à un événement contemporain. Or, cette remarque additionnelle est la seule allusion au fait que les Daces auraient, après la mort de Burebista, cherché des contacts dans la région du Bas-Danube. La route la plus courte entre Apulum et le Pont passe par la vallée de l’Olt; ce ne fut certainement pas un hasard si Auguste – qui, du reste, n’accordait pas une très grande importance à l’occupation militaire de la frontière du Danube qu’il venait d’atteindre – établit un des premiers camps des légions danubiennes (Oescus = Gigen) tout près de l’embouchure de l’Olt. Un autre camp datant vraisemblablement de l’époque d’Auguste (Carnuntum = Deutschaltenburg) fut installé à proximité du royaume germanique de Maroboduus, autre adversaire dangereux des Romains sur le Danube. Cela indique également que, même après sa dislocation et ses énormes pertes territoriales, le royaume de Dacie relevait toujours des formations politiques les plus structurées et difficilement accessibles.

Dans ces conditions, le lent progrès de deux tribus de cavaliers sarmates, qui continuaient à se déplacer vers l’Ouest le long du Bas-Danube, fut certainement très avantageux pour les Romains ayant à peine consolidé leurs positions danubiennes. Ainsi, les Iazyges, suivis de près par les Roxolans, venaient-ils s’interposer entre les Gétes et les Daces et devaient jouer le rôle d’une sorte d’ethnie tampon entre l’Empire romain et ses adversaires. L’incessante migration des Sarmates – qui bénéficiaient parfois de l’appui de Rome – dut être l’une des causes des incursions plus ou moins importantes des Daces qui ralliaient parfois à leurs attaques aussi les Sarmates. Pour diminuer les tensions entre les diverses peuplades installées au nord du Danube, les Romains avaient, dès le règne d’Auguste, procédé à des transferts de population. Ils avaient contraint un grand nombre de Daces à aller s’établir en Mésie en cédant leur place aux Sarmates. Les troubles ainsi suscités ne devaient s’apaiser que très lentement. La Mésie est ravagée par les Daces et Sarmates jusque dans les dernières années du règne de Tibère. Ces bouleversements furent suivis d’une longue période de paix, qui correspond, selon la liste de rois mentionnée plus haut, aux quarante ans de règne du roi dace Coryllus.

Comme aucune autre source ne mentionne Coryllus, il est à présumer qu’il s’agit là d’une faute du copiste qui s’est trompé en écrivant le nom dace relativement fréquent de Scorilo. Or nous connaissons une anecdote à propos d’un roi dace nommé Scorilo: voulant convaincre son peuple de la vanité de toute ingérence dans la lutte des factions romaines, il aurait lâché deux chiens l’un sur l’autre puis aurait fait conduire un loup devant les deux bêtes acharnées à s’entre-déchirer; les deux chiens se seraient immédiatement rués sur le loup.*FRONTINUS, Strategemata I, 10, 4. Cette prudence devait caractériser l’ensemble du règne de Coryllus-Scorilo: en effet, lors de la première crise grave de l’Empire romain (68-69 de notre ère), l’exemple des chiens se montra d’une actualité toute particulière lorsque les légions parties pour la guerre civile abandonnèrent la défense du limes danubien. Les Sarmates profitèrent à maintes reprises de cette situation pour infliger de lourdes défaites à des armées romaines, capturant même des proconsuls. Or, l’exemple de Scorilo peut être de manière tout à fait évidente {f-32.} mis en rapport avec un événement précis. Durant la crise de 68-69, les Daces traversèrent eux aussi le Danube en Mésie et occupèrent quelques camps romains près du limes. Nous ignorons si l’expédition avait été décidée par Scorilo lui-même ou par le chef d’une tribu dace indépendante de lui. Si l’exemple des chiens vient effectivement du roi dace nommé par erreur Coryllus, il est probable que l’attaque ait été lancée par des Daces indépendants de Valachie et Coryllus (c’est-à-dire Scorilo) devait suggérer cette leçon pour calmer son peuple.

