1. Les trois ethnies de la Transylvanie (1172-1241)


Table des matières

L’installation progressive des Sicules et des Saxons

Une tradition des chroniqueurs qui remonte au début du XIIIe siècle, veut que les Sicules, qui vivent actuellement concentrés dans la partie sud-est de la Transylvanie, aient fait partie des Huns, et se soient retirés dans cette région après la mort d’Attila. Légende qu’il serait impossible d’étayer par les faits, tout comme la thèse qui n’est pas sans s’appuyer sur certains arguments archéologiques, mais ne se justifie pas du point de vue linguistique, et qui les identifie à un peuple turc s’étant installé, à l’en croire, dans le bassin des Carpates vers 670. Le plus probable est que les Sicules, ou du moins le groupe étant à l’origine de leur dénomination, sont les descendants de la tribu kabar, mentionnée par Constantin, empereur de Byzance, une tribu qui s’était insurgée contre les Khazar et se rallia aux Hongrois avant leur conquête du bassin carpatique. Cette tribu était, vers 950, encore bilingue: elle parlait sa langue turque tout en lui substituant peu à peu la lange finno-ougrienne des Hongrois. Selon une hypothèse, par beaucoup contestée, le nom du peuple «székely» remonterait à celui de la tribu bulgaro-turque «eskil» (voir p. 155).

En tous cas, l’origine turque semble très vraisemblable. De provenance centre-asiatique, et servant à l’origine à l’écriture de textes turcs, l’alphabet à caractères runiques que les Sicules utilisaient encore au Moyen Age, en comprenait, parmi ses 37 lettres, 21 qui remontaient à l’ancien turc, 3 empruntées au grec ancien et 3 glagolithiques. Ces dernières permettent de noter 4 phonèmes qui n’ont pas leur équivalent dans le turc, mais se retrouvent, par contre, dans le hongrois finno-ougrien. Aussi loin que remontent nos données linguistiques les plus reculées, les Sicules parlaient hongrois, et leurs toponymes aussi bien que leur dialecte ne comptent pas davantage d’emprunts turcs que le hongrois moyen. Donc, même s’ils parlaient, à l’origine, une langue turque, ils l’ont très tôt et entièrement remplacée par le hongrois. Or, il n’est guère probable que cela se soit accompli sur les territoires où ils habitent aujourd’hui, à l’extrémité sud-est de l’aire linguistique hongroise.

Jusque dans le Moyen Age tardif, les Sicules gardèrent les éléments de leur structure tribale d’origine turque: ils étaient regroupés en six clans, qui se divisaient chacun en quatre branches; c’étaient les membres des familles les plus éminentes qui remplissaient les dignités de juge (iudices) et de commandant militaire (capitanei) des clans, à tour de rôle, pour un an. Cette organisation pouvait remonter au temps de la conquête du pays, ou bien avait été établie pour des raisons militaires, lors de la création des zones de garde-frontière; {f-178.} en tout cas, elle devait exister à l’époque où les Sicules s’installèrent sur leur lieu actuel d’implantation car, dans chacun des groupes sicules qui devaient par la suite essaimer, on retrouve les six mêmes noms de clan. Où qu’ils résidassent, ils considéraient l’ensemble des terres comme la propriété de l’ensemble du peuple sicule. Les quatre branches furent également partout reconstituées, et on assurait même, le cas échéant, le remplacement de celle qui s’était éteinte par la création d’une branche dite «neuve». Quoique la part des terres communautaires qui revenaient aux dignitaires fût plus grande et qu’ils eussent droit à d’autres bénéfices, ce qui entraîna la différenciation des fortunes, les rapports de vassalité ne purent s’instituer entre Sicules, car ils étaient tous, indistinctement, de condition libre et se voyaient attribuer une part déterminée des terres communes. Ils avaient, en contrepartie, l’obligation personnelle de porter les armes. Outre leur organisation tribale et militaire, les Sicules furent ceux qui pratiquèrent le plus longtemps l’ancienne technique d’élevage en alternance des pâturages des Hongrois nomadisants. L’impôt qu’ils devaient payer au roi fut celui du cheval puis, quand ils se furent progressivement convertis à l’agriculture, celui du bśuf. Mais ils restèrent, pour l’essentiel, des éleveurs. Dans l’armée royale, ils constituaient une cavalerie légère qu’on envoyait en reconnaissance.

L’organisation et le mode de vie des Sicules ne rentraient pas et n’avaient guère de chance de survivre dans le système d’administration royale fondé sur les châteaux et les comitats, où le bas peuple était astreint à des besognes ordinaires et où peu de ses membres pouvaient servir comme soldats. Néanmoins, on trouve des localités qui possèdent l’élément «székely» dans leur nom, sur l’ensemble du territoire de la Hongrie historique, en Transdanubie et même près des frontières nord-ouest. On en déduira que l’installation des soldats sicules – ou bien kabars? – dans divers points du pays a pu commencer à la charnière des Xe et XIe siècles. L’archidiaconé dite «de Telegd» fondée par les Sicules, et que nos sources citent comme étant située en Transylvanie, fut baptisée d’après le village nommé Telegd, qui n’existait que dans le comitat de Bihar, et nulle part ailleurs en Hongrie. La rivière Hortobágy (all. Harbach, roum.: Hîrtibaciu), qui se trouve en Terre saxonne en Transylvanie, n’a qu’un seul homonyme, et c’est précisément en Bihar; tout comme pour la rivière Homoród, nom qui se rencontre même deux fois dans l’archidiaconé transylvain «de Telegd», mais possède également un homonyme en Bihar. Or, le comitat de Bihar était, dès le Xe siècle, entouré de tous côtés de populations hongroises. C’est là l’explication du fait qu’au XIe siècle, les Sicules avaient déjà subi l’assimilation et, parlant déjà hongrois et ne conservant de leur passé turcophone que l’écriture runique auraient pu se transplanter en Transylvanie.

