Table des matières

La société transylvaine se préparant à la révolution bourgeoise

La vague des révolutions européennes atteint la Transylvanie pour ainsi dire dès l’arrivée du courrier de Vienne et de Pest.

La première manifestation majeure de cette effervescence est, le 3 mars, l’intervention de Lajos Kossuth à la Diète de Pozsony, pour revendiquer, pour toutes les provinces de la Monarchie, l’introduction de la constitutionnalité bourgeoise. Dix jours plus tard, le peuple de Vienne se soulève. Le souverain se sent contraint de promettre une Constitution et de laisser la constitutionnalité se manifester. Le 15 mars, la révolution triomphe à Pest-Buda: des dizaines de milliers de personnes y défilent sans que l’armée ose intervenir. Les chefs de file de la jeunesse radicale résument en 12 points le programme de la révolution, somme des efforts réformistes des vingt années qui viennent de s’écouler; le programme est formulé sur un ton incisif, afin que le monde entier sache ce que la nation hongroise demande. Entre-temps, la Diète transformée en une véritable Assemblée constituante, proclame la Hongrie royaume constitutionnel souverain. Le roi trouve, en la personne de Lajos Batthyány, un premier ministre énergique qui, dès le 23 mars, promulgue la {f-465.} loi sur l’affranchissement des serfs votée par la Diète, ce qui permet de prévenir toute velléité de retourner la paysannerie contre la transformation nationale bourgeoise. Le 11 avril, le souverain sanctionne les lois de Pozsony dont celle qui stipule «l’union totale de la Transylvanie, partie de la Couronne hongroise, et de la Hongrie, sous un même gouvernement». La réalisation de l’union dépendra, selon les termes de la loi, de la position que prendra la Diète transylvaine à convoquer.

Les libéraux hongrois de Transylvanie demandent, dès le 19 mars, le soutien et l’aide de la Diète. Le 20 mars, ils publient, avec les conservateurs, une Déclaration commune. Le lendemain, c’est la révolution à Kolozsvár, après celles de Vienne et de Pest. Le peuple de la ville, avec des étudiants à sa tête, manifeste dans l’enthousiasme et le conseil municipal adresse une requête au Gubernium. Les revendications ne portent pas seulement sur la convocation de la Diète et la réalisation de l’union, mais aussi sur des réformes visant la transformation radicale de la société: égalité devant la loi, émancipation des serfs, égalité des charges. Le peuple des villes descend manifester dans la rue. Les assemblées des comitats se réunissent et plus d’une d’entre elles deviennent de véritables assemblées du peuple. Elles adoptent les directives de Kolozsvár, et vont même plus loin en menaces, dans l’hypothèse que si la Diète n’était pas réunie, elles enverraient leurs députés à la Diète hongroise. Les instructions données aux députés sont de véritables programmes révolutionnaires. Telle municipalité, usant de son droit d’autonomie, décide la participation égale aux charges publiques. Entretemps, le gouverneur, József Teleki, convoque la Diète, sans l’aval du roi, pour le 31 mai.

La révolution européenne gagne l’opinion transylvaine et désarme les adversaires du progrès. Les conservateurs qui, naguère, tenaient encore le haut du pavé, disparaissent de la scène politique, certains d’entre eux, afin de sauver ce qui peut l’être, rejoignent les libéraux. Le chancelier Samu Jósika espère avec un optimisme contre-révolutionnaire qu’en déployant une propagande en faveur de l’autorité du souverain et de l’armée et en entretenant le mythe du «bon empereur» largement répandu en milieu rural, il sera capable d’éviter que ne se généralise le mécontentement paysan et d’obtenir que la noblesse, mue par ses intérêts de classe, soit solidaire de la politique conservatrice: il s’emploie donc à remettre à mars 1849 l’affranchissement des serfs. Il suggère au roi de nommer ban de Croatie ce Jellačić dont il connaissait la loyauté absolue à la Cour et qui, plus tard, prendra les armes contre le gouvernement hongrois. Cependant, après l’adoption de la loi sur l’union par la Diète de Pozsony, se rendant compte que l’évolution des rapports de force lui est défavorable, Jósika donne sa démission. La Transylvanie devient une province ingouvernable que ce soit avec les méthodes du conservatisme impérial ou du provincialisme régional, tant les mouvements nationaux et populaires s’y manifestent avec vigueur.

Des aspirations nationales roumaines font surface et prennent une ampleur inattendue. Elles se fixent comme but de s’assurer une base populaire et de définir une position visant l’unité nationale de tous les Romains. De jeunes intellectuels radicaux, juristes, avocats et clercs d’avoué entreprennent d’organiser le mouvement. Dans un premier temps, ils ne refusent pas le rattachement de la Transylvanie à la Hongrie, mais ils y posent des conditions. Ils revendiquent l’usage de la langue roumaine ainsi qu’une émancipation des serfs avantageuse pour la paysannerie roumaine. C’est à cette condition que les jeunes intellectuels roumains, Alexandra Papiu-Ilarian et Avram Iancu, signent {f-466.} le mémorandum des clercs d’avoué hongrois de Marosvásárhely, et Ioan Buteanu rédige une pétition dans cet esprit. En mars, Simion Bărnuţiu est le seul parmi les chefs de file du mouvement roumains à s’opposer formellement aux prétentions hongroises d’union de la Transylvanie à la Hongrie. Cet ex-professeur de philosophie qui – comme nous l’avons vu – fut chassé manu militari du lycée de Balázsfalva et qui commença, à l’âge de quarante ans, des études de droit à Nagyszeben, s’exprime en ces termes dans un manifeste resté manuscrit: «maudit soit à jamais le Roumain qui ose conclure n’importe quelle union tant que la nation roumaine ne sera pas reconnue au plan politique», car «sans nation, même la république n’est qu’une exécrable tyrannie».*VICTOR CHERESTEŞIU, A balázsfalvi nemzeti gyûlés (Le rassemblement national à Balázsfalva), 15-17 mai 1848, Bukarest, 1967, 221-222. Face à l’exclusivisme et au messianisme nationaux, George Bariţ tente d’esquisser un programme qui réponde aux besoins nationaux et sociaux: il entrevoit une possibilité de dénouement par la mise en place d’un système d’administration fondé sur l’autonomie des comitats, avec usage de la langue maternelle. Cependant, la bonne volonté de rechercher un compromis doit reculer devant la réalité de l’affrontement.

La paysannerie, telle une puissante personnalité collective consciente de ses forces et de ses faiblesses, entre en scène. Les manifestations de la noblesse des comitats et de la bourgeoisie des villes ne manquent pas de lui ouvrir les yeux sur les grandes mutations du monde. L’émancipation des serfs en Hongrie produit un énorme effet. Dans les comitats occidentaux, on commence à refuser, en s’y référant, la corvée, ce en quoi les communes hongroises vont souvent en tête. En Transylvanie intérieure, des manifestes colportés de presbytère en presbytère par de jeunes Roumains ont un profond retentissement. Lorsque le pope refuse d’en faire la lecture publique, les villageois vont jusqu’à l’y contraindre, comme à Dràg, où l’on est forcé de rendre publique une proclamation émanant de Buda. Et les gens n’en retiennent pas l’idée originale, à savoir que l’union de la Transylvanie à la Hongrie impliquera l’émancipation immédiate des serfs, mais y voient bien plutôt une «lettre d’affranchissement» qui, selon l’interprétation d’une des personnes présentes, signifie que «le joug des Roumains est brisé, leur jour se lève, leur Paradis s’ouvre car nous ne servirons dorénavant nul maître».*OL EOKL Gubernium Transylvanicum in Politicis, 1848: 9012. Des croyances et des rêves bien ancrés dans le monde des serfs reprennent soudain vie. Les déclarations des assemblées de comitat qui laissent entrevoir l’émancipation des serfs sans la concrétiser n’a d’autre effet que de renforcer la méfiance à l’égard de la noblesse et la conviction que le «bon empereur» a, depuis longtemps, dépêché le décret ordonnant l’abolition du servage, mais que les nobles l’ont escamoté. On chuchote même que l’Empereur aurait alloué aux paysans la propriété allodiale. Le monde rural fait donc la grève et se prépare à des changements et à une sorte de «rédemption» collective. Messianisme et discipline politique se complètent fort bien. Et on oppose une résistance passive aux actions policières du Gubernium et des autorités des comitats: à la proclamation de la loi martiale, à l’érection de potences à l’entrée des villages, sans oublier les opérations de ratissage à l’encontre des jeunes meneurs et diffuseurs de proclamations.

On croirait voir apparaître comme justiciers les héros des contes populaires, quand les paysans nomment Bărnuţiu «roi de Balázsfalva» et Iancu, le Prince. {f-467.} La même vénération quasi royale est accordée aussi à László Nopcsa, le comes conservateur démissionnaire qui, en affichant ses origines roumaines, avait tenté de noyauter le mouvement national roumain avant de le dénoncer à Vienne. Ceux qui inspirent de la peur aux nobles sont automatiquement auréolés par le peuple comme libérateurs.

C’est auprès des couches laissées pour compte par le pouvoir central, que la politique de solidarité prônée par la noblesse libérale trouve le plus d’audience. Cela avant tout en Terre sicule, en particulier dans Háromszék où la société est relativement bien structurée, la production marchande plus développée et la division interne du travail mieux différenciée. Le besoin de faire valoir des intérêts opposés y incite curieusement à la solidarité. Le serf veut être l’égal du garde-frontières, et ce dernier du noble, propriétaire de terre. Ainsi le serf y prétend posséder, en tant qu’homme armé, la terre qu’il a cultivée jusqu’à ce jour, terre que le garde-frontières et le noble considèrent comme leur bien. Chacun tente de protéger son organisme féodal représentatif, à qui mieux mieux ou l’un contre l’autre ou encore en recherchant l’alliance de l’autre, tout cela dans l’espoir d’y trouver une tribune propre à défendre ses intérêts. Voilà comment la constitutionnalité féodale peut servir de cadre à des aspirations libérales et démocratiques. Un exemple: à la fin d’avril, quelques garde-frontières, guidés par deux jeunes avoués, refusent d’obéir à l’ordre du haut commandement de l’armée de se rendre à Brassó. Au lieu de suivre la consigne, ils prêtent serment au Gubernium, et envoient à la Diète les deux avoués comme députés d’une bourgade. Puis, fin mai, une assemblée populaire décrète, sur l’initiative des garde-frontières, l’abolition de la corvée.

De manière paradoxale, c’est le roi Ferdinand V qui est devenu le personnage-clé des situations conflictuelles qui se succèdent. De caractère incertain, ce souverain est proprement déchiré entre les suggestions du parti aulique cherchant à sauver l’absolutisme et celles du premier ministre hongrois qui tente de réconcilier les intérêts de toute la Monarchie avec ceux de la Hongrie.

Fin avril, le nouveau gouvernement autrichien mis en place par la révolution – gouvernement dont la compétence, selon les lois de Pozsony, ne s’étend pas à la Hongrie –, se prenant pour l’héritier des administrations viennoises de naguère, s’avise de prendre des mesures au détriment de l’indépendance de la Hongrie, et cela afin d’assurer le statut de grande puissance de l’Empire. Dans un premier temps, Vienne n’a pas d’idées précises, une partie des hommes d’Etat autrichiens sont favourables au compromis, tandis que les partisans d’une centralisation absolue ne reculent pas devant l’idée d’une «solution» armée. D’origine transylvaine, un général commandant de corps d’armée ne cache pas, dans une lettre envoyée en Transylvanie, que «le rétablissement de l’ordre commencera par la reprise de la Transylvanie afin de mettre entre deux feux la Hongrie insurgée», éventuellement avec «l’aide» des Roumains.*Lettre d’Ádám Récsey à János Bethlen, Bus, mai 1848, in: A szabadságharc története levelekben, ahogyan a kortársak látták (L’histoire de la guerre d’indépendance vue par les contemporains, dans leurs lettres). Publ. par IMRE DEÁK, Budapest, s.d., 77. Quant aux ministres autrichiens qui envisagent une expansion dans les Balkans, ils tiennent au statut séparé de la Transylvanie car ainsi, «la nation roumaine de Transylvanie pourrait, le cas échéant, constituer le noyau que rejoindraient, sous la suprématie autrichienne, les principautés danubiennes».*ÁRPÁD KÁROLYI, Az 1848-diki pozsonyi törvénycikkek az udvar elõtt (Les articles de lois de 1848 devant la Cour), Budapest, 1936, 344.

{f-468.} Les milieux dirigeants saxons sont d’abord véritablement paralysés par la révolution sans qu’ils aient à craindre des conflits majeurs à l’intérieur de leur société, les réformes plus ou moins importantes les ayant aplanis.

La question qui s’y pose avec acuité est celle de savoir s’il est possible de sauvegarder l’autonomie territoriale saxonne qui assurait une hégémonie territoriale régionale aux couches dirigeantes et une supériorité à la société saxonne par rapport à son environnement. D’où son élan libéral et démocratique contre la bureaucratie et son attachement aux institutions ancestrales et au passé national mythifié.

La question du rattachement de la Transylvanie à la Hongrie divise les forces politiques et l’opinion saxonnes. Alors que, fin mars, Nagyszeben adresse à Vienne une déclaration de fidélité et que, fin avril le comes Franz von Salmen attaque de plus en plus l’union, à Brassó et à Segesvár on rédige des pétitions réclamant la libéralisation de la vie publique et l’hôtel de ville de Brassó pavoise avec le drapeau hongrois rouge-blanc-vert. La lutte âpre est comme transférée dans les journaux. La presse de Brassó qualifie d’«idée utopique» l’autonomie territoriale dont Nagyszeben serait le centre et cherche la solution dans un municipalisme (au sein d’une forme de gouvernement constitutionnel fondé sur les «institutions libres» qui incarnent le principe de la représentation populaire). Face à l’Empire autrichien, elle considère l’Allemagne libérale comme gage de l’avenir, espérant qu’une Hongrie libérale, alliée de celle-ci, favorisera, justement dans cette optique d’«alliance naturelle», le progrès national – allemand – des Saxons.