Tacite note, à propos de l’incursion en question, qu’ «on ne peut jamais faire confiance»*TACITE, Historiae III, 46, 2. au peuple dace. Bien que cette opinion se base aussi sur les expériences ultérieures des guerres daco-romaines, les Daces faisaient, depuis l’époque de Burebista, l’objet d’une attention soutenue de la part de Rome. L’établissement du rapport appelé «alliance», partout ailleurs réussi (il s’agit en réalité d’un rapport d’étroite dépendance) s’avérait plus difficile avec le royaume de Dacie. Lorsqu’on affirmait pendant un moment vers la fin du règne d’Auguste, que les Daces n’étaient plus aussi dangereux qu’auparavant, voire qu’ils étaient même prêts à reconnaître la suprématie romaine, cette impression dut s’inspirer de l’attitude pacifique de Scorilo. Il semble cependant que l’alliance (foedus) daco-romaine se fondait sur des bases peu solides. L’Etat dace différait sur plusieurs points des Etats satellites germaniques et sarmates établis près de la frontière danubienne de l’Empire romain. Le royaume de Dacie jouissait d’une situation géographique singulièrement favorable: du côté du Danube, son centre était protégé par des montagnes inaccessibles; une éventuelle offensive romaine – qu’elle vînt de l’ouest par la vallée du Temes ou du Maros, ou de l’est par la vallée du Zsil ou de l’Olt – aurait obligé l’armée à faire un grand détour et à franchir des défilés et des cols bien défendus. De toute manière, du point de vue tactique, les Daces bénéficiaient d’avantages, en particulier sur la section la plus importante de la frontière danubienne de l’Empire romain, où le fleuve traverse, dans une vallée étroite et escarpée, les franges sud des Carpates, et où il fallait tailler un chemin dans le rocher afin de permettre le halage de bateaux. Cette grande réalisation technique de l’Antiquité fut achevée vers la fin du règne de Tibère. Peut-être ne fut-ce pas un hasard non plus si les rapports daco-romains connurent alors une période de paix. Rome était sans doute prête à consentir aux Daces d’importants sacrifices matériels pour obtenir en contrepartie la sécurité de la navigation danubienne.

Le royaume de Décébale

En dehors des avantages dus à cette situation géographique, la politique étrangère romaine devait également tenir compte de la cohésion du royaume de Dacie, de son organisation centralisée. La «citadelle royale» de Sarmizegethusa était entourée de toute une série de places fortes construites sur le versant ouest des monts de Kudzsir, ce qui permettait de défendre efficacement le siège royal lui-même contre une éventuelle attaque des tribus daces révoltées des régions périphériques. Etendues sur plusieurs hectares, entourées de remparts, de murs épais et souvent flanquées de tours, ces forteresses abritaient non seulement des guerriers, mais aussi des ateliers, magasins, {f-33.} trésors, voire des sanctuaires royaux. Les murs de pierres soutenus par des poutres, les cours et les routes dallées, les escaliers en pierre et les égoûts creusés dans d’énormes blocs de pierre témoignent de la capacité de concentration de main-d’śuvre et de l’éclat du pouvoir royal. L’effet de ce «faste monarchique» sur un peuple primitif ne doit pas être sous-estimé; la distance qui séparait, au sein de la société dace, «coiffés» et «chevelus» nécessitait probablement la magnificence du décor qui entourait la personne royale.

 La Transylvanie à l’époque du royaume de Dacie

Carte r. La Transylvanie à l’époque du royaume de Dacie
1 – forteresse dace, 2 – camp militaire romain, 3 – ville romaine

La religion, dont les lieux de culte situés près des forteresses viennent d’être mis au jour par de récentes fouilles archéologiques roumaines, était également au service de la centralisation monarchique. Les sanctuaires tantôt ronds, bordés de pierres disposées dans un ordre régulier (servant sans doute aussi de calendrier), tantôt rectangulaires, appuyés sur quatre rangées de piliers, célébraient des cultes mêlés de croyances astrologiques. L’origine de ces cultes remonte, selon les écrivains de l’Antiquité, au Thrace Zalmoxis (ou, selon certains, Zamolxis), qui aurait été disciple de Pythagore. Les enseignements du fabuleux Zalmoxis, élevé dans la sphère des divinités, faisaient entre autres l’éloge de la vie ascétique. Cette mythologie d’origine thraco-géze avait vraisemblablement été introduite en Dacie par Decaineus, qui avait été invité à la cour de Burebista par le roi lui-même et était devenu le principal conseiller de celui-ci. Burebista reconnut les avantages d’ordre politique qu’il pouvait tirer de cette religion et en fit un instrument permettant la concentration de tous les {f-34.} pouvoirs. L’exercice de culte était un privilège. Aussi les prêtres étaient-ils les gardiens jaloux du secret de leurs dogmes. Le pontife lui-même était en quelque sorte un médiateur entre le roi et le monde supraterrestre. Il est possible que la médication ait elle aussi fait partie des attributions des prêtres: les livres de médecine grecs mentionnent un grand nombre d’herbes médicinales daces avec leurs noms daces, ce qui témoigne du développement des connaissances médicales et botaniques de ce peuple.