Outre les fouilles archéologiques, les analyses toponymiques nous renseignent elles aussi sur leurs premiers sites, ainsi que sur les motifs et le moment de leur départ vers leurs implantations actuelles. Aux environs de 1190, se constitua la prévôté des premiers colons allemands (Flandrenses ou Theutonici) établis par le roi Géza II (1141-1162) dans la vallée du Hortobágy, affluent de l’Olt. Cette prévôté, soustraite à l’autorité de l’évêque de Transylvanie et placée sous celle de l’archevêque d’Esztergom, était nommée Altland et se composait des «sièges» de Szeben, de Újegyháza et de Nagysink. (Siège = hong.: szék, lat.; sedes dans les diplômes médiévaux – unité administrative et juridique des territoires autonomes sicules, saxons et coumans.) Ce territoire fut désigné dans les diplômes comme «desertum», mais avec le sens de «abandonné», notamment par les Sicules «de Telegd», qui avaient été transférés {f-179.} sur le territoire d’un ancien domaine royal (Udvarhely = Lieu de Cour). Il est en effet incontestable que non seulement la vallée du Hortobágy, mais aussi celle du Sebes (all.: Schäwis) et du Szád (all.: Zoodt) vers l’Ouest, et celle du Sáros (all.: Scharosch) vers l’Est étaient peuplées de Sicules avant l’arrivée des Allemands auxquels ils laissèrent une partie de leurs toponymes. Après le départ de «ceux de Telegd», ce furent les Sicules de Sebes (auj. région de Szászsebes) qui s’en allèrent, dès le XIIe siècle, pour s’établir à l’est du coude de l’Olt, dans le «siège de Seps», qui doit son nom à son site antérieur; par la suite, les Sicules de Orba (all.: Urwegen, dans la région de Szerdahely) les suivirent eux aussi aux confins sud-est de la Transylvanie.

Ces transferts ont vraisemblablement eu lieu avant 1224, étant donné qu’à cette dernière date, André II rattacha également aux trois sièges d’Altland, les sièges saxons de Szászváros, Szászsebes, Szerdahely et de Kõhalom afin que, comme il le disait, le peuple soit uni (unus sit populus)*ELEK JAKAB, Oklevéltár Kolozsvár története elsõ kötetéhez (Recueil de chartes au premier volume de l’histoire de Kolozsvár), Buda, 1870, 9. depuis la Ville (Szászváros) jusqu’à la colonie sicule de Barót, située au-delà du coude de l’Olt, les districts séparés étant réunis sous l’autorité exclusive du «ispán» (comes) de Szeben nommé par le roi et ne dépendant pas du vdivode de Transylvanie. (Le premier «ispán» ou «comes» de Szeben cité nommément par les sources conduisit, en 1210, des Saxons, Sicules, Pétchénègues et Roumains dans une campagne menée en Bulgarie.) Un comes sicule à part fut également nommé, plus tard, probablement vers 1230, date à laquelle le transfert des habitants des «sièges» de Seps et d’Orba, cédés aux Allemands, devait déjà être terminé. Une partie des Sicules restèrent sur place, soit sur la rive méridionale du Nagyküküllõ, c’est-à-dire au nord des colonies allemandes, et ne partirent qu’ultérieurement. Toutefois les débuts de l’autonomie des colons allemands remontent à 1224. Les six sièges qui furent rattachés au siège de Szeben (nommé d’abord province) reçurent en même temps la liberté szebenienne, c’est-à-dire l’autonomie dans l’élection des juges et des prêtres de leurs villages et de leurs sièges, ainsi que l’indépendance, pour l’ensemble de leur population, de toute autorité seigneuriale. Leur chef administratif et militaire, le comes de Szeben, était nommé par le roi. A cette époque, cette dignité revenait obligatoirement à un aristocrate hongrois. Les Saxons devaient fournir au roi un impôt considérable en espèces et 500 soldats cuirassiers.

Ce système fondé sur la liberté paysanne, qui différait fondamentalement de celui des comitats organisés autour des châteaux de la couronne et n’imposait à la population aucune charge en dehors de l’impôt et du service militaire, pas même l’obligation de fournir des prestations à ses fonctionnaires élus, les Allemands ne l’ont pas apporté avec eux de leur pays d’origine, aux environs du Luxembourg, pays qu’ils avaient quitté, outre le surpeuplement, justement en raison des charges féodales. Ils l’ont instauré seulement en Transylvanie.

Parallèlement à ceux installés dans la région de Szeben, d’autres immigrants arrivèrent dans les districts «royaux» ainsi que dans quelques villages de la vallée du Maros; ils obtinrent également et l’autonomie collective et la liberté personnelle. Ce fut à cause de ces droits relevant de la coutume saxonne que la Chancellerie royale et la population hongroise dénommèrent Saxons (Saxones) ces Allemands qui n’étaient d’ailleurs pas venus de Saxe. Mais la «liberté saxonne» n’était accordée qu’à ceux des Allemands qui furent installés sur les domaines de la couronne; ceux qui s’établirent sur des domaines {f-180.} féodaux, ecclésiastiques ou laïcs, passèrent sous l’autorité féodale. Et, même pour les «colons du roi a, la liberté était menacée aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Quoique le roi André II promît, en 1224, de ne point céder de fiefs à des seigneurs dans les sept sièges dotés du droit saxon, les actes de donation étaient déjà un fait, et de manière irréversible. Ainsi, le Wallon Gosselin, arrivé avec les Allemands et devenu chapelain du roi, possédait un fief à Kisdisznód (Michelsberg), sur le territoire du siège de Szeben. En 1223, un an avant l’interdiction des aliénations libres, il le céda avec son église à l’abbaye de Kerc, probablement parce qu’il voulait vivre à la Cour. Le village ne retourna sous l’autorité du siège de Szeben que cent ans plus tard et seulement après le rattachement de l’abbaye de Kerc au territoire du siège.