Également fiers de leur anti-unionisme, les jeunes radicaux et les conservateurs plus âgés entrent en scène début mai, lors de la visite à Nagyszeben du gouverneur József Teleki. Les journaux avaient gavé le public saxon de contre-vérités. Ainsi, quand le gouverneur affirmait que l’usage de la langue allemande dans l’administration était garanti, l’opinion en était informée autrement,: on attribuait à Teleki la volonté d’ériger le hongrois en langue officielle générale et obligatoire. En guise de réponse, la ville jusque-là pacifique se met à manifester en noir et jaune, avec à sa tête des militaires. Les anti-unionistes opposent à la constitutionnalité hongroise la Constitution autrichienne (entre-temps publiée à l’usage des pays héréditaires). Ils s’en inspirent même dans la rédaction du projet de Constitution de l’Universitas saxonne afin d’en faciliter l’intégration dans l’Empire «universel». Pour parer au mécontentement des Roumains de la Terre saxonne, l’Universitas fait à ceux-ci quelques concessions, et certains vont jusqu’à promettre la reconnaissance de la communauté roumaine en tant que quatrième «nation», cela afin de s’assurer l’alliance du mouvement national roumain.

Dans les comitats de Transylvanie, le mouvement paysan, qui intègre les agitations locales, rejoint le mouvement national roumain en voie d’épanouissement. Encouragé par l’effervescence générale, Aron Pumnul, professeur de philosophie à Balázsfalva, invite, dans un manifeste, les archiprêtres à venir le 30 avril à Balázsfalva, accompagnés d’une ou deux personnes par village. L’évêque a demandé l’autorisation Gubernium de tenir une assemblée de la nation. Le Gubernium a donné son aval pour le 15 mai. L’espoir de l’émancipation des serfs, d’un tournant salutaire de leur sort réunira à Balázsfalva quelque 30 à 40 milliers de paysans.

Les différentes tendances du mouvement national roumain et leurs maîtres à penser sentent le poids de leur responsabilité historique et pèsent et soupèsent possibilités et rapports de force: le comportement de chacun en dépend. Ceux qui se prononcent pour le rattachement de la Transylvanie à la Hongrie {f-469.} se trouvent isolés. Timotei Cipariu, l’érudit rédacteur de journal à Balázsfalva qui avait commencé sa série d’articles par l’exposé des avantages de l’union, la termine par l’analyse des désavantages de celle-ci, et quand il approuve un article de la Wiener Zeitung qui plaide pour l’adhésion des Principautés roumaines à la grande famille des peuples d’Autriche, il ne fait autre chose que s’adapter aux rapports de force. De son côté l’historien Nicolae Bălcescu, qui prépare la révolution en Valachie, dépêche le linguiste August Treboniu Laurian en Transylvanie avec la consigne de «ne pas rompre avec les Hongrois, de prendre fait et cause pour les droits des Roumains et de s’efforcer de faire comprendre aux Hongrois que c’est dans l’union avec les Roumains que réside le salut des deux nationalités».*1852. Notes écrites sous la dictée de N. Balcesco sur les événements qui ont précédé la révolution de 1848. Biblioteca Academiei RSR, Bucureşti, Arhiva Ghica VI. 562-563. Laurian, après avoir écrit un article favorable à l’union, glorifie, dans ses vers, les avantages de la quatrième «nation». Bariţ se soumet à la position commune. Quant au désir des jeunes radicaux de passer à l’action, il n’est que renforcé par la persécution dont ils sont l’objet de la part des autorités dans les comitats.

Bărnuţiu s’impose avant tout comme l’idéologue des aspirations roumaines les plus radicales: il a, dès avril, prévu l’affrontement entre les milieux dirigeants autrichiens de l’Empire et le gouvernement hongrois. Le 14 mai, à l’église de Balázsfalva, il tient un discours sur l’autodétermination des peuples, l’égalité des nations et les rapports harmonieux qui doivent s’établir entre elles. Cependant, cette sublime profession de foi destinée à éveiller les consciences trahit aussi la volonté de susciter l’extrême méfiance, ce dont témoigne, entre autres, la petite phrase qui dit que «chaque bouchée prise sur la table de la liberté hongroise est empoisonnée». Son évocation de l’exemple de la Suisse contrebalance mal son argumentation qu’il oppose aux prétendues visées dominatrices hongroises sur les Principautés danubiennes. Il dit, en effet, que la Transylvanie, «notre patrie, est une forteresse que la nature a cernée de hauts murs sans lesquels les Hongrois des champs de Pannonie sont, tels des lièvres, exposés aux attaques de l’ennemi» et, «si l’union ne se réalise pas, les liens entre Hongrois de Transylvanie et de Pannonie se rompront et les Hongrois transylvains, par la nature des choses, finiront par disparaître».*1848 la Români. O istorie în date şi mărturii 1848 et la Roumanie. (Une histoire en données et témoignages), Publ. par CORNELIA BODEA, Bucureşti, 1982, 463.

Si donc le mouvement hongrois entend assurer son hégémonie en tablant sur sa supériorité sociale, le roumain y prétend en arguant de la supériorité numérique de son peuple. Les deux parties tentent de compenser leurs propres faiblesses internes – de nature différente – en s’assurant à la hâte des positions politiques, au risque de menacer cette harmonie des nations que chacune affichait comme objectif lointain.

Dans cette atmosphère surchauffée, les rapports individuels se définissaient selon la position de chacun envers sa nation. C’était Bărnuţiu qui, à propos de l’avenir de la nation, promettait le plus, tout en affirmant que le plus grand mal consistait à ne pas se subordonner à la nation, à la volonté nationale. Or, une partie non négligeable de l’intelligentsia roumaine, qui craignait que l’émancipation des serfs et le système libéral à la hongroise n’assurent pas suffisamment de marge d’action au mouvement national roumain, reconnaissait de plus en plus en tant que chef de file Bărnuţiu dont la logique, dans la situation donnée, lui semblait péremptoire. Mais le choix personnel y jouait également et on pouvait donner diverses interprétations aux idées. Ainsi, face à ceux qui, sous {f-470.} prétexte «d’avoir assez souffert», prétendent à l’hégémonie, Avram Iancu, dans son idéalisme du «printemps des nations», aimerait voir la Transylvanie se transformer en un «foederatus status» respectant l’égalité des langues nationales. Les dirigeants se sentent obligés de prendre en considération les normes de la coexistence des nations: le 15 mai, premier jour du rassemblement national, quand on fait prêter aux foules le serment d’être fidèles à l’Empereur et à la nation roumaine, on leur fait également promettre de respecter «toutes les nations de Transylvanie».

Conformément aux propos de Bărnuţiu, on proclame la revendication d’autodétermination nationale et la nation roumaine est déclarée partie intégrante de la Transylvanie. C’est au prorata de l’ethnie que devra être décidé le nombre des Roumains envoyés à l’Assemblée nationale et dans les fonctions électives. On revendique l’émancipation des serfs, l’égalité devant l’impôt et – pour la première fois dans l’histoire des aspirations nationales roumaines – l’abolition du régime douanier entre la Transylvanie et les Principautés roumaines. Enfin, le dernier point invite les «nations cohabitantes» à ne pas aborder la question de l’union, «avant que la nation roumaine ne devienne une nation constitutionnelle et organisée, jouissant du droit consultatif et délibératif à l’assemblée législative».*CHERESTEŞIU, op. cit., 491.

On attend du souverain qu’il entérine l’indépendance roumaine. Certes, une délégation est également envoyée à Kolozsvár, mais avec la seule mission d’informer la Diète de la pétition de Balázsfalva. Comme si toute négociation mettait la liberté d’action et la légitimité de l’autodétermination roumaines en danger.

Les intellectuels ont fini par convaincre le peuple des villages des avantages de l’administration roumaine, sans doute avec des arguments du genre de ceux qu’on peut lire dans la proclamation libellée à l’issue de leur assemblée: «que des élus roumains assument des fonctions dans toutes les branches de l’administration, à qui les Roumains puissent présenter leurs doléances, au lieu d’être réduits à les adresser à des étrangers qui les haïssent et refusent de leur rendre justice».*Ibid. 510. Les objectifs fixés dans les revendications nationales sont souvent repris dans des prises de position de groupements paysans plus ou moins importants: «nous voulons une nation, c’est-à-dire des seigneurs roumains et la langue roumaine».*AL. PAPID-ILARIAN, Istoria Românilor din Dacia Superioră (L’histoire des Roumains en Dacie Supérieure), Sibiu, 1942, 36. Et cela s’accompagne parfois d’intolérance religieuse et nationale, puisque même le poète Andrei Mureşanu parle dans son poème d’«oppresseurs païens» qui «n’ont ni Dieu ni loi».*NICOLEA POPEA, Memorialul Archiepiscopului şi Metropolitului Andrei baron de Şaguna (Le mémorandum de l’archevêque et métropolite baron A. de S.), I, Sibiu, 1889, 80.

Après l’assemblée de Balázsfalva, les Roumains répondant à l’appel des leaders intellectuels (et à l’instigation des Saxons), tentent, en plusieurs endroits, de s’armer. Certes tous n’ont pas en vue la révolte armée qu’a préconisée, à la mi-avril, Ioan Axente, compagnon de la première heure de Bărnuţiu à Balázsfalva. L’atmosphère de «printemps des nations» survit chez les Roumains qui s’arment dans le dessein de montrer à l’Europe qu’ils sont «mûrs» pour l’existence nationale. C’est que, comme l’écrit, depuis Nagyszeben, Buteanu, co-auteur de la pétition de Kolozsvár (fin mars), «l’empire d’Autriche s’est considérablement affaibli et est, semble-t-il, en voie de démantèlement {f-471.} total. Les Français à Paris, les Allemands à Francfort tiennent leur congrès national: c’est là qu’il sera statué sur l’avenir des empires européens» de même que sur celui des Roumains et, si les congressistes prennent connaissance de notre mouvement, ils ne manqueront pas de «nous faire bénéficier de la douce liberté». Et, comme les prétentions panslaves misant sur le pouvoir du Tsar menacent aussi bien les Roumains que les Hongrois, si les Magyars étaient des «gens braves, ils nous serreraient la main en frères et ils nous reconnaîtraient en tant que nation politique».*Lettre d’Ioan Buteanu à Simion Balint, Nagyszeben, 27 mai 1848. OL Gub. Trans. in Pol. 1848:7327. Cela au même moment que Bărnuţiu, dans son projet de manifeste, accuse «les trois nations légales» de susciter une guerre civile en refusant de reconnaître les revendications de Balázsfalva.

Que devant cette situation les conflits entre seigneurs terriens hongrois et serfs roumains aient revêtu un caractère national ne fait que multiplier les éventuelles frictions. Les chefs de la communauté roumaine voient, dans les événements de Mihálcfalva de début juin, une menace pour l’existence de l’ensemble de leur nation: des garde-frontières sicules (dépêchés par le Haut Commandement militaire de Nagyszeben pour y maintenir l’ordre), s’y sont servis de leurs armes contre les paysans roumains qui, après avoir occupé le pâturage seigneurial, les empêchaient de pénétrer dans le village, et l’accrochage a fait une dizaine de morts. En guise de réponse, Iancu entend armer la population des Monts métalliques: «Si la Diète de Kolozsvár n’accorde pas le rachat gratuit des redevances seigneuriales, à l’égal de la Diète hongroise qui l’a voté pour les paysans de Hongrie, nous l’obtiendrons par la force».*Témoignage dans le protocole de la commission d’enquête du Gubernium présidée par Kozma. Ibid. 1848:9012. Sous l’effet de la révolte armée serbe et croate, Papiu se met à organiser les habitants du plateau de Transylvanie. Il en résulte l’interdiction, par le Gubernium, du Comité national roumain élu à l’assemblée de Balázsfalva. Le Gubernium se propose d’écrouer plusieurs meneurs, mais n’y parvient pas. On l’a vu: dans un premier temps, tout le monde se dotait d’armes uniquement pour se défendre (des gardes nationales communes, plurinationales se sont créées, dont les Roumains se détacheront bientôt), mais les armes et les passions ont, tragiquement, fini par se lever entre frères ennemis.

La révolution bourgeoise en Transylvanie

La situation conflictuelle et la menace d’une guerre civile étaient étroitement liées à la crise structurale de l’Empire et au retard que subissait la révolution bourgeoise. Certes, des symptômes de crise se faisaient également jour en Hongrie. A Buda, le commandant général de l’armée avait fait tirer sur les manifestants; une partie non négligeable des officiers était hostile au gouvernement hongrois. Le ban de Croatie opposait une résistance ouverte, tandis que les Serbes déclenchaient une guerre civile dans le Sud, afin de devenir une province autonome de la Couronne. Mais, le 15 mai, une nouvelle révolution éclata à Vienne et cet événement vint conforter la position du gouvernement hongrois aux prises avec la résistance des partisans de la centralisation de l’Empire. Le premier ministre Batthyány réussit à désarmer ses adversaires et gagner le souverain à sa cause en s’attribuant la tâche de défendre «toute la {f-472.} Monarchie». Dans ce but, il appelle, dès le 19 mai, les Sicules sous les drapeaux afin de les engager sur le théâtre des opérations de la guerre civile qui sévit dans le Sud. Le 29 mai, le roi Ferdinand va jusqu’à promettre qu’il sera présent, début juin, à l’ouverture de l’Assemblée nationale représentative hongroise. Quant au commandant général de l’armée de Transylvanie, le roi le place, malgré l’avis contraire du gouvernement autrichien, sous l’autorité du palatin Etienne d’Autriche qui, en tant que gouverneur royal, coopérera avec le gouvernement hongrois jusqu’en septembre. Et comme le commandant général Puchner remplit lui-même le poste de commissaire royal à la Diète transylvaine, cet ordre tient lieu de consigne, à l’adresse de ce dernier, de ne point s’ingérer dans le travail législatif.

La persévérance des libéraux hongrois, le climat révolutionnaire qui règne à Kolozsvár, les conclusions tirées de la révolution viennoise et des développements de la situation de la politique extérieure tranchent vite la question de l’union des «deux patries hongroises». «Ou l’union ou la mort», telle est la devise de l’opinion hongroise sûre de la légitimité de son auto-défense. Sa détermination s’alimente de la conscience de procéder, par l’union, à une révolution pacifique. Mais les Hongrois sont tentés de voir dans les prétentions autres que hongroises l’śuvre d’«une main secrète» – en effet, ils sont trop enclins à entrevoir des rapports directs entre la radicalisation nationale des Roumains ou des Saxons et le retour en force des rêves de centralisation de l’Empire. Des rumeurs circulent et répandent la panique sur la prétendue volonté des conservateurs de faire de la Transylvanie leur Vendée.

