1. La conquête du Bassin carpatique par les Hongrois

Si un historien ou un archéologue contemporain se penche sur la question de la conquête du pays et plus particulièrement de la région transtibiscine (audelà de la Tisza) ou de la Transylvanie, il est nécessairement confronté au problème de savoir s’il doit ou non utiliser la «source» la plus volumineuse et la plus détaillée, la Gesta Hungarorum de celui qu’on nomme Maître P., connu plus généralement sous l’appellation d’Anonymus. En effet, dans l’hypothèse où il tente un compromis, il devra assumer la même contradiction insoluble qui pèse depuis plus de deux siècles sur l’historiographie hongroise et étrangère. La Gesta Hungarorum, rédigée au cours du XIIIe siècle et conservée sous la forme d’une copie dans un manuscrit du XIVe, a été découverte au milieu du XVIIIe et considérée, dès sa publication, en 1746, comme une espèce de livre sacré. Or, tant à la lumière des sources écrites contemporaines qu’à celle des découvertes et résultats de l’archéologie, les données de la Gesta concernant l’histoire événementielle, ainsi que ses indications géographiques demandent à être profondément révisées. Les premiers pas dans cette direction ont été faits par la science historique de la fin du XIXe siècle, qui a adopté la méthode de la critique des sources, lui ayant progressivement permis de prouver que les données géographiques, ethniques et politiques consignées dans la Gesta correspondaient en réalité aux conditions et aspirations de l’époque de l’auteur – soit le début du XIIIe siècle, pour laquelle période elle s’avère une source précieuse – qui furent projetées dans un passé vieux de 300 ans. Quant à son genre, c’est une «geste», soit un récit des «choses faites» telle qu’on les aimait à cette époque et que ne pourraient utiliser comme source – et encore avec prudence – que les historiens de la littérature.

La critique de cette source n’était toutefois pas conséquente: il arrivait souvent (et il arrive encore) que, dans l’intérêt d’une nouvelle théorie, on ait considéré certains personnages ou événements figurant dans la Gesta comme relevant de la «tradition généalogique» authentique. Le résultat en est qu’il {f-115.} existe, même dans l’historiographie hongroise moderne, à propos d’Anonymus, deux théories difficiles à concilier. L’une n’exclut pas la possibilité que l’auteur de la Gesta transmette, en ce qui concerne notamment les noms de lieux hongrois dérivant des noms d’ethnies, de personne ou de métiers, des traditions généalogiques de l’époque de la conquête. L’autre, en revanche, tout en reconnaissant la légitimité et les résultats des recherches toponymiques remontant jusqu’au Xe siècle – met en doute le fait qu’Anonymus ait perpétué d’authentiques traditions historiques et familiales de la fin du IXe et du début du Xe siècle, estimant que ces dernières n’étaient justement possibles qu’à partir de la fin du Xe siècle.

Anonymus (P. dictus magister) cherche à étayer avec insistance les droits de propriété des familles nobles hongroises de l’époque de la conquête – le terme «de genere» apparaît pour la première fois chez lui –, droits qui, selon lui, sont tout aussi stables et impérissables que ceux des rois árpádiens. A l’en croire, ces familles auraient conquis chaque lopin de terre en versant leur propre sang dans une lutte incessante qui aurait duré dix ans (!) puis reçu tout ce qu’elles possédaient des mains d’Árpád lui-même.