Les colons allemands arrivèrent conduits par des agents dits Gräve (hong. geréb) qui donnaient souvent leur nom aux villages fondés par eux. C’est ainsi que le chef-lieu des Saxons, Szeben, fut appelé Villa Hermanni, et devint, après son développement en ville, Hermannstadt. Les gerébs s’attribuaient certains privilèges à titre héréditaire (un lot plus important de terre, un moulin banal, un débit de vin, etc.), ce qui leur conférait un pouvoir presque seigneurial. Pour mettre fin à cette pratique, la communauté réussit à arracher la charte de 1224, dans laquelle le roi stipulait que «le peuple élit ses magistrats parmi ceux qui lui conviennent».*Ibid. Les gerébs, eux, s’efforcèrent de raffermir leur position en tentant d’extorquer au roi des donations de terres exemptes de la liberté szebenienne, où ils pourraient exercer des droits féodaux réels sur une population partiellement composée de colons allemands. Parfois, laissant leurs villages à la communauté, ils quittèrent même définitivement le territoire des sièges.

S’ils réussirent à éloigner de leurs territoires les efforts de domination des gerébs qui menaçaient leur autonomie, les Saxons échouèrent dans leur tentative pour rattacher l’ensemble des sièges, à l’instar d’Altland, à la prévôté de Szeben, qui dépendait directement de l’archevêché d’Esztergom, ce qui aurait signifié pour eux d’importantes facilités et en particulier une réduction de la dîme. Les membres de la prévôté, en effet, avaient la possibilité de garder les deux tiers de la dîme, alors qu’ailleurs, c’était seulement un quart. Organisé en chapitres et en doyennés, le clergé saxon tenta, plus d’une fois, d’obtenir les allégements accordés aux prêtres de Szeben et retint à cette fin la dîme perçue, ce qui provoqua de lourds conflits avec l’évêque de Transylvanie, jaloux de ses prérogatives. Dans cette lutte, les gerébs saxons soutenaient leurs prêtres; quand l’évêque de Transylvanie fit exécuter, en 1277, le geréb de Vizakna, Alárd, son fils Gyán se mit à la tête de Saxons armés et marcha sur Gyulafehérvár, où ils pillèrent les maisons et incendièrent l’église avec, dedans, les membres du chapitre et, dit-on, deux mille habitants hongrois de la ville, qui s’y étaient réfugiés. Finalement, au début de XIVe siècle, Vizakna passa sous l’autorité de la prévôté de Szeben, qui pouvait tirer d’importants bénéfices des mines de sel de ses environs. Mais les discussions autour de la dîme ne s’en arrêtèrent pas pour autant et l’évêque de Transylvanie excommunia à plusieurs reprises les prêtres désobéissants.

Un bref intermède, lourd de conséquences dans l’histoire des colonies allemandes de Transylvanie, fut l’établissement, dans le Barcaság, de l’ordre des Chevaliers Teutoniques chassé de la Terre Sainte. C’était en 1211, donc avant la charte de 1224. Le territoire prétendument désert à cette époque venait d’être abandonné par les Pétchénègues qui s’y étaient probablement {f-181.} installés au XIIe siècle (et y avaient laissé des noms d’eaux d’origine apparemment turque, comme: Barca, Brassó, Tömös, Zajzon, Tatrang). Evacués par ordre royal, les Pétchénègues se voient attribuer un nouveau territoire près du château de Talmács (qui portait le nom d’une de leurs tribus), où ils sont mentionnés en 1224 comme utilisant une forêt en commun avec les Saxons et les Roumains. Quant aux Chevaliers, ils furent soustraits à l’autorité du voïvode, dotés d’une autonomie administrative et autorisés à construire des châteaux en bois, à recruter des colons en leur offrant l’exemption de la dîme et le droit de tenir des marchés. Mais ils ne se contentèrent pas de si peu: ils se mirent à construire des châteaux en pierre et s’efforcèrent d’étendre leur domination au-delà des montagnes. Enfin, ils manifestèrent leur volonté de se placer sous l’autorité directe du pape, ce que le roi ne pouvait pas tolérer. André II les expulsa en 1225. Mais leurs colons allemands restèrent et s’organisèrent en un district saxon indépendant, avec Brassó (Kronstadt) pour centre, sous l’autorité de leur propre comes.

Les réseaux d’agglomérations tant sicules que saxons révêtirent leur aspect définitif dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Les Sicules des environs de Medgyes étaient partis pour fonder le siège de Maros qui touchait à l’est le siège de Udvarhely et relevait de l’archidiaconé de Telegd. Ceux de Szászkézd constituèrent, en 1288, le siège d’Aranyos, près de Torda, puis se fixèrent au nord des sièges de Seps et d’Orba, dans le siège de Kézd, qui devait plus tard constituer, avec les deux précédents, Háromszék (Trois-sièges) dont l’archidiaconé ne réunissait que les sièges d’Orba et de Kézd, alors que Seps resta, seul, parmi les sièges sicules, sous l’autorité de l’archidiacre de Gyulafehérvár. Enfin, ce fut du siège d’Udvarhely qu’essaimèrent les habitants des sièges de Csik et de Gyergyó tout en restant rattachés à l’archidiaconé de Telegd. Les deux sièges saxons qui devaient remplacer ceux des Sicules à Medgyes et à Kézd relevaient, jusqu’en 1402, de l’autorité du comes des Sicules. Cependant, du point de vue ecclésiastique, ils appartenaient à l’archidiaconé de Gyulafehérvár, tout comme le huitième siège saxon qui se constitua au début du XIVe siècle autour de Segesvár. Au nord-est, Beszterce (avec Radna et le district «royal») n’obtint la liberté szebenienne qu’en 1366. Un peu plus au sud, les villages saxons relevant des doyennés de Teke, Régen et Kerlés, devinrent les fiefs de seigneurs hongrois et saxons. Ainsi la population sicule et saxonne occupa-t-elle définitivement ses positions géographiques en Transylvanie.