A la Diète, la majorité des députés de la nation saxonne finit, au terme d’un débat passionné qui se prolonge tard dans la nuit, par accepter l’union. Les députés se montrent surtout attentifs aux arguments de Carl Gooss, député de Segesvár, qui croit découvrir dans les aspirations pangermaniques et dans l’évolution constitutionnelle bourgeoise les chances d’un développement positif. Enfin, le 30 mai, la Diète de Kolozsvár, qui compte également trois Roumains, vote dans l’enthousiasme et à l’unanimité la réunification des «deux patries sueurs».

L’article premier de la loi sur «l’unification de la Hongrie et de la Transylvanie» consacre l’égalité bourgeoise: «suite à la réunification, et de même que dans la Hongrie sueur, l’égalité en droit de tous les citoyens est proclamée, appliquée et reconnue en tant que principe éternel et immuable, pour tous les habitants de la patrie, sans distinction de nationalité, de langue et de religion – et les lois antérieures qui lui sont opposées sont déclarées nulles et non avenues.»*Recueil des lois hongroises. Les lois de Transylvanie: 1540-1848. Publ. par SÁNDOR KOLOZSVÁRI–DEZSÕ MÁRKUS–KELEMEN ÓVÁRI, Budapest, 1900, 667-668. L’union garantissait les institutions constitutionnelles libérales mais, comme la loi électorale hongroise était inapplicable en Transylvanie, force était de voter à Kolozsvár une loi électorale distincte. En ce qui concerne la réglementation des conditions propres à la Transylvanie, elle relèvera de la compétence de la nouvelle Assemblée nationale unifiée. Aussi s’empresse-t-on de nommer une commission dite d’union afin qu’elle participe à l’élaboration des projets de loi ministériels.

Le 6 juin, la dernière Diète féodale de Transylvanie vote la loi sur l’émancipation des serfs mise au point par les libéraux et fixe au 18 juin la date de la cessation des redevances seigneuriales. Le gouverneur József Teleki fait publier, sans sanction royale, la loi à travers le pays, tout comme l’a fait le {f-473.} premier ministre hongrois en mars. Plus de 160 000 familles (la moitié de la population) sont ainsi dégrevées des prestations de travail. Or, comme les rapports féodaux devaient céder la place aux formes de propriété bourgeoises, il était indispensable de savoir qui recevrait des terres en propriété libre et en quelle quantité.

Il appartenait à l’Assemblée nationale de définir les proportions de la répartition des propriétés foncières, mais cette loi, soucieuse surtout de trouver un compromis, n’a pas précisé la démarcation entre terre allodiale et censière laissant ainsi planer l’incertitude sur ce qui resterait propriété des nobles et ce qui passerait en la possession des anciens censiers. Cependant, la loi stipulait que nul censier ne devrait, sans arrêt du tribunal, être limité dans la jouissance de la terre qu’il cultive. Et si la nature d’une terre exploitée par le fermier censier faisait l’objet de discussion, cette terre serait exempte de prestations jusqu’à ce que le tribunal ne se prononce à son sujet. Sur ce point, les intérêts paysans étaient davantage protégés que dans la loi de Pozsony, servant de modèle. C’est que, outre l’impératif d’équité sociale l’éventualité d’un lourd contentieux recommandait la modération. Dans le projet des libéraux, la paysannerie émancipée accéderait ainsi à une quantité de champs, prés et pâturages supérieure d’un tiers au registre terrier de Cziráky. On comprend combien, à la vue de ce rapide changement, la noblesse se complut dans le mythe de sa propre générosité.

La loi prescrivait l’indemnisation par l’Etat des seigneurs terriens c’est-àdire qu’elle épargnait aux paysans tant le rachat direct, en espèces, de leurs redevances, comme c’était le cas dans les provinces héréditaires autrichiennes, que l’abandon d’une partie de leur terre, comme cela se pratiquait en Prusse. La paysannerie transylvaine jouissait, en principe, de relatifs avantages en vue de l’engagement dans la voie du progrès bourgeois, sauf que les conditions et les possibilités de production marchande y étaient bien plus précaires qu’en Hongrie. D’autre part, la pression des grands propriétaires fonciers ne pouvait s’y exercer avec la brutalité coutumière de maintes régions de l’Est européen, pression qui aurait pu fortement aggraver en Transylvanie la condition paysanne (dans l’hypothèse où les dispositions de 1847 relatives au cens prendraient effet).

L’absence de normalisation des rapports de propriété restera, pendant de longues décennies encore, source de luttes et de conflits. Ceux qui n’avaient pas reçu de terre en propre demeuraient soumis à la prestation de travail. Et pourtant l’émancipation des serfs de Transylvanie marque une première étape importante dans l’abolition de la féodalité en Europe de l’Est. Dans l’Empire russe et dans les Principautés roumaines, il faudra attendre encore une quinzaine d’années pour rompre avec l’institution féodale du servage et encore sans y voir apparaître de fortes couches de petits et moyens paysans, comme ce fut le cas en Transylvanie justement grâce à la modération de la pression de la grande propriété. La couche des petits propriétaires paysans que l’on cite si souvent comme un phénomène positif du développement de la société roumaine de Transylvanie, devait son existence, pour une large part, à certaines mesures progressistes qui s’inscrivaient dans l’abolition du servage.

Imbue de libéralisme, la politique hongroise des nationalités suit, dans un premier temps, en Transylvanie comme ailleurs, la trajectoire définie dès l’époque des réformes. Certes, une poignée de Roumains auraient souhaité en vain que la Diète fît un geste – qui tiendrait lieu de réparation historique – en reconnaissant la «quatrième nation roumaine» avant l’abolition même du système des «nations». Certains libéraux hongrois voulaient aller plus loin et {f-474.} le professeur du collège calviniste de Nagyenyed, Károly Szász a même esquissé un projet de loi qui stipulait: «La nation valaque, soumise par les vieilles lois de la Patrie à différentes restrictions et subordinations, est accueillie de plein gré, par les autres nations établies de Transylvanie, dans leur communauté fraternelle égale en droits et en obligations. Que le vieux nom de valaque de cette nation, lié à des souvenirs d’oppression et d’iniquités de toutes sortes, cède la place à l’appellation de Roumain».*Publ. dans AMBRUS MISKOLCZY, Társadalmi és nemzeti kérdés az utolsó erdélyi rendi országgyûlésen (Les questions sociale et nationale à la dernière assemblée des Ordres de Transylvanie), Sz, 1979, n° 5,875. Cependant, la majorité des Hongrois étaient à la fois trop précautionneux, et trop doctrinaires pour s’y rallier. Comme la question aurait concerné également les Roumains de Hongrie, ils ne voulaient pas prendre l’Assemblée nationale de Pest de vitesse. Ils se contentèrent d’une décision de la Diète selon laquelle étaient «annulées toutes les restrictions et sujétions ayant marqué, en vertu de lois votées jadis, la discrimination entre les différents peuples, notamment chez les Valaques, ainsi que pour les différentes religions de Transylvanie».*Cité par MISKOLCZY, Op. cit., 881. Un projet de loi fut préparé qui visait à déclarer la religion orthodoxe religion reçue. Mais tout cela ne produisit plus l’effet de détente qu’aurait produit le projet de loi original tel qu’il avait été conçu par Károly Szász. De surcroît, le souverain, qui avait fait entrevoir à la délégation roumaine de Balázsfalva la satisfaction légale des revendications roumaines comme une tâche incombant au gouvernement hongrois, pouvait une fois de plus se poser en défenseur des Roumains.

La plupart des libéraux hongrois, hommes d’Etat et politiques, tenaient à la primauté de la langue d’Etat dans la vie publique, persuadés que toute concession sur ce point aurait pour conséquence une rupture des digues et déboucherait sur une oppression nationale qui menacerait l’existence même de l’ethnie hongroise. Ils se fixaient comme idéal un Etat national homogène dans sa structure, au point que Wesselényi, angoissé par l’exacerbation des conflits intestins tant nationaux que sociaux, mais avant tout par la possibilité d’une tentative de contre-révolution autrichienne et par le comportement menaçant du Tsar, évoque, dans une lettre adressée le 18 juin à un ministre hongrois, l’éventualité de fonder un Etat national hongrois nouveau, d’une étendue plus modeste, mais homogène du point de vue ethnique ou plutôt de celui de sa conscience étatique. Présupposant des aspirations roumaines à l’union et à la sécession, il tient souhaitable un échange de populations au cours duquel les Hongrois habitant en milieu roumain «se substitueraient aux Roumains habitant plus près de la frontière du pays peuplé de Hongrois véritables et vice versa». Dans son optimisme libéral, il suppose que les Saxons verraient eux aussi leur nouvelle patrie dans la Hongrie ainsi créée. «Cette migration des peuples sans précédent certes, mais nullement impossible … serait à réaliser par des traités pacifiques dignes de l’esprit et de la culture de l’époque.»*Lettre de Miklós Wesselényi à Gábor Klauzál, Kolozsvár, 18 juin 1848. MISKOLCZY, op. cit., 877-878. Cette idée rationnelle, quoique irréalisable, prit naissance dans un climat de guerre civile mais qui allait se dénouer grâce à la consolidation des positions du gouvernement hongrois. Le 10 juin, le souverain donne son aval à la loi sur l’union votée par la Diète de Transylvanie. Il semble un moment que la Hongrie est sortie de la contrainte impériale et que les Hongrois de Transylvanie {f-475.} se sont défaits de cette situation d’otages dans laquelle ils étaient confinés par la menace de guerre civile.

L’administration transylvaine, y compris la justice, reste placée entre les mains du Gubernium. La chancellerie transylvaine de Vienne cesse d’exister, ses fonctions sont reprises par le gouvernement hongrois. En la personne de Miklós Vay, un commissaire royal est dépêché en Transylvanie. Avec modération et circonspection, il aplanit un nombre assez important de conflits locaux. Bien entendu, la normalisation globale des conditions de la Transylvanie incomberait en tout premier lieu à l’Assemblée nationale de Pest. Cependant, le gouvernement hongrois se fondait, en ce qui concerne les prétentions nationales roumaines, sur les conditions de la Hongrie qui, dans ce domaine, évoluait bien plus favorablement. En effet, les Roumains de Hongrie se refusaient à exiger le statut d’une nation politique à part et se contentaient de revendiquer l’usage de leur langue dans l’administration, à l’école et dans l’exercice du culte. Ce n’est que plus tard que le petit groupe de militants nationaux roumains, essentiellement composé de propriétaires terriens et de popes du Banat, s’imposera en tant que tendance pro-Habsbourg revendicatrice de l’autonomie territoriale. A l’autre pôle, il y a les nobles roumains de Máramaros qui, se déclarant «citoyens hongrois de langue roumaine», se montrent attachés à la constitutionnalité hongroise.

Les Roumains de Hongrie formulent avant tout l’exigence d’autonomie pour l’Eglise orthodoxe roumaine. Désireux de s’affranchir du carcan de la hiérarchie ecclésiastique à direction serbe, et se sentant menacés par les prétentions de cette nation (le programme national serbe de mai a jeté son dévolu sur d’importants territoires à population roumaine), ils recherchent le soutien du gouvernement hongrois, d’autant que la constitutionnalité bourgeoise fondée sur les lois de Pozsony semble, à maints égards, garantir le relèvement de leur peuple, y compris l’intelligentsia. En Hongrie, le mécontentement parmi les paysans roumains n’est pas aussi explosif qu’en Transylvanie. Le représentant des revendications roumaines, Eftimie Murgu qui avait été arrêté en 1845, sous accusation de «daco-roumanisme» et de subversion, et relâché de prison en mars 1848 à l’instigation des radicaux hongrois de Pest, convoque, pour la fin juin, avec l’assentiment du gouvernement hongrois, un rassemblement populaire à Lugos. Arguant des prétentions serbes, cette réunion demande la création d’une garde nationale roumaine, ainsi qu’une autonomie ecclésiastique, sans oublier l’usage de la langue roumaine dans l’administration. Ceux de Bihar, de la région de Kõvár et du Banat, en revanche, donnent la priorité, au lieu d’objectifs lointains, à la recherche de moyens permettant de faire aboutir des exigences nationales directes et quotidiennes, et ils se conforment davantage à la politique du gouvernement hongrois. Ils se montrent partisans zélés de l’union de la Hongrie et de la Transylvanie, notamment pour favoriser le rapprochement des Roumains des divers territoires. C’est dans cet esprit que Bariţ se félicite à Brassó que «les nouvelles lois de Hongrie et de Transylvanie aient annulé toutes les lois d’oppression des ethnies roumaine et autres» et «permis l’accomplissement de tous les points de l’assemblée de Balázsfalva, à l’exception de la nationalité prise au sens strict du terme».*Gazeta de Transilvania, 14/26 juin 1848, n° 48.

Cependant la constitutionnalité libérale se réalise d’une manière ambiguë. Lors de la promulgation de la loi électorale de Transylvanie, les législateurs {f-476.} de Kolozsvár, craignant la prépondérance roumaine, surélevèrent le cens dans les comitats, c’est un impôt annuel de 8 florins argent qui donnait droit à élir ou être élu, tandis que les anciens électeurs conservaient tous leur droit de vote. Même dans ces conditions, sur 73 élus transylvains, 14 auraient bien pu être Roumains, mais 6 seulement furent élus députés, essentiellement en raison de la survivance de coutumes et de loyautés électorales fortement enracinées. (Du territoire de la Hongrie proprement dite, 15 à 16 Roumains entrèrent à l’Assemblée nationale.) Aussi les intellectuels de l’ethnie roumaine, majoritaire en Transylvanie, se sentaient-ils à juste titre frustrés. Il est vrai que si le cens eût été fixé bas, les seigneurs terriens pourtant riches d’une longue pratique politique, auraient pu être évincés et ce, à une époque où le capital matériel et intellectuel était la base de toute participation au pouvoir politique. A court terme, le libéralisme ne put pas fournir les éléments d’un compromis acceptable pour tous, mais à long terme, il garantit le développement bourgeois de l’ethnie roumaine et lui permit ainsi de s’imposer, à terme, en interlocuteur égal.