En réalité, l’auteur de la Gesta n’a pas la moindre idée des événements et des protagonistes réels de la conquête, ni des sources contemporaines, abstraction faite de quelques données mal comprises de Regino (début du Xe siècle); c’est tout juste s’il connaît le nom d’Árpád et de quelques chefs qui vécurent et combattirent à des moments différents du Xe siècle. Il ignore jusqu’au nom des vrais adversaires des Hongrois de la conquête (Svatoplouk Ier et II, Moimir II, Arnulf, roi et empereur allemand, Braslaw, duc de Pannonie, Syméon, khan des Bulgares, Liutpold, duc de Bavière). Il ne sait rien de la bataille de Brasalauspurg (Pozsony, Presbourg), qui décida du sort de la conquête, pas plus que des centres potentiels ou effectifs de la défense locale (Tchernigrad/ Csongrád, Mosaburg, Belgrade sur le Danube, Belgrade en Transylvanie). Les Bulgares mis à part, il ne connaît pas non plus les ennemis des conquérants (Moraves, Slovènes, Karantans, Francs, Bajuvars ou Bavarois). Il crée deux peuples ennemis venant de l’Est (Bisseni, Picenacti), c’est-à-dire des Pétchénègues. Faute de mieux, il invente des ennemis et des adversaires afin que ses héros hongrois – non moins fabuleux – aient quelqu’un à soumettre. Il crée, de manière assez superficielle, à partir de noms de rivières (Laborc), de montagnes (Tarcal, Zobor, ce dernier emprunté à la montagne Sobor = église en slave, près de Nyitra, éponyme de l’abbaye bénédictine de Zobor, fondée au début du XIe siècle), des noms de villages (Glad, Gyalu, Marót), ses noms de guerriers et de chefs, tels que Laborcy (Bulgare), Turzol (Couman), Zobur (Tchèque), Gelou (Valaque) et Glad (Bulgare de Vidine). Les principaux ennemis, le Bulgare Salan et le Khazar Ménmarót, sont les purs produits de son imagination et relèvent plutôt des contes populaires. Les peuples ennemis, les Tchèques qui, à l’époque de la conquête, vivaient loin de là, dans le Bassin tchèque, les Coumans (Kipčaq, Polovtsi) qui n’apparurent en Europe que dans la seconde moitié du XIe siècle (105S), les Valaques dont l’apparition sporadique dans le bassin des Carpates se situe au XIIIe siècle, témoignent tous des conditions des années 1200. La majorité de ses chefs hongrois menant à bien la conquête sont les ancêtres présumés des grands propriétaires terriens du début du XIIIe siècle, dont les familles descendaient en réalité des dignitaires de la nouvelle organisation d’Etat mise en place au XIe siècle.

Dans chaque histoire de la Transylvanie, quelle que soit la nationalité de son auteur, l’époque de la conquête a, jusqu’à ce jour, été déterminée par la {f-116.} conception d’Anonymus exprimée dans la Gesta. D’après celui-ci, les conquérants entrés par le «col de Verecke» dans la vallée de la Tisza, tentèrent de pénétrer en Transylvanie le long de la rivière Szamos ou par la porte de Meszes. Le premier obstacle fut Ménmarót, chef khazar «au cśur bulgare», puissant adversaire, maître des forteresses de Szatmár et de Bihar. Ne pouvant le vaincre, ils finirent par devenir son allié. Le «chef» (dux) Gelou, «un Valaque» (quidam Blacus), qui résidait dans un château fort des bords de la rivière Szamos, organisa la résistance des habitants de la région (Blasii et Sclaui), population dont aucun historien ne parlait avec autant de mépris qu’Anonymus, auteur que l’historiographie actuelle roumaine ne cesse de glorifier (en oubliant de citer la moitié de la phrase qui dit textuellemen: «uiliores homines essent tocius mundi»).

Les milieux scientifiques slaves et roumains – dont les nations vivent pourtant aux côtés des Hongrois dans le bassin des Carpates – omettent de recourir à la critique des sources en ce qui concerne la Gesta d’Anonymus et ont même fait, au XXe siècle, un pas en arrière en reconnaissant au notaire anonyme l’authenticité d’un correspondant de guerre tenant un journal précis des événements militaires de quatre siècles antérieurs et en qualifiant d’indiscutable «l’objectivité» de ce notaire du roi de Hongrie. L’historiographie roumaine considère de nos jours comme des personnages réels et authentiques les chefs sortis de l’imagination d’Anonymus; leurs faits et gestes auraient été, selon cette conception, les péripéties de la guerre du peuple roumain «défendant sa patrie», et leurs terres, des «voïvodats féodaux roumains» (voievodate). Aussi longtemps que l’historiographie officielle sera dominée par des partis pris, il est peu probable que l’on puisse aboutir à un compromis ou même à un rapprochement des vues.