La «patrie mobile» des Roumains

L’établissement des Saxons et le transfert vers l’Est des Sicules marquèrent une étape importante dans les efforts de protection des frontières, constamment adaptés à l’évolution des menaces extérieures. Cependant, le processus n’était pas encore achevé. Les attaques de pillage lancées par les peuples nomades de l’Est cessèrent pour longtemps après la défaite des Coumans, en 1091. Un ennemi beaucoup plus dangereux, du fait qu’il avait des visées territoriales, Byzance, s’était ressaisi sous l’Empereur Manuel Ier. A partir de 1150, la Hongrie dut mener contre elle une guerre sans cesse rebondissante pendant une vingtaine d’années. Les combats avaient lieu aux alentours de Belgrade-sur Danube mais, en 1166, Manuel lança une attaque inattendue, et la première de ce genre, contre la Transylvanie où ses soldats firent de sérieux ravages puis repartirent avec un grand nombre de prisonniers et un riche butin. «Son importante armée, affirme le chroniqueur byzantin de l’époque, {f-182.} était composée, entre autres, de grandes masses de Valaques qui, dit-on, sont les descendants des colons d’Italie d’autrefois».*FBHH 238-239. Les Byzantins emploient ici le terme valaque – un mot slave emprunté au vieux germanique – pour désigner ceux des habitants de l’Empire romain oriental qui parlaient une langue néo-latine et se nommaient eux-mêmes «rumîn».

C’est là, en tous cas, la première source authentique qui fasse état de l’apparition des Roumains en Transylvanie. Et ce fut également à cette époque qu’ils surgirent au nord du cours inférieur du Danube. Andronicos, le rival emprisonné de Manuel, qui réussit à s’évader en 1164, fut capturé par des Valaques près de la frontière de Galicie, donc quelque part à l’est des Carpates, en Moldavie. Cela veut dire qu’il est possible que des Roumains étaient déjà installés sur les pentes sud et est des Carpates dès avant 1200. Les territoires situés entre le Danube et les Carpates du Sud étaient passés, après l’an 800, sous domination bulgare. En effet, les emprunts slaves du roumain sont d’origine bulgare, mais leur phonétique laisse supposer que des contacts bulgaro-roumains intenses ne devaient commencer qu’après 900 (l’évolution a > o, ex.: bab > roum. bob eut lieu au cours du IXe siècle; la disparition du phonème mouillé «ier», comme tĭminĭtsa > roum. temniţa, n’intervint qu’après 900). Des noms de lieu d’origine roumaine ne se rencontrent qu’aux environs de Sofia et au sud ou à l’ouest de cette ville; c’est dire que les interactions linguistiques doivent être situées sur les territoires byzantins occupés par le tzar des Bulgares Syméon (897-923) qui étendit son pouvoir sur Sofia et jusqu’en Thessalie, et non dans l’ancienne Bulgarie, sur la rive droite du Danube.

La langue roumaine est unie, elle ne présente que des différences dialectales entre le parler du Nord dit daco-roumain (dont s’est également détaché l’istro-roumain) et le parler du Sud, dit macédo-roumain (avec le méglénoroumain qui en est très proche). Tous deux comprennent cependant des mots provenant de l’albanais ou d’une langue ancestrale commune des Balkans (faite éventuellement de plusieurs langues indo-européennes du type satm dont la fusion a été favorisée par l’unité politique romaine) et même des formes grammaticales identiques à celles de l’albanais. Or, les Albanais avaient toujours vécu dans la partie centrale de la péninsule balkanique, seul endroit où ils purent avoir des contacts avec les ancêtres des Roumains. Quant aux Macédo-roumains, il est à préciser que leur territoire (c’est-à-dire leur ancien territoire que la majorité d’entre eux a quitté dans notre siècle pour s’installer en Roumanie) ne pouvait être le lieu de genèse du peuple roumain. Au sud de Skoplje et de Sofia, la langue commune fut le grec pendant toute la durée de l’existence de l’empire romain; la population ne pouvait donc y être romanisée dans sa langue, mais dut y arriver du Nord, apparemment après 600, en fuite devant les Slaves qui envahirent les Balkans à cette époque. Nombre de sources byzantines attestent la présence des Roumains en Thessalie et en Macédoine, entre les Xe et XIIe siècles. La grande dispersion des Roumains sur une très vaste aire géographique par rapport à leur importance d’aujourd’hui, ainsi que leur apparition relativement tardive en Transylvanie peuvent essentiellement s’expliquer par leur mode de vie de bergers nomades. C’est ce qui ressort également de l’analyse des mots communs à l’albanais et aux dialectes roumains du Nord et du Sud. Un trait commun de ses mots saute aux yeux: c’est qu’ils se rapportent tous à la vie des pasteurs montagnards, ou peuvent y être ramenés. Les termes relatifs à l’agriculture, par contre, y font {f-183.} visiblement défaut, à l’exception du pois (mazăre), de sa gousse (păstaie) et de l’outil crochu (grapă) servant à écraser les mottes (grunz), ce qui témoigne d’une culture à la houe traditionnellement pratiquée par les femmes, tandis que les hommes font l’élevage, loin du foyer. (Les noms roumains de plantes et d’outils, ainsi que la terminologie agricole sont d’origine latine, slave ou hongroise.)