Pour le moment, les chefs de file du mouvement national roumain espéraient que, la révolution ayant enfin éclaté en Valachie au mois de juin, le gouvernement provisoire de Bucarest obtiendrait du gouvernement hongrois la satisfaction plus conséquente des aspirations roumaines en Transylvanie. Le gouvernement hongrois n’avait-il pas intérêt, lui aussi, à rechercher l’alliance avec la Valachie, alliance dont un préalable serait la garantie des droits nationaux aux Roumains de Transylvanie? Voilà pourquoi Bariţ, déçu par la vie politique hongroise, avertit les lecteurs de son journal que «le sort de la nation roumaine se décide à Bucarest et à Jassy et non à Kolozsvár, ni à Balázsfalva, ni à Buda».*GEORGE BARIŢ, Terorismul străin in Moldavo-România (Le terrorisme étranger en Moldo-Roumanie), Gazeta de Transilvania, 27 mai /8 juin 1848, n° 43. C’est dans cet esprit qu’il avait pris part (notamment en publiant divers discours exhortant à la lutte) à la préparation de la révolution en Valachie. Il avait même fait entrevoir une aide armée des Roumains de Transylvanie tout en examinant les conditions d’une «alliance naturelle» roumano-hongroise.

Les aspirations à une alliance roumano-hongroise puis à une confédération danubienne, qui avaient fait leur apparition dans les milieux de l’émigration polonaise de Paris, se développèrent parallèlement aux prétentions visant l’unité nationale et l’indépendance roumaines, et tantôt les renforcèrent, tantôt les contrecarrèrent. La vision d’un Etat roumain s’étendant «du Dniestr à la Tisza» s’était, en tant que désir, déjà implantée dans l’imagination de bien des Roumains, surtout en Valachie. Mais ce rêve n’a pu dépasser le stade des déclarations lyriques et des projets conspirateurs, car le fait d’en parler pouvait entraîner des complications internationales. Nesselrode, ministre russe des Affaires étrangères, se référait justement aux prétentions daco-roumaines pour justifier son dessein de faire occuper les Principautés danubiennes par l’armée. Le commandement militaire impérial de Transylvanie ne voyait pas non plus d’un oeil favorable les illusions daco-roumaines. Tout cela explique qu’à la réunion de Balázsfalva, Bărnuţiu se contenta d’exiger publiquement la seule unité nationale culturelle tout en précisant qu’une même nation peut fort bien vivre sous plusieurs gouvernements.

Hostiles à l’orientation pro-autrichienne, les artisans de la révolution de {f-477.} Valachie cherchèrent à harmoniser les aspirations de liberté nationale roumaines et hongroises, et se rallièrent à l’idée de confédération danubienne préconisée par l’émigration polonaise de Paris. Ils entendaient faire de ce nouvel Etat fédéral, dont personne ne savait encore quelle serait sa composition, un chaînon de la politique européenne de refoulement de l’absolutisme tsariste.

Or, ce noble dessein échoua, non pas par l’attitude de telle ou telle personne, mais par l’absence de conditions objectives favorables. Le gouvernement hongrois n’a pu se permettre de s’associer à de telles entreprises, privées de tout soutien européen. En revanche, bien que les cadres formels de l’Empire lui aient laissé peu de marges d’action, il s’est montré disposé à conclure une alliance avec les Principautés danubiennes. Quant aux émissaires du gouvernement de Valachie, malgré la consigne de chercher la collaboration avec les Hongrois, ils n’ont guère fait d’efforts dans ce sens. Pour le moment, ceux qui donnent le ton dans la politique extérieure de la révolution de Valachie préfèrent lier les aspirations d’unité nationale roumaine à la future Allemagne. Ainsi, ce même A. S. Golescu qui propose l’émancipation des serfs de Hongrie comme modèle à suivre, recommande, dès le milieu de l’été, aux Transylvains de s’allier avec les Croates et les Saxons, instruments de la contre-révolution. Plusieurs de ses lettres interceptées en informent le gouvernement hongrois, ce qui, bien entendu, ne sera pas sans détériorer les rapports hungaroroumains. Cela dit, l’orientation allemande implique également la recherche d’un compromis. Ne verra-t-on pas bientôt l’intellectuel de Valachie, Ioan Maiorescu qui bombarde l’Assemblée nationale de Francfort de requêtes, réprouver l’alliance des Roumains de Transylvanie avec les forces contrerévolutionnaires?

Les faiblesses et les tergiversations de la politique hongroise envers les nationalités, ainsi que certains propos expansionnistes attirent l’antipathie des Roumains. Du côté hongrois, on cherche, avec la préoccupation primordiale d’assurer l’existence nationale moderne, une place pour le pays sur la carte des puissances européennes. On croit avoir trouvé cette place en prenant la succession de la monarchie des Habsbourg. Quand on entrevoit l’éventualité, pour les provinces héréditaires autrichiennes, de devenir parties intégrante d’une Allemagne unifiée, éventualité qui consoliderait l’indépendance de la Hongrie, les hommes d’Etat hongrois, comme nombre d’observateurs étrangers, ont la naïveté de croire que les Principautés danubiennes roumaines se rallieront, de bon gré, à la Couronne hongroise.

La naïveté et l’incohérence des prétentions en matière de politique extérieure tant roumaine que hongroise reflètent l’instabilité des rapports politiques internationaux en Europe. Du point de vue de l’alliance roumanohongroise, les faiblesses internes des deux révolutions ainsi que les menaces extérieures qui les guettaient, ont exercé un effet défavorable. Bien qu’elle n’ait pas à faire face à la question des nationalités, la révolution de Valachie ne parvient pas à réaliser l’émancipation des serfs. Fin septembre, les troupes turques puis russes investissent Bucarest et mettent fin à l’expérience révolutionnaire.

L’opinion progressiste hongroise, tout comme celle de Transylvanie, fut à juste titre, endeuillée par l’échec de la révolution de Valachie, car elle y perçut la fin d’une alliance potentielle, l’échec d’un compagnon de lutte révolutionnaire. D’autant que, entre-temps, la Hongrie elle-même vit surgir la menace de la contre-révolution et la Transylvanie celle de la guerre civile.

{f-478.} Contre-révolution et guerre civile

Les explications qui essayent de définir les causes de la guerre civile en Transylvanie se répartissent en trois groupe. Ceux qui penchent vers les modèles volcanologiques et téléologiques, estiment que les armes furent prises en conséquence logique de la misère, souffrance et humiliation séculaires, puis de l’insupportable intensification de celles-ci, et parce que l’émancipation des serfs n’avait pas répondu aux attentes et que les revendications nationales roumaines furent repoussées. A l’autre extrême on trouve des vues qui se conforment au modèle «à agitateurs»: d’après celles-ci les passions se sont déchaînées par suite des manigances d’officiers et d’éléments incertains en voie de déclassement. Face à ces modèles, imprégnés soit d’une forte charge émotive, soit d’un dogmatisme rigide qui reprend, pour l’essentiel, des opinions de l’époque, on trouve le modèle dit politique. Les tenants de celui-ci tentent d’expliquer la genèse des révolutions ou des contre-révolutions et l’apparition de la violence collective par le conflit des intérêts, par la rivalisation des groupes aspirant au pouvoir, et ils admettent que la guerre n’est qu’une extension de la politique qui recourt à des moyens différents. La trame de l’évolution transylvaine est plus compliquée car la Transylvanie appartient à la fois à plusieurs entités: d’une part à la Hongrie, d’autre part, à l’Empire des Habsbourg; cela à un moment où tout le monde, des chaumières aux châteaux, se préoccupe de politique à sa manière et que les masses font des efforts avec une discipline politiquement extraordinaire pour réaliser leurs désirs – parfois messianiques.

La principale force de la contre-révolution est l’armée qui reste fidèle à l’Empereur. Elle remporte d’écrasants succès dans les provinces d’Italie et provoque, à Prague, un soulèvement populaire suivi d’une répression d’autant plus forte. En août, il apparaît déjà que Vienne, pour reconstruire l’Empire, abandonnera la recherche d’une solution politique et optera pour la solution militaire. Les milieux dirigeants, militaires et aristocrates, profitent des contradictions entre révolution et libéralisme et s’apprêtent à rétablir l’ordre en Hongrie. La Cour se voit cependant obligée, de peur que son intention d’attaque armée n’éclate trop tôt au grand jour, de jouer pour l’instant un double jeu. Le souverain attendra le début d’octobre pour se retourner ouvertement contre la constitutionnalité à laquelle il avait jusque-là donné son accord.

Ban de Croatie et commandant des confins militaires croates, Jellacié voit que le gouvernement hongrois est encerclé. Jouissant de la complicité de groupes influents à la Cour, il se charge de mater la révolution hongroise par les armes. (Fait tragiquement typique de l’histoire des peuples danubiens: il lançait son offensive au moment même où le gouvernement hongrois inclinait déjà à assurer à la Croatie une autonomie complète.)

Dans un premier temps, la solidarité révolutionnaire des Autrichiens est encore à même de venir à la rescousse de la révolution hongroise. Apprenant que des unités militaires ont été dépêchées pour soutenir Jellacié, le peuple de Vienne se soulève une nouvelle fois, le 6 octobre. L’armée hongroise saura parer à l’offensive croate, sans parvenir pour autant à libérer la capitale autrichienne révolutionnaire de la pression de forces nettement supérieures en nombre.

Parallèlement à la détérioration du conflit entre le gouvernement hongrois et la Cour, on voit s’accentuer, en Transylvanie, les tensions sociales et nationales.

{f-479.} Avant de devenir forteresses de la résistance puis bases de l’offensive, les deux régiments roumains affectés à la garde des frontières sont le foyer de l’émeute. Leur poids ne résidait pas seulement dans la force de leurs armes. Le mode de vie de franc paysan affecté comme militaire à la garde des frontières constituait un modèle attrayant pour les serfs, alors que les hobereaux roumains de naguère cherchaient à y échapper. Tout comme le soulèvement de Horea, qui avait débuté en 1784 par l’inscription massive dans les troupes de garde-frontières, la lutte des classes prit cette forme. Fait qui apparaît assez paradoxal puisque la révolution avait déjà aboli l’institution féodale du servage. Cependant, l’émancipation des serfs n’avait pu en ellemême répondre aux chimères messianiques suscitées par les grandes mutations, d’autant que les motifs de conflits étaient multiples entre paysannerie et noblesse terrienne. L’absence ou le retard de révision du terrier perpétuait dans les deux camps la méfiance et l’angoisse.

En vain Imre Mikó, chargé de la direction du Gubernium transylvain, presse-t-il Ferenc Deák, le ministre de la Justice, de répondre aux prescriptions de la loi de Kolozsvár et de nommer sans tarder les commissions qui devront décider pour chaque village «conformément aux lois et au droit privé transylvains» lesquelles des terres reviendront au seigneur et lesquelles aux paysans affranchis. Faute de projet de loi détaillé de la part du Comité pour l’union, le ministre ne peut pas faire les démarches nécessaires.

Dans quelque 10 à 15% des communes relevant de la juridiction des comitats des doléances passionnées opposaient l’ensemble du village au seigneur. Les conflits rebondissaient surtout autour des pâturages et des forêts. Le cas des curialistes, qui ne recevaient que la liberté personnelle, puisque la terre qu’ils exploitaient avait un caractère allodial, était à l’origine de lourdes tensions. Ils représentaient quelque 15% seulement des censiers, mais nombreux étaient ceux qui craignaient de se voir réduits à leur sort. En de nombreux endroits, les serfs d’hier refusaient de rentrer la récolte des terres seigneuriales, fût-ce à moitié, de peur que leur travail partiaire ne soit interprété comme une reconnaissance des vieilles sujétions et leur terre classée de franc-alleu. A la suite de ces appréhensions paysannes, on voit apparaître, au moment de la moisson, une pénurie de main-d’śuvre que les autorités des comitats tentent de surmonter en exigeant les arriérés de corvée et en astreignant les curialistes au travail.

Au début de septembre, la majeure partie de la paysannerie se met en branle d’un jour à l’autre, et face au gouvernement hongrois qui s’apprête à mettre sur pied une armée d’autodéfense, le Honvédség (défense armée de la patrie) et décrète la conscription. Des rumeurs circulent dans les campagnes selon lesquelles les «seigneurs» entendraient mener les recrues contre l’Empereur. La résistance, dans bien des communes, s’exprime de diverses manières: les gens prennent la fuite, amputent les matricules et chassent les fonctionnaires chargés de la conscription. Le 12 septembre, à Aranyoslóna, l’affrontement entre quelque 200 militaires hongrois et les habitants de plusieurs villages roumains fait une douzaine de morts. Cet incident deviendra le symbole de la résistance «populaire», à quoi s’ajoutent l’image d’un Empereur débonnaire et des mécontentements de toutes natures, propres à déclencher un mouvement généralisé.

C’est en vain que les autorités gouvernementales hongroises arrêtent la conscription. Le tollé est désormais manipulé par la contre-révolution. Le déroulement des événements laisse penser à un scénario habilement monté. Dès le 15 septembre, Puchner, le commandant général des armées impériales {f-480.} informe le ministre de la Guerre, à Vienne, que «… la nécessité peut s’imposer d’exercer sur le peuple roumain – tout à fait semblable aux Ruthènes de Galicie par sa situation géographique favorable et sa loyauté dévouée à Sa Majesté – une influence de nature à endiguer les efforts démocratiques hongrois».*Kriegsarchiv, Vienne, Hofkriegsrat, Präs. MK 1848: 5462.

Entre-temps, du 11 au 14 septembre, alors que Jellaèić franchit la Drave pour marcher sur la capitale hongroise, les délégués des villages de gardesfrontières roumains sont convoqués à Orlát et à Naszód, cantonnements des régiments roumains, afin d’y affirmer leur engagement pour l’intégrité de la monarchie et l’unité de l’armée. Ces assemblées donnent le signal et mobilisent les paysans pour se faire enrôler dans les troupes affectées à la gardefrontières. Alors que le haut commandement militaire de Nagyszeben s’était gardé de «provoquer» avant terme l’opinion hongroise, le lieutenant-colonel de Naszód Karl Urban, de retour de Vienne, s’empresse dès le 18 septembre de promettre, sur ordre supérieur, assistance aux communes réfractaires à la conscription dans l’armée hongroise. Popes, clercs et étudiants en droit encouragent, à l’envie, les villages à envoyer des délégués auprès de Urban, chercher la «pajură» (nom de l’aigle en roumain): certificat revêtu du sceau à l’aigle bicéphale qui atteste en bon allemand que la commune en question, fidèle à l’empereur Ferdinand, mettra si besoin est ses jeunes à la disposition de celui-ci. La solidarité – ou la contrainte – collective du monde rural se met en śuvre avec une force extrême. Ceux qui affluent à Naszód en grand nombre, dont aussi des Hongrois, emmènent de force avec eux souvent des nobles terriens locaux, des pasteurs réformés et des fonctionnaires des comitats. A la fin du mois de septembre, 527 communes rurales ont déjà prêté serment de sorte que, selon l’estimation d’Urban, les habitants munis d’armes à feu se chiffrent eux-mêmes à plus de dix mille.