Les données sûres et réellement authentiques de l’histoire des Hongrois aux IXe et Xe siècles proviennent de textes arabes (orientaux et ibériques), persans, latins d’Italie, d’Allemagne, de Franconie et grecs de Byzance. Les personnes et les événements figurant chez Anonymus n’y apparaissent pas, ou alors à un autre moment, et non pas à l’époque de la conquête du pays. L’histoire de la conquête telle qu’Anonymus nous la raconte ne correspond pas non plus à un texte qui faisait partie de la Gesta primitive écrite vers 1060 mais perdue, et qui fut repris par la plus ancienne chronique, dite Gesta Ungarorum, de l’époque de Ladislas Ier.

Les sources de l’époque ne nous livrent guère plus qu’une esquisse de la vraie histoire de la conquête hongroise. A l’heure actuelle, on n’a aucune preuve de ce que les premières campagnes que les Hongrois (et leurs alliés kabars) conduisirent tantôt comme alliés des Carolingiens, tantôt comme ceux des Moraves, contre la Moravie et la Pannonie (862, 881, 892, 894) soient parties d’une base à l’intérieur de la chaîne des Carpates. La situation changea radicalement au moment de la dernière campagne de Pannonie (894) qui coïncida avec la mort de Svatoplouk Ier (à la fin de l’automne) et avec la campagne que les Hongrois, alliés de Byzance, menèrent contre la Bulgarie et Syméon Ier. En effet, à la fin de l’année 894, les Pétchénègues, devenus les alliés des Bulgares, lancèrent une attaque générale contre les quartiers des Hongrois à l’Est. Au début de 895, les Bulgares, après avoir fait la paix à la hâte avec Byzance, infligèrent une défaite sanglante à l’armée hongroise qui, conduite par Levente, dévastait la Bulgarie au sud du Bas-Danube. En raison de l’attaque des Pétchénègues, cette armée ne pouvait plus retourner dans sa patrie antérieure et fut contrainte de traverser les Carpates du Sud, pour se retirer en Transylvanie où elle rencontra le gros du peuple hongrois lui aussi {f-117.} en fuite et utilisant, pour ce faire, tous les cols praticables des Carpates de l’Est. Enfin l’armée qui, à la fin de 894, avait attaqué la Pannonie ne pouvait pas non plus retourner à l’Est. C’est ainsi qu’avant la fin de l’année 895, toutes les forces importantes des Hongrois se trouvaient dans le bassin des Carpates qu’ils occupèrent, après avoir partout liquidé le régime bulgare, jusqu’à la ligne Danube–Garam.

Dans les années qui suivirent (896–été 900), aucune opération militaire n’est signalée dans le bassin des Carpates. C’était là la première phase de la conquête et de l’installation des Hongrois. Jusqu’à la fin du siècle, la Pannonie, soumise aux Carolingiens, était fermement tenue en main par le duc slave Braslaw; les Hongrois entretenaient des rapports amicaux avec les Moraves vivant au-delà du Garam.