Les mots communs aux vocabulaires albanais, macédo-roumain et dacoroumain relatifs à l’environnement naturel renvoient clairement aux montagnes boisées, aux forêts de pins surtout, au-dessus d’une altitude de 1200 mètres, où se situait la coexistence albano-roumaine avant la scission des dialectes roumains (brad = sapin, bunget = forêt dense, copac = arbre, curpen = sarment, druete = bûche, ghionoaie = pic, mal = pente, măgură = colline, năpîrca = vipère, pîrău = rivière, spînz = hellibore, viezure = blaireau.) D’après les directions que prirent, lors de leurs dispersions, les peuples cohabitants et, compte tenu des distances parcourues, on pourrait localiser leur patrie commune dans la région montagneuse, très riche en alpages, qui se trouve autour de l’actuelle Skoplje. Cette population de pâtres vivait ensemble et constituait un seul peuple avec la population urbaine ou rurale romanisée qui s’était enfuie du Nord et établie un peu plus au sud, comme en témoignent notamment les noms de villes macédoniens directement repris par les Roumains (Bitolja > Bitulea, Veria, Seres, Elasson > Lasun, Kastoria > Kostur, Saloniki > Sărun, Florins > Flărin, ce dernier étant même passé dans le slave: Hlerin). Les rapports étroits, qui unissaient autrefois tous ces Macédo-roumains (qui ont, jusqu’à nos jours, mené une existence soit pastorale, soit citadine), sont notamment attestés par une déclaration du chef de la révolte roumaine qui éclata en 1066 contre l’administration byzantine; cet homme, qui habitait Larissa, affirme en effet qu’il ne pouvait contacter ses gens qui avaient l’habitude de se rendre avec leurs familles et leur bétail dans les montagnes de Bulgarie (l’actuelle Macédoine).

C’est là, par ailleurs, la première mention de l’élevage transhumant alternant les pâturages d’hiver et d’été. Les bergers vivaient avec leurs familles dans les montagnes en été et dans les vallées ou la zone côtière en hiver. Les sources byzantines les appellent «nomades». Mais le vrai nomadisme est un mode de vie différent, où les éleveurs sont constamment à la recherche de nouveaux herbages. De tels déplacements, en raison de la précarité de l’existence ou de la pénurie en pâturages, se produisirent occasionnellement également chez les Roumains. (On trouve d’ailleurs, dans les Balkans, même à notre époque, des bergers roumains qui sont des nomades authentiques, sans établissement fixe.) C’est par voie de migrations que s’est répandue, du Pinde jusqu’aux Carpates, une culture pastorale de langue éminemment roumaine qui a laissé son empreinte sur la langue de bien d’autres peuples. Des 66 mots (ou un peu plus, avec des étymologies douteuses) remontant à l’ancien balkanique et communs à l’albanais, au macédo-roumain et au daco-roumain, 30 sont passés dans d’autres langues balkaniques (grec, bulgare, serbe), dont 28 se trouvent même dans le hongrois et l’ukrainien; 13 mots sont passés dans le hongrois et l’ukrainien seulement, mais n’ont pas pris racine ou ont disparu dans les Balkans; enfin, 13 autres subsistent jusqu’à nos jours dans la langue des pâtres polonais, slovaques et moraves. Que ses mots ambulants fussent rattachés au mode de vie nomade des bergers, cela est attesté par leur sens: sur les 40 mots hongrois-ukrainiens (baci = berger fromager, balegă = fumier, bars = couleur grise animale, bască = laine, brîu = ceinture, căciulă = bonnet de fourrure, căpută = bas de berger, cătun = buron, fluier = chalumeau, gard = {f-184.} tas de fumier, gălbează = douve de mouton, mînz = poulain, murg = louvet, rînză = présure, sarbăd = lait tourné, sterp = bréhaigne, strungă = bergerie, şut = décornu, ţap = bouc, ţarc = parc, vatră = foyer, vătui = agnelet, zgardă = collier de chien), soit 21 mots relevant du domaine de l’élevage, et les autres non plus, ne sont pas étrangers à ce mode de vie. Après sa séparation d’avec l’albanais, le vocabulaire daco-roumain s’accrut et se spécialisa dans le domaine de la production laitière. Même dans le dacoroumain, se sont conservés: străgheaţă = fromage frais, urdă = fromage doux, zară = babeurre, zăr = puron et cîrlig = croche, mais tous également sont utilisés chez les Hongrois, Ukrainiens, et en partie chez les Polonais, Slovaques et Moraves. Par contre, on trouve seulement dans le daco-roumain (d’où ils sont passés dans les langues balkaniques, puis hongroise, ukrainienne, partiellement slovaque, polonaise, morave) les mots: brînză = fromage blanc salé, bordei = cabane de berger, butuc ou butură = quille, căpuşă = tique, cală = houlette, cîrlan = agneau.

Le peuple des bergers roumains emprunta, bien entendu, au cours de ses déplacements vers les pâturages des Balkans et des Carpates, des termes aux autres langues; au slave, par exemple: stînă = cabane fromager, smîntînă = crème aigre, colibă = hutte, jintiţă = petit lait, etc., ou au hongrois: sălaş = châles de berger, lăcaş = abri, răvaş = compte, tărcat = couleur pie, etc. Il est cependant étonnant que, parmi les mots d’élevage roumains d’origine latine (vaca = vache, bou = boeuf, saur = taureau, cal = cheval, oaie = brebis, capră = chèvre, porc = porc, lapte = lait, unt = beurre, caş = fromage, etc.), très peu aient été repris par d’autres langues (păcurar = pâtre – hong. pásztor, staur = étable – hong. istálló, turmă = troupeau – hong. csorda, curastră = lait caillé – hong. aludttej), sans doute parce qu’ils n’étaient pas des termes spécifiques de la culture pastorale roumaine, mais des notions universelles d’élevage.