Refoulé jusqu’ici, le mouvement national roumain vient, certes, collaborer avec le commandement militaire, mais tente également d’influer sur les événements en tant que force autonome. Dans le Nord de la Transylvanie, à Naszód, en raison de l’ascendant des officiers autrichiens et allemands, elle n’obtient guère de résultats. Mais dans le Sud, les officiers, popes et instituteurs roumains ont pour eux la supériorité numérique: ils fondent leurs revendications sur l’exigence d’autodétermination nationale. L’effervescence sociale n’est pas, dans cette région, directement manipulée par le commandement militaire. Le foyer du mécontentement national et social roumain s’est déplacé à Balázsfalva. Ioan Axente qui a, dès le printemps, envisagé l’éventualité d’un soulèvement armé, réunit quelques centaines d’hommes à Orlát. Ils prennent la direction de Balázsfalva et ils sont plusieurs milliers à y arriver. Les paysans, hongrois entre autres, y affluent désormais de tous côtés. A partir de la mi-septembre, Balázsfalva abrite un grand campement paysan de quinze jours et une nouvelle grande assemblée nationale. Cette dernière ne réclame pas seulement l’annulation de la «corvée» (en réalité celle des travaux exigés au titre d’arriérés de la corvée ou comme compensation à l’usage de la terre), mais va jusqu’à déclarer l’union nulle et à voter l’extension de la Constitution autrichienne à la Transylvanie. Elle exige la création d’un gouvernement provisoire composé de Roumains, de Saxons et de Hongrois ainsi que la convocation d’une Diète appelée à statuer sur l’avenir de la Transylvanie. Les «élus du peuple roumain de Transylvanie», avec Laurian à leur tête, adressent {f-481.} au Parlement de Vienne une requête demandant que l’Autriche intervienne à l’Est tout en garantissant le droit d’auto-détermination aux deux Principautés roumaines afin qu’elles adhèrent par la suite a à la puissance qui jouira de leur confiance». L’Autriche, elle, devrait devenir «une confédération libre de peuples libres».*Publié par CORNELIA BODEA, Lupta românilor pentru unitatea natională 1834-1849 (La lutte des Roumains pour l’unité nationale), Bucureşti, 1967, 337-340.

Manifestement, le commandement militaire autrichien s’inquiète du zèle national de l’intelligentsia mais, à Balázsfalva, les généraux «ont tout promis». Comme l’écrit Laurian, il s’agit de transmettre les revendications au souverain et d’armer le peuple.*Lettre de A. T. Laurian à G. Bariţ, Nagyszeben, 22 sept./2 oct. 1848, in: BODEA, op. cit., 340.

Les organisateurs de l’assemblée de Balázsfalva de septembre 1848 appellent, au nom de la nation, le peuple aux armes. Au plan de l’organisation, ils renouent avec les traditions romaines dont ils se sont toujours réclamés. Ils découpent la Transylvanie en préfectures et s’emploient, dans chacune d’elles, à mettre sur pied une légion ayant un préfet à sa tête. La hiérarchie se complète, vers le bas, de tribuns, de centurions et de décurions. Les chefs prennent des noms tels que Sever, Probu, Marlian. Partout où c’est possible, ils invitent le peuple des villages à s’exercer dans le maniement des faux et des lances jusqu’à ce que le haut commandant Puchner, fidèle à sa promesse, ne mette à leur disposition des armes et des officiers. On commence à planter des perches-alarme et à préparer les feux qui donneront le signal de l’attaque.

En Transylvanie le gouvernement hongrois doit faire face à des tâches insurmontables. Du moment que les villages refusent de lui obéir, l’administration se trouve bloquée. Elle ne peut plus se manifester sinon en transmettant des informations sur la situation. La menace d’une «explosion sanglante» est dans l’air. Comme on peut le lire dans le rapport d’un «fõispán» (comes supremus) daté de la fin de septembre et rendant compte des relations entre l’administration du comitat et le peuple des villages, «même là où il n’y a pas de résistance, on se sent inquiet devant l’humilité démesurée, en écoutant la petite phrase répétée à satiété: «nous obéirons en attendant que les choses soient tranchées».*Rapport du baron István Kemény, contes du comitat de Alsó-Fehér au Gubernium, Nagyenyed, 30 septembre 1848. OL Gub. Trans. in Pol. 1848: 11 302.

Le caractère menaçant de la situation incite les Hongrois à régler la question nationale roumaine. Wesselényi conçoit, dès la fin du mois d’août, un projet de loi garantissant aux Roumains le droit d’utiliser leur langue. C’est que les députés roumains de Hongrie, se référant à une nécessaire alliance entre les deux nations, revendiquent, eux aussi, des droits linguistiques. L’époque eût-elle été moins trouble que l’avertissement réitéré de Kossuth aurait probablement suffi pour trouver un dénouement en Transylvanie: «l’union fraternelle entre Hongrois et Valaques, Valaques et Hongrois est, pour les uns et les autres, le gage d’un avenir de bonheur; qu’ils se gardent donc de se laisser entraîner à opprimer l’autre car ce serait prendre une arme qui se retourne contre soi».*Intervention de Kossuth à la séance du 26 août de la Chambre. Publ. par KLÖM XII. par ISTVÁN SINKOVICS, Budapest, 1957, 804. Fin septembre, le Comité d’union – ayant pour collaborateurs quelques suppléants roumains, dont Cipariu – élabore un projet de loi qui aurait pu ouvrir une ère nouvelle non seulement dans les rapports hungaroroumains, {f-482.} mais probablement aussi dans le statut juridique de l’ensemble des peuples allogènes de Hongrie. Ce document définit la personnalité juridique collective des Roumains. Il part du principe que «la nationalité et la langue roumaines sont reconnues». A l’école comme à l’église, il garantit l’usage du roumain, autorisant également son usage dans les instances de la vie publique du comitat et des villes «où les Roumains sont numériquement forts»; il met en perspective l’usage de la langue maternelle dans la garde nationale, précise que, dans l’administration, il convient d’engager des Roumains «en proportion équitable», et, enfin, déclare que «les Roumains devront bénéficier de tous les droits et privilèges, acquis ou à acquérir par d’autres nations de la patrie».*Az 1848/49. évi népképviseleti országgyûlés (La Diète représentative de 1848/49). Publ. et préf. par JÁNOS BEÉR–ANDOR CSIZMADIA, Budapest, 1954, 583-585.

Ce projet de loi ne parvient que jusqu’au président de l’Assemblée nationale, tellement les esprits sont préoccupés par l’organisation de la guerre d’autodéfense. Cependant, ces événements de Pest qui concernent les Roumains rencontrent un écho favorable auprès de plusieurs leaders roumains de Transylvanie. Le climat s’en trouve quelque peu rasséréné sans que faiblisse la volonté de collaboration avec la direction militaire impériale. «De l’Empereur, nous obtiendrons tout ce qui nous revient de droit. Mais tu dois savoir que les Hongrois nous ont eux aussi tout accordé à l’Assemblée nationale de Pest: la nationalité sous toutes ses formes», écrit, début octobre, Nicolae Bălăşescu à Bariţ, quand il a pu s’entretenir avec Cipariu, frais arrivé de Pest.*Lettre de Nicolae Bălăşescu à G. Bariţ, Nagyszeben, 24 sept./6 oct. 1848, Bucureşti, Biblioteca Academiei, Ms 993,60. Ce dernier regagne Balázsfalva et, embrassant la cause de la partie qui semble la plus forte, il arbore le drapeau noir-et-jaune.

Les dirigeants roumains avaient apparemment espéré que l’autonomie hongroise serait limitée par la terreur et le déploiement des forces militaires croates, si bien que les forces nationales hongroises accepteraient une constitutionnalité valable pour l’ensemble de la Monarchie. Dans une phase suivante, comme la presse de Brassó en dissertait déjà, les Roumains accéderaient, dans ce cadre si souvent évoqué mais jamais précisé dans son détail, à un rôle important, selon le principe d’équilibre entre les différentes aspirations nationales. Dans cet espoir, ils acceptaient le risque d’une alliance avec la direction militaire impériale, tout en sachant que les militaires n’étaient guère partisans de la constitutionnalité.

Les décisions des milieux dirigeants saxons furent essentiellement prises en fonction des rapports de forces de l’Empire qu’ils suivaient attentivement. Dans la première quinzaine de septembre, lorsqu’ils se rendirent compte que le gouvernement hongrois s’apprêtait à la résistance armée, les députés saxons, à l’exception d’Elias Roth de Brassó, renoncèrent, les uns après les autres, à leur mandat et rentrèrent chez eux. Ils se sentaient profondément blessés par un projet de loi du Comité pour l’union, qui conférait au ministère le droit de nommer – à l’image des «fõispán» des comitats – les «comes» placés à la tête des administrations saxonnes (et sicules). Après quoi, ils ne se contentaient plus des concessions qui leur permettaient d’élire leurs comes, de conserver leur administration et leur Universitas, pas plus que de la promesse de se voir garanti l’usage de la langue allemande dans l’administration saxonne, à l’exception de Szászváros. Il était pourtant devenu clair, précisément à l’occasion des élections parlementaires, que la libéralisation de la vie municipale ne {f-483.} menaçait pas l’existence des forces vives des Saxons et leur développement en tant qu’ethnie allemande.

Début octobre Stephan Ludwig Roth ne voit plus de vrai choix: «1. nous ranger du côté des Hongrois, ce qui sous-entend d’être contre les Roumains et l’ensemble de la Monarchie; 2. nous ranger du côté des Roumains et être pour l’ensemble de la Monarchie, mais contre les Hongrois. Hongrois ou Roumains, c’est accidentel. Ce qui importe, c’est le principe de la monarchie unique, cette idée qui se montre garante de la Constitution proclamée en Autriche.» Constitutionnalité, sentiment national allemand, fidélité à l’Empereur, telles seraient les considérations majeures même si les milieux gouvernementaux hongrois eussent été prêts à «accepter toutes nos conditions», or «comme ce n’est pas le cas, il ne nous est que plus facile de décider».*Lettre de Roth à Johann Gött, Muzsna, 14 oct. 1848, in: STEPHAN LUDWIG ROTH, Gesammelte Schriften und Briefe. 7. Bd. Hersg. Otto Folberth, Berlin, 1964, 115-116.

Du moment que Saxons et Roumains s’allient à la contre-révolution, leurs dissensions sont comme éclipsées. Deux tendances se profilent dans la politique saxonne. La première se propose de transformer la Transylvanie en une confédération de quatre nations, de quatre territoires autonomes, chacun des quatre étant représenté à égalité au sein du gouvernement provincial. Ce programme est lancé début octobre par l’assemblée municipale de Nagyszeben. D’autre part, tournant le dos aux traditions historiques transylvaines, les Saxons sont toujours plus nombreux à vouloir rejoindre la tendance contrerévolutionnaire qui implique la germanisation et une forte centralisation. Ceux-ci revendiquent une autonomie territoriale saxonne, membre à part entière de la monarchie, qui serait subordonnée au seul ministère impérial de Vienne.

La Terre saxonne se transforme bientôt en base d’actions militaires de la contre-révolution. Début octobre, Puchner concentre ses soldats autour des villes saxonnes. A l’en croire, ce serait pour une démonstration de forces de nature à soutenir la population roumaine face au gouvernement hongrois. Mais il entend, en réalité, repartir de là, au nom de la paix et de l’ordre, pour «sauver» (c’est-à-dire conquérir) la Transylvanie précipitée dans le gouffre de la guerre civile.

Le retrait des soldats du contingent des comitats ne fait qu’échauffer les esprits. Ayant échoué, comme on l’a vu, dans sa politique de compromis et de concessions, la direction hongroise de la Transylvanie entend briser la résistance des communautés paysannes en envoyant sur elles des volontaires et des gardes nationaux hongrois, et en faisant juger en cour martiale et exécuter plusieurs émeutiers roumains tombés entre ses mains. Elle cherche à affaiblir ainsi les forces du commandement militaire impérial tout en se refusant à combattre directement l’ennemi principal (qui s’abrite derrière le bouclier vivant de la paysannerie insurgée), tant que celui-ci n’attaquera pas ouvertement. Les prétentions nationales roumaines et saxonnes, qui s’appuient sur une collaboration avec l’armée impériale, sont considérées par l’opinion progressiste hongroise comme les instruments des forces réactionnaires qui visent à anéantir et la constitutionnalité et le développement national hongrois. En les combattant, on est conforté par la foi que la lutte pour la constitutionnalité hongroise s’inscrit dans le courant des mouvements de libération nationale européens. «Que nos discours secouent l’âme du monde, et si notre nation est vouée à mourir – ce que nous n’avons nulle raison de croire –, mourons {f-484.} glorieusement en héros de la liberté européenne», écrivait, à la mi-septembre, le journal radical hongrois de Kolozsvár.*DÁNIEL DÓZSA, Hazafiak! (Patriotes!), Ellenõr, 14 sept. 1848, n° 74.