La deuxième phase de la conquête débute sur l’alliance militaire d’Arnulf Ier avec les Hongrois. Une petite troupe hongroise qu’Arnulf avait autorisée à traverser la Pannonie, poussa, à la fin de 898, une reconnaissance armée dans le Frioul et les Marches, hostiles à l’empereur. A la demande de l’empereur, les Hongrois conduisent, dans le courant de l’été 899, une campagne de grande envergure en Italie du Nord, contre le roi Bérenger Ier, ennemi d’Arnulf. Leur victoire du 24 septembre 899, près de la rivière Brenta, signifie une entrée spectaculaire dans l’histoire européenne et, dans les 33 années qui suivent, ils ne perdront pas une seule bataille importante. Au moment de leur campagne en Italie, éclata, en Moravie, la guerre de succession des fils de Svatoplouk (898-899) dans laquelle Arnulf – probablement aidé par les Hongrois – prend le parti de Svatoplouk II. Un tournant décisif survient avec la mort subite d’Arnulf (le 8 décembre 899). Les Hongrois se sentent relevés de l’engagement qui les liait à l’empereur et, par là même, à Svatoplouk II. Comme ni les Carolingiens – Louis IV l’Enfant – ni les Moimirides ne renouvellent leur alliance avec eux, ils attaquent, en 900, la Moravie, qui est alors en proie à la guerre civile, et occupent le territoire entre le Garam et le Morava. Dans le même temps, l’armée qui revient d’Italie envahit la Pannonie sans rencontrer de résistance sérieuse. L’été 900 marque la deuxième étape de la conquête du pays. En automne de la même année, les Bavarois (Bajuvares) construisent déjà Ennsburg, forteresse destinée à arrêter les Hongrois qui pénètrent sur les deux rives du Danube jusqu’à la rivière Enns, et qui, selon les annales de Fulda, retournent ensuite en Pannonie comme dans un pays qui leur appartient (ad sua in Pannoniam).

L’écrasement militaire de la Moravie et de Moimir II (902) permettait d’assurer la sécurité extérieure du bassin des Carpates nouvellement conquis, tandis que la victoire décisive remportée les 4 et 5 juillet 907 sur les Bavarois, qui avaient lancé leur attaque près de Brasalauspurg (Presbourg), ancienne forteresse stratégique de Braslaw, assurait aux Hongrois la prise en possession définitive du nouveau pays.

L’histoire des campagnes occidentales des Hongrois entre 862 et 955 a été étudiée, outre les historiens hongrois, par les historiens allemands, français et italiens. Quel que soit le jugement que l’on porte sur elles, il serait difficile de nier tant l’excellence de leur organisation militaire que les succès qu’ils remportèrent, au même titre qu’on reconnaît les succès non moins sanglants et destructeurs des campagnes des Vikings normands. Les armées de cavaliers hongrois triomphèrent sans difficultés des armées d’Italie, de Bavière, de Thuringe, de la Franconie de l’Est, de la Saxe et de la Bourgogne, prirent d’assaut, pillèrent et incendièrent les unes après les autres les villes d’Italie et d’Europe occidentale, parvinrent jusqu’au Danemark, à Brême, atteignirent la {f-118.} Manche, l’Aquitaine jusqu’à l’Atlantique, l’Hispanie jusqu’à Saragosse, l’Italie jusqu’à Otrante et, à la fin des années 960 dans les Balkans, jusqu’à Constantinople et Thessalonique. Comparé à leurs batailles et campagnes de portée européenne, ce que l’imagination d’Anonymus leur attribue n’est qu’une batrachomyomachie contre des personnages imaginaires comme Laborcy, Zobor, Gelou, Glad, etc. Ceux qui prirent par exemple Bénévent, Narbonne, Brême se seraient montrés démunis, selon Anonymus, devant le château fort de ce fameux «Menumorout» (c’est la forme de l’ancien hongrois sous laquelle on a coutume de le citer, comme si cela enlevait quelque chose à l’origine hongroise du nom: Ménmarót = étalon morave) qu’on situe en Bihar. Les guerriers hongrois qui, pendant des décennies, semèrent la panique chez tout les peuples d’Europe, au-delà de la Seine, du Rhin, du Danube et de l’Ebre, reculèrent, à en croire le grand conteur que fut Anonymus, devant la porte de la montagne Meszes, du Maros ou de la Vág et s’inclinèrent devant des héros locaux de territoires pas plus grands qu’un comitat.