Il apparaît, du vocabulaire ci-dessus présenté, que les Roumains étaient des bergers qui pratiquaient surtout l’élevage du petit bétail, et notamment des moutons; ils ne pouvaient pas non plus, lors de leurs déplacements, se passer des chevaux. S’ajoutant à la fabrication des différentes sortes de fromages et au tissage de la laine, l’élevage des chevaux, chez les bergers roumains, était non seulement une occupation destinée à satisfaire leurs propres besoins, mais jouait également un rôle particulier dans l’ensemble de l’économie de cette région carpato-balkanique. Le fromage blanc conservé au sel constitua, sur tous ces vastes territoires, pendant tout le Moyen Age, et même au début des Temps modernes, l’un des principaux aliments. Les grosses laines roumaines étaient un article recherché même sur les marchés urbains; les chevaux roumains comptaient parmi les meilleures races et assuraient, en outre, la majeure partie des transports balkaniques. Les pâtres affectés par les rois de Serbie au service des monastères se divisaient en deux groupes: les voïnik, tenus de faire le service armé, et les kïelator, qui devaient fournir le service attelé (leur nom étant probablement un dérivé du mot roumain d’origine latine călător = voyageur, dont une traduction littérale serait l’expression «Vlachoi hoditai» qui figure dans une source byzantine de 976).

Il serait pourtant erroné de considérée les Roumains comme un peuple de bergers dont l’existence se fondait essentiellement sur la transhumance, voire sur le nomadisme (erreur qu’ont commise tout aussi bien les chroniqueurs du Haut Moyen Age que les historiens modernes hongrois, ou même roumains). Le berger des montagnes, spécialisé en exploitation laitière, devait recourir au marché urbain pour y écouler ses excédents et s’y approvisionner en céréales, {f-185.} soit là-bas, soit chemin faisant, auprès des paysans. Mais, en temps de bouleversements politiques, il se voyait contraint de cultiver lui-même la terre, et ce, conformément aux dispositions naturelles de sa contrée. Cette pratique a laissé des termes d’agriculture d’origine latine dans les dialectes tant du Nord que du Sud: grîu = froment, orz = orge, secară = seigle, meiu = millet, ara = labourer, semăna = semer, treera = trier, făină = farine, pîine = pain, etc. Par temps plus sûrs, une grande partie du peuple transhumant se sédentarisait de plus en plus, se convertissait à l’agriculture et fondait des villages. Ce phénomène est attesté par plusieurs centaines de toponymes d’origine roumaine qui renvoient au dialecte du Nord ou attestent la présence de Roumains (Vlasi, etc.), et ce sur un territoire très vaste, s’étendant en direction est-ouest de Sarajevo à Sofia, et en direction nord-sud de Niš à Skoplje, encore que la population roumaine; absorbée par le milieu environnant bulgare ou serbe ou ayant quitté le pays, en ait disparu vers la fin du Moyen Age. Alors qu’en Transylvanie, dans l’ancien Banat, aucun nom de ville roumain n’avait été conservé dans la langue de la population qui l’habitait, dans les régions septentrionales, romanisées de la péninsule balkanique, on trouve grand nombre de noms de villes et de fleuves roumains adoptés par les Slaves (Rataria > Arčar, Naissus > Niš, Scupi > Skoplje, Serdics > Srjedec, etc. ou Almus> Lom, Oescus > Iskar, Augusta> Ogosta, etc.), ce qui laisse supposer que, lors de l’arrivée des Slaves, une partie seulement de la population urbaine romanisée s’était enfuie vers le Sud; une autre partie resta sur place et fut progressivement assimilée par les Slaves. Quant au peuple des villages et des alpages environnants, il garda, sur la foi des toponymes roumains médiévaux déjà cités, sa langue et son mode de vie pastoral enrichi d’un nombre grandissant d’éléments d’agriculture, et ce jusqu’à son déplacement vers le Nord ou à son assimilation sur place au cours des XIVe XVe et XVIe siècles. Au contact des Bulgares, ce peuple de pâtres roumains emprunta à ceux-ci des termes d’agriculture slaves, à un moment – postérieur à 900 – où les dialectes du Sud et du Nord n’étaient pas encore séparés, parce qu’ on retrouve dans les deux dialectes et avec les mêmes modifications vocales les mots suivants: bob = haricot, brazdă = sillon, coajă = écorce, coasă = faux, cociasă = mauvaise herbe, cucian = rafle, grădină = jardin, livadă = verger, lopată = pelle, plug = charrue, snop = gerbe, stog = meule, ainsi que d’autres mots d’origine bulgare.

En définitive, les emprunts albanais dans le dialecte du Nord et les emprunts bulgares dans le dialecte du Sud laissent supposer que le peuple et la langue valaco-roumains se sont formés au cours des migrations dans diverses directions sur une vaste aire géographique, et si l’on peut parler de continuité, il ne s’agit pas de celle d’un territoire roumain précis, mais bien plutôt d’une continuité de la population, celle-ci pouvant comprendre, entre autres, les descendants de la population romaine ou romanisée, évacuée en 271 de la Dacie et qui étaient fixés au sud du Danube, puis avaient été poussés encore plus au sud par les Slaves. La population roumaine, éclatée, après 900, dans toutes les directions par les Bulgares, se recomposa de temps, en temps en divers endroits en fonction des changements politiques de la région. Dans l’empire bulgare, qui s’étendait des Carpates du Sud jusqu’à la Thessalie, elle devait apparaître, entre 900 et 1000, un peu partout, y compris sur le territoire situé entre les Carpates et le Bas-Danube où vivaient encore d’importantes populations bulgaro-slaves, comme en témoignent les noms de fleuves Jil, Jijia, Ialomiţa, Dîmboviţa, etc. De même, le nom de «pays Vlaska», sur le cours inférieur de l’Argeş, indique la présence d’enclaves roumaines en milieu slave. C’est probablement dans un tel milieu que le dialecte roumain septentrional {f-186.} adopta certains termes d’agriculture bulgaro-slaves, inconnus dans le dialecte du Sud, tels: ogor = jachère, sădi = planter, ovăz = avoine, pleavă = glume, rariţă = charrue à soc.