Prête à engager la lutte défensive, l’opinion hongroise attend de la mobilisation en Terre sicule le tournant favorable. L’Assemblée nationale, dès la mi-septembre, soustrait les Sicules à l’autorité du haut commandement militaire et dissout l’organisation des gardes-frontières. Neuf commissaires du gouvernement sont dépêchés sur les lieux pour appliquer la loi et recruter des volontaires. L’un d’eux, László Berzenczey, député de Marosszék, convoque, en dépit de la réprobation des milieux dirigeants hongrois locaux, les Hongrois de la Terre sicule, pour le 16 octobre à Agyagfalva, lieu de rassemblement ancestral des Sicules. Tous les hommes capables de porter les armes sont tenus de s’y rendre selon la vieille coutume, «sous peine de décapitation et de confiscation de leurs terres», afin de «reconquérir l’ancestrale liberté de la nation sicule». Ils sont quelque 60 000 à s’y rassembler. Après Balázsfalva, voici donc Agyagfalva qui s’érige en théâtre d’une autre manifestation populaire nationale de nature à donner de l’aplomb aux dirigeants des mouvements nationaux antagonistes. Les participants se sentent, à juste titre, acteurs de la révolution européenne. La tribune de l’assemblée est pavoisée de drapeaux hongrois et, en guise de symbole de l’engagement pour l’égalité sociale et la lutte d’autodéfense hongroise, un «chapeau Kossuth» est planté sur le mât, d’autant que Kossuth vient d’appeler les Sicules, dans un manifeste du ro octobre, à l’insurrection massive contre les «traîtres à la patrie». L’assemblée prête serment à la royauté constitutionnelle et la nation sicule remercie «Lajos Kossuth, premier grand héros de la liberté constitutionnelle hongroise», ainsi que les étudiants et les intellectuels révolutionnaires de Vienne qui ont défendu, face aux intrigues de la camarilla de Vienne, «non seulement la liberté conquise par le peuple autrichien, mais aussi la Constitution de la Hongrie …».*Protocole de l’assemblée sicule d’Agyagfalva. L. KÖVÁRI, Okmánytár … 98.

Les commissaires du gouvernement recommandent que la plupart des Sicules rentrent chez eux afin de s’y préparer à la lutte. Seul Berzenczey, malgré l’avis contraire de la majorité, prône l’action armée immédiate. Mais, quand il y est donné lecture de l’ordre secret que Latour, le ministre autrichien de la Guerre a adressé le 3 octobre à Puchner pour l’inviter à l’attaque, ainsi que des différents rapports sur les mauvais traitements infligés aux Hongrois dans les comitats et quand monte la rumeur selon laquelle Urban aurait investi Marosvásárhely, la foule prend la décision de passer immédiatement, ensemble à l’attaque. Les Sicules ne sont pas encore partis que Puchner déclare, le 18 octobre, qu’il prend, provisoirement, le pouvoir suprême au nom de l’Empereur.

La direction hongroise de Transylvanie ne voulait pas endosser la responsabilité d’avoir déclenché la guerre civile. Elle décline désormais cette responsabilité à juste titre. «Nous respectons votre nationalité, votre langue et votre religion», dit un manifeste que l’assemblée a adressé «aux frères saxons et roumains».*Publié dans: Erdély szabadságharca. 1848-49 a hivatalos iratok, levelek és hírlapok tükrében (La guerre d’indépendance de la Transylvanie. 1848-49 à la lumière des documents officiels, des lettres privées et des journaux). Réunis par GYÖRGY BÖZÖDI, Kolozsvár, 1945, 52.

Les dirigeants roumains répondent à la bonne parole par la bonne parole et à la menace par la menace. «Exterminer l’ennemi susceptible de nous nuire», {f-485.} tel est leur mot d’ordre, et les passions ne sont pas près de s’apaiser malgré leur vśu pieux disant que: «faute de défendre les mêmes idéaux en matière de droits politiques et de liberté, reconnaissons du moins mutuellement le principe d’humanité».*Publ. par L. KÖVÁRI, Okmánytár… 102.

Puchner avait fort surestimé les forces du gouvernement hongrois stationnées en Transylvanie. Afin d’assurer sa supériorité, il entend faire appel à l’insurrection générale du peuple. Il attend de l’intelligentsia roumaine de Transylvanie la mobilisation de 195 000 Roumains dans l’armée territoriale. Pour organiser la collaboration entre l’insurrection populaire et le commandement militaire, il met sur pied un Comité de pacification – dont le nom masque des desseins tout à fait contraires – composé de Roumains et de Saxons et ayant à sa tête, pour éviter tout malentendu, un de ses propres généraux.

Dans un premier temps, les deux Eglises roumaines, malgré la participation d’un assez grand nombre d’ecclésiastiques, restèrent en dehors de l’action. Mais les deux évêques roumains durent eux aussi prendre position. Le catholique uniate Leményi continue à soutenir le gouvernement hongrois. Aussi se voit-il destitué (tout à fait illégalement) par le haut commandant qui fait aussi écrouer plusieurs chanoines de Balázsfalva qui s’étaient solidarisés avec Leményi. En revanche, l’évêque orthodoxe Şaguna, qui vient de rentrer de Pest (et que les hommes d’Etat hongrois avaient en vain sollicité d’éditer une pastorale destinée à apaiser le peuple), invite, sous la pression de Puchner, ses ouailles à obéir à l’ordre impérial.

L’armée impériale se propose tout d’abord de désarmer les gardes nationales hongroises. Alors que dans le Sud, Puchner engage surtout les troupes du contingent, ne serait-ce que pour des considérations stratégiques, au nord de la ligne Nagyszeben-Arad et jusqu’à Kolozsvár, il confie cette tâche de désarmement aux troupes territoriales roumaines. Cette répartition des rôles dissimule des considérations politiques: si l’on réussit à rendre, par des incidents plus ou moins importants, insurmontables les antagonismes entre les peuples et les nationalités de Transylvanie, l’armée pourra, en alléguant la nécessité de mettre fin à la guerre civile, jouer le rôle, incontestablement moins ingrat, de pacificateur. Un exemple en est la mobilisation, contre les quelque cent-cinquante gardes nationaux hongrois de Gyulafehérvár, de la paysannerie roumaine des environs, alors que cette ville était située au pied du seul château-fort puissant et bien armé de canons de la Transylvanie. Après le premier accrochage, l’armée dut s’entremettre entre les Roumains et les Hongrois devant être ramenés à l’obéissance de l’Empereur. Le 20 octobre, à Kisenyed, les paysans roumains assiègent et prennent d’assaut, au bout de deux jours, une grande gentilhommière où une centaine de nobles s’étaient réfugiés avec leurs familles. L’armée ne tente même pas de s’interposer et elle n’empêche pas le massacre de plus de cent personnes. La direction militaire a aussi confié à l’insurrection populaire roumaine le soin de désarmer les gardes nationales hongroises de la ville de Zalatna ainsi que des villages des vallées du comitat de Alsó-Fehér, alors qu’il était notoire que les dissensions s’y étaient depuis bien longtemps envenimées. Plusieurs centaines de Hongrois – notamment des mineurs – tombent victimes de la tuerie.

Tous les motifs des mouvements paysans sont présents dans l’insurrection populaire pro-Habsbourg. Les foules agissent avec passion, comme si elles {f-486.} voulaient faire table rase de tout ce qui peut rompre l’équilibre idéal du mode de vie paysan et empêcher le retour d’un paradis perdu évoqué dans les sermons et les prières. Parfois, elles entendent seulement détruire tout ce qui constitue une entrave à l’existence décente. Et quand l’appel de l’Empereur s’avère insuffisant pour mobiliser le peuple de tel ou tel village, comme c’est le cas dans la région de Kolozsvár où les autorités du comitat demandent aux paysans de prêter serment au roi et au gouvernement hongrois, on recourt aux menaces et à la propagation de fausses nouvelles. Des tracts sont distribués qui menacent de servage à perpétuité ceux qui n’entreraient pas en campagne, et de la vengeance des Russes ceux qui ne se lèvent pas contre les Hongrois. Colère et détermination se doublent de peur et de terreur. Ainsi, lors du désarmement des gardes nationaux hongrois, quand on est sur le point de s’entendre, c’est probablement la peur qui fait appuyer quelqu’un sur la détente (les deux parties s’en rejetteront naturellement la responsabilité l’une sur l’autre), déclenchant ainsi une tuerie. Les foules sont souvent mues par la peur, notamment lorsqu’elles cherchent à exterminer leurs ennemis jusqu’au dernier homme, afin de ne pas avoir à craindre la vengeance et de ne laisser à personne la possibilité d’une revanche sicule.

Il est vrai que la vengeance des Sicules est trop souvent brandie. Et le mouvement des Sicules a beaucoup perdu de ses intentions et objectifs dignes d’une autodéfense révolutionnaire. Le campement d’Agyagfalva est divisé en quatre parties et mis en route dans quatre directions. Un assez grand nombre d’officiers – fût-ce sans but précis, ou pour discréditer la cause de la résistance révolutionnaire, ou encore pour défendre les intérêts des seigneurs terriens et donner un exemple – lâchent leurs troupes qui se démoralisent en raison d’une direction militaire délibérément mauvaise et à la suite des déprédations, et qui prendront la fuite au premier contact avec l’armée impériale régulière.

Les troupes parties en campagne contre Urban remportent d’abord plusieurs victoires, mais finissent bientôt par rendre leur succès fort douteux. Les unités sicules du «siège» de Csík traversent Marosvásárhely, des cierges allumés à la main et chantant des psaumes avec une piété de croisés. Ils balayent tout simplement les insurgés d’Urban mais, à partir de là, ils mettent à feu et à sac la bourgade saxonne de Szászrégen et, dans la bagarre suscitée par le pillage, ils sont plus nombreux à tomber que sur le champ de bataille.

Au cours de 1848, les Sicules surprennent à deux reprises: la première fois par leur lâche fuite après la mise à sac de Szászrégen devant quelques coups de canon de l’armée régulière impériale, aux abords de Marosvásárhely, la deuxième fois par leur héroïsme marqué d’abnégation: le peuple de Háromszék défend avec succès la cause nationale hongroise jusqu’à la fin de l’année.

Puchner avait commis une faute grave en exigeant de Háromszék une reddition inconditionnelle, car la précarité de la situation n’a eu d’autre effet que de cimenter l’unité de la société. La direction militaire locale, qui s’était montrée impuissante au début de l’automne, se ressaisit et s’avéra opérationnelle sous le contrôle des assemblées populaires et rurales influencées par les radicaux. Puchner déplorera à juste titre que «le Háromszék a immobilisé, au moment le plus décisif, la moitié de mes troupes».*Rapport de Puchner au ministre de la Guerre Cordon, Nagyszeben, 27 février 1849. Feldakten ACS 145. Fasc. 2/33. Ainsi la résistance de ceux de Háromszék marque un temps fort des succès de la guerre d’indépendance {f-488.} hongroise: elle a empêché les forces autrichiennes de Transylvanie de mettre le cap sur l’Ouest et d’attaquer au moment opportun les territoires centraux de la Hongrie. Ce fait d’armes n’est nullement terni par l’incapacité des autres troupes hongroises de Transylvanie à opposer une résistance sérieuse avant de se replier en Hongrie sans livrer aucun important combat.

 Les opérations militaires de Transylvanie entre le 18 décembre 1848 et le 9 février 1849

{f-487.} Carte 19. Les opérations militaires de Transylvanie
entre le 18 décembre 1848 et le 9 février 1849

Dès la seconde quinzaine de novembre 1848, la Transylvanie, à l’exception de Háromszék, tombe sous la férule de la dictature militaire autrichienne, les fonctions du pouvoir civil étant dans une certaine mesure remplies par le mouvement national roumain. Les paysans roumains sont prompts à coller l’étiquette de «gubernium roumain» au Comité national roumain reconstitué à Nagyszeben, quand ils saisissent de leurs affaires les «seigneurs roumains» qui y siègent. Entre-temps, l’intelligentsia roumaine se voit subordonner immanquablement au commandement militaire autrichien. Les chefs des troupes d’insurgés ont à obéir, dans l’accomplissement des tâches militaires planifiées, aux officiers de carrière placés à leur tête. Tout en étant contraint de transmettre sans broncher les ordres de Puchner, le Comité se met à réaliser son programme formulé déjà dans les revendications de Balázsfalva. Mais il n’ose pas se prononcer catégoriquement sur les principes à suivre dans la démarcation des terres censières et des francs-alleux, et dans le contentieux qui oppose les seigneurs terriens et les paysans, il remet à plus tard la décision définitive. Il considère comme sa tâche première de remettre sur pied l’administration. Le vieux découpage en comitats reste pour l’essentiel inchangé. Puchner se réserve le droit de placer à la tête des comitats et des régions des administrateurs investis de pouvoirs encore plus étendus que n’en possédaient les anciens comes. Ce sont, pour la plupart, des officiers à la retraite, d’origine roumaine. Puchner place sous leurs ordres un ou deux intellectuels: avocats ou prêtres. Les autres responsabilités reviennent à des dignitaires élus, compte tenu, en général, de la proportion numérique des nationalités. Sur ce point, les Roumains se montrent tout aussi mesquins que l’ont été les Hongrois, quoique certains d’entre eux se conduisent avec une plus grande équité.

La consolidation révolutionnaire et ses contradictions

A la mi-décembre, l’armée impériale de Transylvanie se dirige vers Nagyvárad, mais son offensive se heurte à la ligne de défense hongroise réorganisée. Entre-temps, Kossuth, président du Comité national de la défense, organisateur de la lutte hongroise, a placé un nouveau chef à la tête des armées de Transylvanie, le Polonais Józef Bem qui s’était auparavant fait un nom dans les combats de l’insurrection nationale polonaise de 1831 et qui comptait parmi les «combattants professionnels de la liberté». En octobre 1848, il dirige encore, avant de venir en Hongrie, la défense de la Vienne révolutionnaire. Bem engage, le 20 décembre, sa contre-offensive dans la région de Nagybánya à la tête d’une armée de 10 000 hommes et de 16 canons. On avait cru que la reconquête de la Transylvanie requerrait une armée d’au moins 50 000 hommes Bem fête Noël à Kolozsvár. Depuis la fin du mois de septembre, date de la victoire sur Jellacié en Transdanubie, c’est la première victoire militaire hongroise.

Par la prise de Kolozsvár, Bem a coupé les forces autrichiennes en deux de sorte que ces dernières n’ont pu faire plein usage de leur supériorité en nombre. Bem commence par libérer le Nord de la Transylvanie et chasse {f-489.} l’armée d’Urban en Bukovine avant de se retourner contre le gros des troupes placées sous le commandement de Puchner. De Kolozsvár, dans l’intention de mobiliser, à partir de Marosvásárhely, tout le pays des Sicules, il dirige ses forces vers l’Est. Pour prévenir ce coup, Puchner passe à l’attaque mais, le 17 janvier, au cours de la première bataille importante, à Szõkefalva, il est défait par l’armée hongroise qui pousse son avancée jusqu’à Nagyszeben. Cette marche triomphale s’arrête là. Bem subit de lourdes pertes et se voit contraint de se replier. Sur son armée de quelque 6 à 7 000 hommes, il renvoie les Sicules chez eux pour qu’ils lui rapportent du renfort et, dans l’espoir de s’y réunir aux troupes qu’il attendait de Hongrie, il lance des forces considérables sur Déva. Ainsi le gros des forces hongroises se trouve réduit à 2 500 hommes.