Les fouilles effectuées sur l’emplacement des forteresses daces ont permis de mettre au jour, outre les objets usuels de fabrication locale, un certain nombre de produits importés de Rome. Une partie de ceux-ci étaient des produits de luxe qu’on pouvait retrouver partout chez les notabilités barbares des régions situées au-delà des frontières de l’Empire romain. Mais ici, les marchandises importées de Rome comprenaient, en dehors des objets de luxe destinés à l’aristocratie tribale, des instruments et des outils de fer de bonne qualité pouvant contribuer aux progrès de l’artisanat dans les forteresses. Il est même probable que les Daces faisaient appel à des spécialistes romains pour diriger les travaux de fortification. On a retrouvé, notamment sur des pierres de sanctuaires, des signes accompagnés de caractères grecs, dont certains ont sans doute été tracés par les tailleurs de pierre afin de faciliter l’assemblage de ces «éléments préfabriqués», tandis que d’autres signes doivent être mis en rapport avec la fonction de calendrier de ces sanctuaires. Sur un pot gigantesque en forme de cône renversé (peut-être un instrument de culte), on a découvert deux cachets à lettres latines, en tous points identiques à ceux utilisés comme timbres sur les briques romaines; ils portent l’inscription DECEBALVS et PER SCORILO.

L’archéologie roumaine traduit ces deux inscriptions comme «Décébale, fils de Scorilo». Or les deux noms se trouvent sur deux cachets différents apposés sur un même pot, comme si l’un était celui du propriétaire (celui dont émane la commande), l’autre, celui de l’artisan. La référence au roi Décébale serait presque évidente si le mot rex n’était pas absent du texte. De plus, si l’on accepte l’interprétation des archéologues roumains, on doit voir en Décébale le fils de Scorilo; or, un troisième roi régna entre le «père» et le «fils»: Diurpaneus, qui donna une nouvelle orientation à la politique dace, orientation qui devait être suivie tout au long du règne glorieux de Décébale jusqu’à l’effondrement du royaume de Dacie.

Comme nous l’avons vu, le rapport d’«alliance» que l’Empire romain entretenait en tout lieu avec les peuples vivant près de ses frontières était tout à fait acceptable pour Scorilo, sans doute parce que Tibère s’engagea à lui verser, après la construction de la route qui longeait la gorge du Danube, un subside (stipendium) annuel très élevé. Iordanes écrira à un moment bien ultérieur que le roi Diurpaneus fit irruption dans l’Empire quand «sous le règne de Domitien, les Daces, craignant la rapacité de celui-ci, eurent dénoncé, après un long répit, le traité qu’ils avaient conclu avec d’autres Empereurs».*JORDANES, Getica, 76. Il est possible que Domitien se soit effectivement proposé de diminuer le subside annuel, extrêmement élevé, mais il apparaît comme peu vraisemblable qu’il ait voulu prendre cette mesure à un moment où l’attaque des Germains du Danube était imminente. Il est beaucoup plus probable que les Daces entreprirent leur offensive, provoquant de lourdes pertes romaines, en tenant compte de la menace germanique simultanée.

{f-35.} Les Daces lancèrent leur offensive dans le courant de l’hiver 85-86 au plus tard, peut-être en franchissant, comme ils l’avaient si souvent fait à des époques précédentes, le fleuve gelé. L’attaque surprise prit les Romains au dépourvu: le proconsul de la Mésie, Oppius Sabinus, y trouva la mort. La gravité de la situation ressort du fait que Domitien accourut immédiatement en Mésie et y passa plusieurs mois à préparer la revanche. Il confia la direction de la contre-offensive à Cornelius Fuscus, commandant de la garde prétorienne, qui traversa le Danube et pénétra assez profondément sur le territoire dace. Ce fut à ce moment critique que Diurpaneus transmit le pouvoir royal à Décébale, qui marque le début de son règne par une retentissante victoire sur les Romains. Fuscus lui-même trouva la mort sur le champ de bataille. Les pertes humaines de Rome furent si lourdes que toute une légion dut être portée disparue. Ce ne fut que le troisième chef de guerre romain, Tettius Iulianus, qui réussit, en 88, à arracher une victoire décisive à Tapae, dans un défilé qui ouvrait la route vers le siège dace de la royauté.