En 1014, les Byzantins poussèrent leurs conquêtes jusqu’au Danube et l’Etat bulgare indépendant cessa d’exister pour près de deux siècles. La population bulgaro-slave de la plaine du Bas-Danube se trouva isolée et, prise dans l’étau des pâtres roumains vivant au nord, sur les pentes des Carpates, et des Coumans venant du Sud, elle se roumanisa progressivement. Ce fut également le sort des Slaves établis au nord du delta du Danube, sur les territoires de la future Moldavie. Quant à la région s’étendant entre le Bas-Danube et les Carpates, elle sera désormais mentionnée sous le nom de «Cumania».

Entre 1014 et 1185, toute la population roumaine des Balkans était sous domination byzantine; nous en trouvons même dans l’armée, comme nous l’avons signalé plus haut. Néanmoins, elle se souleva à plusieurs reprises contre une trop lourde fiscalité et, en 1094, les Coumans firent une incursion dans l’Empire et furent guidés, dans les montagnes des Balkans, par des Roumains. A cette époque, ceux-ci avaient déjà adopté, dans leur Eglise chrétienne de liturgie originellement latine, la langue liturgique slave des Bulgares. Ils relevaient de l’archevêché d’Ohrid et, au XIe siècle, ils créèrent leur propre évêché à Vranje, dans la vallée du Morava. Ce furent deux Roumains, Pierre et Àsen, qui se mirent, en 1185, à la tête des Bulgares mécontents du régime byzantin, et qui fondèrent, avec le soutien des Coumans, le second empire bulgare – dit bulgaro-valaque – qui devait subsister jusqu’à son anéantissement par les Ottomans à la fin du XIVe siècle. L’élément roumain, cependant, cessa d’y jouer un rôle significatif dès le milieu du XIIIe siècle: vers la fin du XIIe siècle, des masses roumaines commencèrent à passer en Serbie, alors en pleine ascension politique, où certains furent bientôt assimilés et d’autres reprirent la route. A partir du XVe siècle, on ne trouve, dans les Balkans, après que les Mégléno-roumains soient partis s’installer au nord du Danube, en groupes compacts, que les Macédo-roumains.

Une histoire si mouvementée ne nous permet pas de rattacher la patrie ancestrale des Roumains à un territoire précis et circonscrit, tel que le triangle Niš–Skoplje–Sofia, comme certains s’y emploient. Le linguiste roumain Sextil Puşcariu a à juste titre affirmé: «Rien ne nous empêche de croire qu’au temps de la genèse de notre langue, une population relativement clairsemée, vivant sur une vaste étendue, pouvait transmettre les innovations linguistiques sur de très longues distances et par des voies rudimentaires.» C’est dans ce même esprit que s’est exprimé un autre linguiste roumain, Alexandra Niculescu, dont nous ne pouvons qu’approuver les propos: «… les Roumains se déplaçaient avec une mobilité tout à fait caractéristique, tout aussi bien au nord qu’au sud du Danube … la roumanité avait donc non pas un seul mais plusieurs ‘berceaux’ ou ‘patries d’origine’, dispersés sur un vaste territoire et fort éloignés les uns des autres … Dans les régions carpato-danubienne et danubio-balkanique, les Roumains réussirent, par la concentration et la dispersion périodiques de leurs communautés, à assurer une continuité mobile.»*A. NICULESCU, Romania antiqua, Romania nova et la continuité «mobile» du Roumain. Quaderni di Filologia Romanza …, Bologna, 6, 1987, 21-24. La citation de Puşcariu provient également de cet ouvrage. L’histoire des Roumains de Transylvanie doit être replacée dans le contexte de cette «continuité mobile».

{f-187.} Les Roumains en Transylvanie et en Coumanie jusqu’à l’invasion des Mongols

Un demi-siècle après la campagne de 1166 de l’empereur byzantin Manuel Ier qui dévasta et pilla la Transylvanie – campagne à laquelle participèrent également des Roumains (Vlachoi) –, une série de diplômes nous parlent de Roumains vivant paisiblement sous administration hongroise, au début du XIIIe siècle, dans les Carpates du Sud. Ils devaient jouir de certains droits particuliers car le roi André II ayant cédé, en 1202, la bande de terre située entre les rivières Olt, Kerc, Árpás et les montagnes au monastère cistercien fondé par lui, en retira le droit d’usage aux Roumains (exemptant de Blaccis).*Documenta historiam Valachorum in Hungaria illustrantia. Ed. A. FEKETE NAGY et L. MAKKAl, Budapest, 1941, 9. Les citations non notées par la suite proviennent de cet ouvrage et peuvent y être retrouvées selon l’année. D’après la charte de 1223, la mise en possession fut effectuée par le voïvode de Transylvanie, Benedek, qui occupa ce poste entre 1202 et 1209. L’information suivante relative aux Roumains provient d’une charte de 1250 et se rapporte à l’année 1210, où le tomes de Szeben, Joachim, à la tête de soldats saxons, roumains, Sicules et pétchénègues (associatis sibi Saxonibus, Olacis, Siculis et Bissentis), porta secours au tzar bulgare Boril, en lutte avec ses sujets révoltés de Vidine. Partageant leurs droits avec les Pétchénègues, les Roumains avaient la jouissance d’une forêt dans le voisinage – probablement au sud – de la terre des Saxons, ce droit d’usage ayant été, en 1224, également étendu aux Saxons (silvam Blacorum et Bissenorum cum aquis usus clmmunes exercendo). Les historiens ont longtemps considéré comme l’information la plus ancienne relative aux Roumains de Transylvanie le diplôme d’André II daté de 1222, par lequel il accorde aux Chevaliers Teutoniques, établis dans le Barcaság, le privilège, entre autres, de traverser sans droit de péage la terre des Sicules et des Roumains (cum transierunt per terram Siculorum aut per terram Blacorum). Bien que le diplôme ait été identifié comme un faux fabriqué en 1231 à Rome à l’intention des Chevaliers chassés, afin de justifier leurs droits sur le Barcaság, nous n’avons aucune raison de mettre en doute l’information selon laquelle le Barcaság était à cette époque limitrophe, vers l’Est, de la terre des Sicules de Seps, groupe déjà établi ici, et, vers l’Ouest, de la terre valaque-roumaine située entre l’Olt et les Carpates du Sud.