Puchner sollicite l’aide des troupes d’occupation russes de Valachie, avec l’aval de la Cour de Vienne. Mais, pour éviter la honte évidente à l’administration impériale, il pousse devant lui le Comité roumain, d’ailleurs réticent. Finalement quelques membres de celui-ci se décident, dans les derniers jours de décembre, à charger l’évêque Şaguna et le professeur Gottfried Müller de demander, au nom des deux nations, la protection de l’armée du Tsar. Dès l’arrivée, dans les premiers jours de février, de l’aide russe qui comprend quelque sept mille hommes, Puchner, profitant de sa supériorité numérique, porte un grave coup à Bem, à Vizakna. Ce dernier se dirige alors vers la Hongrie, se frayant un chemin au prix de batailles réitérées avec ses persécuteurs. Or, à Déva, un renfort de 3 000 hommes l’attend, portant ses effectifs à 8 000 hommes. Le 9 février, près de Piski, il livre la plus sanglante bataille de la campagne de Transylvanie. Les impériaux, à court de munitions, se voient contraints de battre en retraite. Bem ne les poursuit pas vers Nagyszeben, mais glisse avec bravoure entre le fort de Gyulafehérvár et le gros de l’armée autrichienne. Une fois de plus, il a pour objectif d’assurer la liaison avec le pays des Sicules, et il y parvient.

Certes, la résistance de Háromszék s’était effondrée dès la fin de décembre 1848. La nouvelle de la libération de Kolozsvár était arrivée trop tard dans le pays de Sicules et les rapports de force défavorables avaient contraint les dirigeants de la résistance de Háromszék à signer le cessez-le-feu avec le commandement militaire impérial. Mais c’est en vain que les dignitaires du siège et les colonels prêtent serment de fidélité à l’Empereur: sous l’effet des victoires de Bem, le peuple s’est rangé du côté des radicaux. Les colonels sicules se retirent de l’affaire, tandis que les caporaux et les lieutenants qui avaient, dès le début, constitué l’âme de la résistance, prennent la direction des luttes recommencées. Début février, le lieutenant Sándor Gál tient tête à une armée russe de 2 500 hommes et, s’il s’était lancé plus audacieusement à la contre-attaque, il aurait pu gagner la bataille. Les troupes sicules que Bem avait retirées du siège de Nagyszeben se sont suffisamment renforcées pour investir Medgyes et y attendre Bem qui doit d’abord expulser Urban, rentré de Bukovine, pour soutenir ensuite le combat contre Puchner. Le général autrichien réussit à vaincre Bem, près de Medgyes, mais il ne sait pas profiter de ce succès. Il tente d’encercler Bem en train de se replier sur Segesvár, mais ce dernier s’aperçoit à temps du stratagème et réussit un des plus grands actes de bravoure de la guerre d’indépendance: il contourne et prend de vitesse les troupes à sa poursuite et, le 11 mars, il occupe Nagyszeben avec la rapidité de l’éclair. En quelques jours, il repousse les Russes de Transylvanie et chasse Puchner. Le Tsar Nicolas, pris de fureur, entend dépêcher 50 000 hommes en Transylvanie, mais il finit par se laisser apaiser par les «pacifistes» de la Cour. A la mi-mars, aucune troupe impériale régulière capable de passer à l’attaque {f-490.} ne reste en Transylvanie. Seuls les forts de Gyulafehérvár et de Déva demeurent aux mains des Autrichiens. Bem descend dans le Banat d’où, un mois plus tard, il expulsera les forces autrichiennes qui, reconstituées, avaient tenté une incursion du côté de la Valachie.

Entre-temps, en moins de six semaines, on a décidé par deux fois même du sort de la Transylvanie, d’abord à Olmütz, puis à Debrecen.

Début mars, le gouvernement impérial, persuadé d’avoir porté un coup décisif aux Hongrois, dissout le parlement de l’Empire, passe outre son projet de constitution basé sur le principe de la souveraineté du peuple et envisage, à sa place, d’introduire une constitution octroyée au nom du souverain à l’ensemble de l’Empire. Inspiré par l’idée d’unité de l’Empire, ce texte ravale la Transylvanie au rang de province autonome de la Couronne. La nouvelle constitution a pour leitmotiv «l’égalité en droit des nationalités» mais ne fait en réalité référence qu’aux seuls droits à garantir à la nation saxonne.

La Constitution d’Olmütz prouve à l’évidence que le souverain n’est pas disposé à composer avec le mouvement national hongrois sur la base constitutionnelle de 1848. Les aspirations hongroises à l’indépendance n’en sont qu’amplifiées davantage, d’autant que la contre-offensive hongroise, marquée par une série de batailles victorieuses, commence à repousser l’armée autrichienne du pays. Le 14 avril, à Debrecen, l’Assemblée nationale hongroise vote la Déclaration d’indépendance qui détrône la maison de Habsbourg, déclare la Hongrie (Transylvanie comprise) Etat constitutionnel indépendant et élit Kossuth président gouverneur. Certes, la majorité des députés libéraux de Transylvanie (ceux du parti de la Paix) eussent préféré au détrônement de la maison royale un compromis avec la Cour, mais la majeure partie de l’opinion hongroise – et transylvaine – approuve la politique plus incisive de Kossuth qui signifie l’ouverture vers un développement autonome.

La Transylvanie, en train de se libérer, est gouvernée dans l’esprit des lois d’avril-juin 1848. L’administration est à nouveau assurée par des commissaires nationaux plénipotentiaires. A la vue des premières difficultés, Kossuth a envoyé en Transylvanie un de ses fidèles collaborateurs, László Csányi qui, par la réorganisation de l’administration, la mobilisation des Sicules et la garantie du déroulement normal de la levée des recrues, contribue aux victoires de Bem.

 Les opérations militaires de Transylvanie au printemps de 1849

{f-491.} Carte 20. Les opérations militaires de Transylvanie au printemps de 1849

On a coutume d’opposer Bem aux commissaires du gouvernement hongrois en affirmant que le premier représentait la lutte des peuples pour la liberté tandis que les derniers incarnaient un provincialisme attaché à des intérêts de classe. Or, le général polonais a affirmé, dans l’esprit des milieux dirigeants hongrois, que «l’armée hongroise lutte pour la liberté commune de tous les peuples. Aussi, les fils de toutes les ethnies combattent-ils dans ses rangs, ce qui lui confère le caractère sacré de pionnier de la liberté des peuples européens».*Appel de Bem aux habitants de Nagyszeben, Nagyszeben, 12 mars 1849. Publ. par L. KÖVÁRI, Okmánytár… 158. Dans la pratique, il a, d’une manière générale, fait ce qu’il considérait comme opportun pour augmenter l’efficacité de son armée et sensibiliser les masses. Il s’est avant tout distingué par sa politique d’amnistie: en décrétant l’amnistie sans l’aval et même à l’insu du gouvernement. Il n’a pas voulu de représailles contre les insurgés roumains en fuite qui avaient – aux dires de George Bariţ, par pure vengeance – mis à feu et à sang Nagyenyed,*GEORGE BARIŢ, Părţi alese din istoria Transilvaniei pe doue suce de ani din urmă (Chapitres choisis de l’histoire de la Transylvanie des derniers 200 ans), II, Sibiu, 1890, 416. {f-492.} son célèbre collège et sa bibliothèque, et fait un carnage dans cette ville hongroise. Il croyait en l’effet moral de l’amnistie, mais quand il eut l’impression que sa générosité était payée d’ingratitude, il se décida à sévir plus fort encore que ne le permettait le droit. Par exemple, lorsque les Roumains de Naszód rejoignirent les troupes d’Urban qui attaquaient depuis la Bukovine, il conçut l’idée d’évacuer les régions insurgées et d’y établir des colons sicules. Csányi, fort de l’approbation de Kossuth, réussit à grand peine à empêcher cette opération catastrophique.

Ce même Csányi, en tant qu’exécutant de la volonté et de la politique du gouvernement (du Comité de la défense nationale), décrète, malgré l’amnistie, l’état de siège en Terre saxonne. C’est que les milieux dirigeants hongrois imputaient aux Saxons une large part de responsabilité dans le soulèvement roumain et l’appel à l’aide militaire russe. Aussi renoncèrent-ils à leurs intentions pro-saxonnes du printemps de 1848. «Précoce, l’amnistie est un poignard que nous donnons dans la main de l’ennemi pour qu’il l’enfonce dans nos cśurs», écrivait Kossuth à Bem*Kossuth à Bem, Debrecen, 23 avril 1849. KLÖM XV. Dit. par ISTVÁN BARTA, Budapest, 1953., enjoignant ce dernier de mettre sur pied des tribunaux d’exception. L’une de ces cours martiales fit exécuter, pour donner l’exemple, Stephan Ludwig Roth, alors que ce pasteur saxon n’avait pas pris la fuite, car il avait confiance en le décret sur l’amnistie. Ce quasi-meurtre légalisé fut un des éléments tragiques de la guerre civile: la répression frappait un adversaire qui n’avait pas tué.

Limiter la politique d’amnistie de Bem s’est avéré une faute. Ce qui, en revanche, favorisait la consolidation, c’était la relance, sur l’initiative du gouvernement hongrois, de la vie administrative et municipale saxonne allant de paire avec la démocratisation des élections municipales et parlementaires.

Un événement propre à calmer les esprits fut l’élection, au poste de bourgmestre de Nagyszeben, de ce Simeon Schreiber qui, aux Diètes de l’ère des réformes, avait été le principal orateur des Saxons. C’était également pour dissiper la méfiance que le gouvernement entérina l’usage de la langue allemande en Terre saxonne et qu’il était permis de s’adresser, dans des requêtes rédigées en allemand, à l’adjoint de Csányi, Mózes Berde. Les commissaires du gouvernement envoyés dans les villes de Nagyszeben et de Brassó faisaient tout leur possible pour éviter la répression et de contrebalancer les exactions des militaires. Dans les deux villes, la presse saxonne refait surface, sans censure aucune. Les intellectuels de Brassó fêtent, avec le messianisme révolutionnaire si caractéristique de l’époque, la victoire de leurs idées. Anton Kurz devient même l’aide de camp de Bem. La direction du journal allemand passe à Leopold Max Moltke qui vénère en Kossuth «le président de la première république d’Europe de l’Est» et annonce, dans ses articles, une Hongrie assurant de larges droits linguistiques aux nations cohabitantes.

Les rapports hungaro-roumains au printemps-été 1849

L’évolution des rapports hungaro-roumains était fonction de la consolidation révolutionnaire et de ses contradictions. Alors qu’en Terre saxonne, l’administration hongroise s’en tenait au principe de responsabilité collective, dans les comitats, elle opta pour la répression face aux résistants armés, et pour {f-493.} l’amnistie à l’égard de ceux qui se montraient prêts à se soumettre. Tant que les conditions troubles le permettaient, elle appliquait la loi avec la même rigueur à l’encontre des nobles et des paysans.

Dans la consolidation révolutionnaire apparaissent, comme des éléments essentiellement négatifs, la mise sur pied de nombreux tribunaux martiaux et surtout l’autorisation, en raison du petit nombre des troupes régulières, de former des corps francs qui devaient, en plus de maintenir l’ordre, capturer les insurgés et de récupérer les biens pillés. Certaines de ces unités allant de village en village ne cherchaient que la vengeance. Or, la peur de la vengeance ne fit que cimenter la résistance de la population roumaine des Monts métalliques.

Dans l’enceinte de cette forteresse naturelle, des foules de paysans se retranchaient en campement militaire et se soutenaient mutuellement avec la garnison du puissant château fort de Gyulafehérvár, assiégé par les troupes hongroises. Dans ces régions, la résistance avait, depuis le soulèvement de Horea, de fortes traditions. De plus, l’esprit de révolte y était maintenu en éveil par le fait que, dans cette région d’Europe la plus riche en or, le Trésor limitait, dans l’intérêt de la métallurgie de l’or, le forestage et le pacage pour les paysans et les ouvriers-paysans des mines. Dans les années 1840, une Hongroise noble, Katalin Varga, prenant la tête d’un mouvement de désobéissance à la corvée, défendit les intérêts de plusieurs villages, jusqu’à ce que l’évêque Şaguna fit prisonnière «notre châtelaine», comme l’appelait le peuple. Cette fois la résistance roumaine fut menée et animée par des intellectuels enthousiasmés par l’idéal de liberté avec, à leur tête, Avram Iancu. Le peuple colla à son ancien avocat l’épithète de «roi des hautes montagnes». Vêtu en costume populaire, ce dernier s’imposait en héros légendaire d’un combat où, malgré l’intrépidité générale, il y eut des moments où certains craignaient que le peuple qui aspiraient à la paix ne livrât ses chefs.

Devant les succès militaires hongrois, les députés roumains se trouvant à Debrecen cherchèrent, afin d’épargner à leur peuple les graves conséquences d’une défaite militaire escomptable et de pouvoir défendre avec davantage de poids les revendications nationales roumaines, à reconcilier la résistance roumaine des Monts métalliques au gouvernement hongrois. Le rôle de conciliateur échut à Ioan Dragoş, député de Bihar. Le premier voyage qu’il fit dans les Monts métalliques lui parut tellement fructueux que Kossuth annonça au Parlement l’ébauche d’une reconciliation. Dans une lettre adressée à Dragoş le 26 avril, Kossuth en esquisse les conditions: tout en assurant la primauté de la langue hongroise dans «l’administration du pays», «nous entendons non seulement permettre le libre usage de chaque langue et le libre développement de chaque nationalité, mais aussi, dans l’intérêt de la civilisation, promouvoir ce développement».*KLÖM XV, 137. Il garantit l’usage du roumain au niveau de la commune, de l’école et de l’Eglise et formula le projet d’une amnistie générale, seul l’évêque Şaguna devant être exclu du pardon pour avoir fait appel aux Russes en janvier. Les conditions de Kossuth ne satisfaisaient pas les revendications roumaines mais pouvaient cependant servir de base à la négociation. (Certes, il attendait les émissaires des Monts métalliques moins pour négocier que pour qu’ils déclarent la loyauté de leur peuple et que les Roumains en armes se fassent ensuite enrôler comme volontaires dans l’armée hongroise.) Les cadres, rassurant pour les deux parties, d’une prise de contact et de négociations {f-494.} directes n’étaient pas encore fixés que Dragoş, idéalisant la position et la disposition au compromis de chacune des parties devant l’autre, entra en action.