Nos sources très fragmentaires rendent malaisé de reconstruire l’évolution des rapports daco-romains après la paix et l’ «alliance» qui furent bientôt conclues. L’historiographie romaine, hostile à Domitien, voyait dans le traité de paix la victoire de Décébale, puisque celui-ci reçut non seulement un subside très élevé, mais aussi des spécialistes romains dont le savoir-faire pouvait servir des objectifs tant pacifiques que militaires. Cependant, après la victoire de Tettius Iulianus mais avant la conclusion de la paix, une armée romaine put être conduite impunément à travers la Grande Plaine, c’est-à-dire le «royaume de Décébale»*Á. DOBÓ, Inscriptiones… 502 = n° 774a., sur le front germanique: de plus, Décébale avait fait plusieurs tentatives de paix avant la défaite de Tapae, tout en sachant que Domitien poursuivit la guerre dans des conditions extrêmement difficiles (il était, dans le même temps, aux prises avec les Germains).

Décébale omit, dans les années suivantes, de profiter des difficultés de Rome, lorsque Domitien dut mener, en Pannonie, une guerre longue et épuisante, pleine de revers, contre les Germains et les Sarmates. Il semblait s’être contenté d’avoir obtenu un stipendium fort élevé et des spécialistes romains. Au lieu de se rendre personnellement à la cérémonie de paix, Décébale se fit représenter par un ambassadeur nommé Diegis (peut-être son frère), dont Domitien orna la tête du diadème symbolisant la dignité des princes «alliés».

Jusqu’à présent, les recherches n’ont pas encore pu déterminer avec précision les différentes périodes de construction des châteaux daces. Or il est fort possible que l’édification des murs de pierre et des tours ait été, au moins en partie, due à l’effort de Décébale qui, pour de tels travaux, employait des spécialistes romains. Le cachet portant le nom de Décébale est peut-être l’śuvre d’un militaire romain, d’autant qu’il est parfaitement identique à ceux utilisés dans les briqueteries militaires romaines. Les tuiles qui couvraient les édifices des forteresses devaient être elles aussi fabriquées par des artisans romains.

Durant les dix ans de l’alliance romaine consécutive au traité de paix, Décébale poussa très loin les frontières de son royaume. Les Romains toléraient les annexions territoriales tant que celles-ci ne sortaient pas du cadre du système d’alliances, c’est-à-dire qu’elles n’allaient pas à l’encontre de traités conclus avec d’autres princes, et qu’elles ne menaçaient pas de bouleverser le {f-36.} réseau soigneusement construit des alliances. La description géographique de Ptolémée nous permet de reconstituer avec précision l’expansion du royaume de Décébale, puisque son manuel de géographie, écrit bien des années après la conquête de la Dacie, ne fait pas coïncider les frontières daces avec celles de la province romaine et ignore complètement les légions romaines stationnées en Dacie, alors qu’il les signale dans toutes les autres provinces romaines. De plus, il parle de Sarmizegethusa comme du «siège royal». Or, il devait s’agir là non de la colonie romaine fondée à l’emplacement de Várhely, mais du château royal situé près d’Újvárhely. La Dacie de Décébale était limitée à l’ouest par la Tisza, au nord par les Carpates, à l’est par le Dniestr. Ce vaste territoire, également habité par bon nombre de Celtes, Sarmates et autres peuples différents des Daces, dut être progressivement assujetti par le roi non sans quelques guerres. Ptolémée énumère l’ensemble des peuples assujettis par Décébale, mais omet malheureusement d’indiquer leurs établissements exacts. Ceux du Nord, grâce à d’autres sources, nous sont connus, tels les tribus celtes des Anartes et des Teurisques, quelques tribus du groupe des Boïes établies au Nord de la Transylvanie, ainsi que les Coïstoboces de langue thrace, installés au-delà des Carpates. Les noms des autres peuples ne sont cités nulle part ailleurs. Leurs noms d’ethnie sont très souvent des dérivés de toponymes (Predavenses, Ratakenses, Kaukoenses, Buridavenses, etc.). Comme il s’agit là de peuples occupant des positions centrales sur la carte de Ptolémée, on peut avancer l’hypothèse que Décébale répartit les Daces entre des régions ayant chacune son centre, et mit ainsi un terme brutal à l’organisation tribale traditionnelle. Il est caractéristique que le seul nom de tribu dace connu de longue date, celui des «Appuli», ne figure pas, même sous sa forme Apulenses, dérivée du toponyme Apulum, sur la liste des peuples dressée par Ptolémée.