Cette tentative de conciliation échoua moins par méfiance réciproque des deux parties qu’en raison du désaccord entre la direction militaire et le pouvoir politique et civil. En mars, le plan d’offensive contre les Monts métalliques était fin prêt mais, estimant que la «pacification» des Roumains était du ressort des administrations transylvaines, le ministère de la Guerre le suspendit.

Or, après que Kossuth eût envoyé sa lettre citée plus haut, le commandement de l’armée hongroise des Monts métalliques passa – à la suite d’événements auxquels le hasard ne fut pas étranger – aux mains d’Imre Hatvani, un jeune révolutionnaire assoiffé de gloire mais ignorant le métier de guerre. Ainsi, alors même qu’à Abrudbánya les négociateurs étaient près de s’entendre sur les conditions de paix, Hatvani, prêtant foi aux fausses nouvelles sur le mauvais traitement infligé aux Hongrois d’Abrudbánya, partit, le 5 mai, à la tête d’une armée assez hétéroclite d’à peine un millier d’hommes mal équipés, pour occuper cette bourgade, malgré l’avertissement désespéré de Dragoş. La guerre civile en redémarra de plus belle.

Iancu prit la fuite à temps puis, ayant rassemblé ses troupes, cerna l’unité hongroise mal commandée. Voici Verespatak et Abrudbánya la proie des flammes et Dragoş tué par les Roumains. Entre-temps, Kossuth a ordonné, sous l’effet de différentes fausses nouvelles, la reprise des opérations militaires qui avaient été suspendues sans son consentement. Il s’ensuit une nouvelle attaque contre Abrudbánya qui se solde par un échec cuisant, et le message de Kossuth est intercepté par les Roumains. Pour se venger, Hatvani fait exécuter Ioan Buteanu, Petru Dobra ayant été tué «en fuite», alors que les deux avaient espéré se rendre à Debrecen pour négocier. Les combats firent de nombreuses victimes dans la population hongroise d’Abrudbánya qui avait jusque-là vécu en paix avec les Roumains. Les développements tragiques renforcèrent, auprès des deux parties, la conviction que l’autre voulait lui tendre un piège.

Ces événements – qui mettaient également en relief le sens des responsabilités des deux parties – attisaient la détermination de la résistance roumaine. Iancu répond ainsi fin juin aux appels de paix que les Hongrois lui adressent «Dans ces deux patries sśurs, le Hongrois ne saurait parler d’existence et d’avenir sans le Roumain, pas plus que le Roumain sans le Hongrois», puisque «jamais les armes ne pourront trancher entre nous et vous».*Lettre d’Avram Iancu au lieutenant-colonel József Simonffy, Topánfalva, 15/27 juin 1849. Publ. par ALEXANDRU ROMAN, Documente la istoria revoluţiunei ungur. din an. 1848/49 (Documents sur l’histoire de la révolution hongroise de 1848/49), Transilvanie, 1877, 54-56. Entre-temps, voyant les succès militaires hongrois, la cour des Habsbourg s’était trouvée astreinte à solliciter ouvertement l’aide militaire du Tsar; l’offensive est déclenchée à la mi-juin et, en juillet, le gouvernement hongrois se voit contraint de céder le Nord de la Hongrie ainsi que la Transdanubie. A ce moment-là, prenant appui notamment sur la résistance roumaine dans les Monts métalliques, deux tendances politiques roumaines se profilent, l’une diamétralement opposée à l’autre.

Après que la révolte eût pris de l’extension, le poids politique de l’intelligentsia roumaine commençait à faiblir et les dirigeants ecclésiastiques reprenaient le dessus. A la fin de 1848, l’évêque Şaguna fut réintégré dans l’état-major du mouvement national roumain. Il reçut pour tâche de présenter au souverain les revendications nationales. Il fit le voyage de Vienne et d’Olmütz {f-495.} où il prit contact avec plusieurs intellectuels dont Laurian, Maiorescu et Bărnuţiu. Ils adressèrent requêtes sur requêtes au souverain et au gouvernement et exposaient les aspirations nationales sous une formule nouvelle où il n’était plus question de statut autonome pour la Transylvanie. En février 1849, ils réclamaient l’union des Roumains des différentes «provinces autrichiennes» en une «nation autonome» avec une administration nationale roumaine. C’était focaliser plusieurs revendications et prétentions. L’évêque Şaguna, s’inspirant de la théorie des orthodoxes sur la société et l’Etat, suggère que les différentes nationalités structurent leur vie sur le modèle des Eglises. Maiorescu se réclamait plutôt du principe d’autonomie territoriale, fixant pour objectif à la pétition de février l’institution d’une «Autriche roumaine». En juillet 1849, les intellectuels revendiquent déjà une province roumaine de la Couronne à part. Leur argumentation reflète le tragique antagonisme des prétentions nationales est-européennes: soulignant leur propre condition défavorisée, ils affirment avoir peur de l’hégémonie des autres nations: dans le même temps, ils proposent à la Cour de réprimer les ambitions nationales hongroises en créant une autonomie nationale roumaine au sein de l’Autriche.

Paradoxe de l’histoire: justement à ce moment-là, l’émigration de Valachie et la direction de la révolution hongroise proposent de nouvelles perspectives aux peuples transylvains. Plusieurs chefs de file de la révolution de Valachie désapprouvent ou observent avec angoisse la politique roumaine de Transylvanie. Bien que le commandement militaire autrichien cherche à tenir ceux-ci à l’écart, certains d’entre eux réussissent à faire le voyage dans les Monts métalliques et à jouer, dans les tentatives de paix de mai, un rôle actif de conciliateur. Constatant l’écho favorable que la guerre d’indépendance hongroise soulevait en Europe, l’émigration de Valachie, de son côté, révise sa politique. Dans la fièvre du messianisme révolutionnaire, l’autocritique frise le masochisme: pleurant leurs propres perspectives ratées, les émigrés exaltent le combat que mène la nation hongroise abandonnée à elle-même: «Ah, eussions-nous été un vrai gouvernement roumain que la gloire de libérer le monde de l’esclavage appartiendrait non pas aux Hongrois mais à nous; ou encore, unis aux Hongrois, nous eussions assurément pris Vienne et proclamé la liberté publique. Mais voici que nous tremblons et que nous nous efforçons de recueillir les miettes du festin hongrois», écrivait, à Paris, C. A. Rosetti.*Lettre de Constantin A. Rosetti à Ion Ghica, Iaşi, 20 avril 1849, in: ION GHICA, Amintiri din pribegia după 1848 (Souvenirs d’émigration d’après 1848), I. Publ. par OLIMPIU BOITOŞ, Craiova, s. a. 70-71

Le premier ballon d’essai de l’émigration roumaine est la fondation, à Brassó, par le poète profondément révolutionnaire Cezar Boliac, d’un journal intitulé Espatriatul. Dans cette feuille, le rédacteur dénonce la politique roumaine de Transylvanie avec une ardeur qui étonne ses compagnons de route. Il affirme que «de nos jours, il n’y a qu’une seule lutte en Europe: entre liberté et tyrannie, entre les peuples et les trônes.»*Espatriatul, 25 mars 1849, n° 1.

Devant les prétentions roumaines et hongroises à la liberté nationale, Nicolae Bălcescu s’avère un artisan infatigable de l’harmonisation des tendances opposées. Il part de l’idée que la lutte de libération doit se faire par plusieurs étapes successives. Avec l’aide hongroise, il faut tout d’abord faire accéder les Principautés roumaines danubiennes à l’indépendance, pour pouvoir régler ensuite la question de l’unité nationale roumaine dont la réalisation est, à son avis, proche de l’intérêt national hongrois, car la création de cette unité {f-496.} assurerait aux Hongrois l’alliance des Roumains. En attendant, les Roumains de Transylvanie devraient rester dans une situation «légèrement subordonnée». Bălcescu ne trouve guère à redire aux préparatifs de Bem pour attaquer dans les Monts métalliques: «je considère que tous ceux qui chérissent la liberté ont à soutenir les Hongrois, ce seul peuple qui soit en armes et qui combatte les alliés de la Russie, les tyrans.»*Lettre de Bălcescu à Ghica, Pest, 6 juin 1849. BĂLESCU, opere IV. Corespondenţă. Publ. par GHEORGHE ZANE, Bucureşti, 1964, 185-187

Dans le même temps, László Teleki, représentant de l’ancienne opposition hongroise de Transylvanie et, à ce moment précis, émissaire du gouvernement hongrois, écrit de Paris où il entretient d’étroites relations avec l’émigration polonaise: «Nous avons à remplir le rôle qui, en 1789, échut à la France émanciper l’Europe. Et nous n’avons pas le choix: ou nous remplirons ce rôle, ou nous échouerons.»

Se référant à ses expériences, il propose d’«instaurer un système qui permette de suppléer au manque d’homogénéité nationale par la concertation et le respect des droits individuels et nationaux». Il espère que les peuples voisins et cohabitants «accepteront avec joie la Hongrie en tant que centre et reine d’une future confédération danubienne».*Lettre de László Teleki à Lajos Kossuth, Paris, 14 mai 1849. Publ. par GYÖRGY SPIRA, A nemzetiségi kérdés a negyvennyolcas forradalom Magyarországán (La question des minorités nationales dans la Hongrie de la révolution de 1848), Budapest, 1980, 216-217. Cet optimisme était bien nécessaire à ce que, le 14 juillet, à Szeged, Kossuth se décide enfin à franchir le pas décisif et à lancer, à l’instigation de Bălcescu, le «projet de pacification».

Ce projet ne promettait pas l’autonomie territoriale mais garantissait, dans les comitats à majorité roumaine et dans la garde nationale, l’usage de la langue roumaine. La garantie de droits linguistiques fort élargis dans la vie publique et l’autonomie réelle des comitats étaient à même de satisfaire partiellement les revendications nationales. A la thèse de la Constitution autrichienne sur «l’égalité des nationalités», le gouvernement hongrois opposait l’idée de promouvoir «le développement libre des nationalités». Le Projet de pacification limitait la toute-puissance de la raison d’Etat en affirmant que «l’usage diplomatique de la langue hongroise» ne serait étendu qu’aux affaires parlementaires, administratives et gouvernementales «dans la mesure du strict nécessaire du point de vue du maintien de l’Etat hongrois». Le projet marquait un tournant dans l’harmonisation des aspirations des deux peuples à la liberté. Dans une convention séparée, le gouvernement se chargeait de financer la création d’une légion roumaine. «La légion prêtera serment à la Roumanie et à la Hongrie. Elle combattra pour la liberté et l’indépendance, mais jamais contre la nationalité de l’un des deux peuples.»*KLÖM XV, 723-727.

L’aboutissement des négociations hungaro-roumaines incitait le gouvernement à aller plus loin dans sa politique des nationalités, devenue vraiment irréprochable. Sur proposition du premier ministre Bertalan Szemere, le 28 juillet, l’Assemblée nationale régla la situation des peuples allogènes de Hongrie par un décret-loi conçu dans l’esprit du Projet de pacification. Szemere affirmait à juste titre qu’on avait par là réussi à s’engager sur un chemin «que nul gouvernement n’a tenté encore jusqu’à ce jour».*Circulaire du 29 juillet de Szemere aux commissaires gouvernementaux. Cité par ZOLTÁN I. TÓTH, A Szemere-kormány nemzetiségi politikája (La politique de nationalités du gouvernement Szemere), in: Magyarok és románok (Hongrois et Roumains), Budapest, 1966, 367.

 Les opérations militaires de Transylvanie en juin-août 1849

{f-497.} Carte 21. Les opérations militaires de Transylvanie en juin-août 1849

{f-498.} Fin de la guerre d’indépendance en Transylvanie

Le sort de la Transylvanie fut décidé dès juillet 1849, lorsque les armées du Tsar et de l’Empereur franchirent les frontières. Bem eut à faire face à une force ennemie deux fois supérieure en nombre. Tout au plus put-il tenter d’empêcher le plus longtemps possible que l’ennemi n’envahisse la Grande Plaine hongroise, afin que le gouvernement hongrois puisse, en attendant, concentrer le gros de ses forces dans le Sud, au confluent de la Tisza et du Maros. Il décentralisa des troupes pour prendre le commandement tantôt de l’une, tantôt de l’autre, toujours de celle qui fléchissait. Puis, aussitôt que les négociations hungaro-roumaines portèrent leur fruit, le général polonais, fort de l’entente de Kossuth, fit une incursion en Moldavie, sans toutefois parvenir à y déclencher l’insurrection. Quant aux troupes russes, elles n’avaient avancé en un mois que de Brassó à Nagyszeben et, au nord, n’osaient attaquer ni Kolozsvár, ni Marosvásárhely. Fin juillet et début août, Bem essuya quand même deux graves défaites. Ce fut sur un champ de bataille transylvain que périt Sándor Petõfi, le plus grand poète romantique hongrois, ainsi qu’Anton Kurz, l’aide de camp de Bem. Bem monta encore plus d’un tour à ses agresseurs pour échapper de justesse à ses ennemis vers la Turquie. Ses troupes se dispersèrent et, après la capitulation de l’armée principale de Hongrie, à Világos le 13 août, l’état-major de Transylvanie se rendit à son tour, le 25 août à Zsibó.

Sa position une fois changée envers la lutte des Hongrois, Iancu tenta, en pleine avancée russe, de rester neutre afin d’empêcher un ultime rebondissement de la guerre civile. Informées de la neutralité des Roumains des Monts métalliques, certaines unités hongroises – peu nombreuses – se rendirent aux Roumains et Iancu eut le geste de libérer des prisonniers hongrois, au plus grand dépit du conseiller militaire autrichien qui lui était délégué.

Il aura fallu les grands déboires des jours suivants pour que l’on entende, dans les Monts métalliques, des chansons sur Iancu et Bem combattant côte à côte. Des déceptions, des réflexions sur les leçons de l’histoire, des possibilités nouvelles à l’horizon finiront par pousser les promoteurs des luttes pour l’indépendance nationale à chercher en commun, malgré les pertes et les victimes de la guerre civile propres à opposer les ethnies, des solutions à la «question transylvaine», acceptables pour tous les peuples et nations cohabitants.