A l’époque, en effet, le terme «terra» ne signifiait pas «pays», ni même une quelconque entité politique ou administrative, comme le supposent certains historiens roumains. Tantôt on entendait par là une superficie de terre ou un certain territoire, comme c’était le cas dans des centaines de chartes, tantôt une région renfermant plusieurs unités adminsitratives, telles la Székelyföld (Terre sicule), ou la Szászföld (Terre saxonne), noms communément mais non officiellement employés pour ces territoires qui englobaient plusieurs «sièges». La «Terra Blacorum» ne pouvait être la soi-disant ancienne province de Gelu dux, née de l’imagination d’Anonymus, que celui-ci avait située près du Szamos, alors que la «Terra Blacorum» se trouvait près de l’Olt.

Définie, selon la donnée de 1231, comme attenante au Barcaság, la «Terra Blacorum», citée par les diplômes du début du XIIIe siècle, peut être située entre l’Olt et les prolongements des Carpates du Sud, ou bien encore plus loin vers le Sud. Si la forêt possédée en commun par les Roumains et les Pétchénègues est à situer au sud de Szeben, comme beaucoup le pensent, cela veut dire {f-189.} que la «terre des Roumains» englobait également les environs du château de Talmács, placé en faction à l’entrée du col de Vöröstorony, sur la rive droite de l’Olt et, comme Talmács est le nom d’une tribu pétchénègue, c’est sûrement là qu’il faut chercher la forêt en question.

 Les noms de lieu connus en Transylvanie dès avant 1400

{f-188.} Carte 10. Les noms de lieu connus en Transylvanie dès avant 1400

Tout comme les colons germano-wallons avant eux, les Roumains arrivés dans la région de l’Olt prirent possession d’un territoire déjà partiellement habité. Nous possédons les noms de 19 localités des XIIIe et XIVe siècles situées le long de l’Olt. D’ouest en est, sur la rive nord: Talmács (1265), Szakadár (1306), Földvár (1322), Fogaras (1291), Galt (à l’emplacement de l’actuel Ugra, 1211), Miklósvár (1211), Hidvég (1332); sur la rive sud: Kolun (1332), Árpás (en 1223 nom de rivière, en 1390 village), Szombathely (1291), Betlen, Sárkány, Debren (à l’emplacement de l’actuel Piran), Venice, Kormospatak (auj. Komána), Hévíz, Doboka (1235). Le nom de Talmács est, nous l’avons dit, pétchénègue; Galt est wallon (de «noiale gals» = noiseraie). Venice vient de l’italien Venezia; Kolun vient de l’allemand Köln (Cologne = Colonia). Ce sont là autant de noms donnés par les colons étrangers. Les autres localités ont toutes un nom hongrois, et, de plus, ceux qu’on connaît de 1235 proviennent des registres des dîmes papales et, par conséquent, désignent des villages catholiques. On ne trouve, parmi ces noms, aucun qui soit d’origine roumaine ou qui indique la présence d’une population orthodoxe; leurs versions roumaines actuelles remontent toutes aux formes précitées. La première charte qui fasse allusion à une population roumaine fixée date de 1332 (elle parle de Kerch Olachorum, soit Kerc des Valaques, auj. Kiskerc = Cîrţisoara). La première mention de ce village remonte à 1252, mais, à cette date, on ne parlait encore que de terres des Roumains vivant autour de Kerc (terra Olacorum de Kyrch). Des noms de village d’origine incontestablement roumaine se situent, dans cette région, sur la rive sud de l’Olt: Kucsuláta (Căciulata) et Mundra (Mîndra) mentionnés respectivement en 1372 et en 1401. Au XVe siècle, enfin, les diplômes révèlent soudainement l’existence d’une douzaine de villages aux noms roumains sur les côteaux plus lointains, au sud de l’Olt. Ces nouveaux villages furent probablement fondés par les voïvodes roumains de Valachie, auxquels le roi donna comme fief, à plusieurs reprises, à partir de 1366, cette contrée proche de l’Olt, qui avait désormais Fogaras pour centre. En 1272, le voïvode Vlaicu appelait la région de Fogaras «nova plantatio», c’est-à-dire nouvelle colonie, et il en avait cédé certaines parties à ses boyards valaques qui, à leur tour, devaient y conduire des colons paysans roumains – et même des esclaves tziganes, alors pour la première fois apparus en Transylvanie. Ce n’est donc qu’après un certain temps que les Roumains, vraisemblablement déjà présents dans cette région depuis le début de XIIIe siècle, se fixèrent dans des agglomérations permanentes. On ne saurait dire, en l’état actuel des recherches, à quelle époque et dans quelles conditions ce changement de population a eu lieu sur les bords de l’Olt.

L’appellation «Terra Blacorum» fait clairement allusion à l’origine des Roumains qui arrivèrent en tant que bergers dans la région de Fogaras, le nom roumain de la Valachie étant en effet «Ţara Românescä». Sur le territoire de celle-ci, l’élément roumain avait, dès le XIIe siècle, déjà assimilé l’élément slave auparavant prépondérant, si bien que l’aire linguistique roumanisée confinait désormais aux steppes de la rive nord du Danube habitées par des Coumans (et arrosés par plusieurs douzaines de rivières aux noms coumans). Les bergers roumains vivant sur les pentes méridionales des Carpates avaient, dès avant cette époque, eu des contacts avec ceux-ci lors de leurs séjours au {f-190.} bord du Danube, en pâturages d’hiver. Il n’est pas impossible que les Roumains, qui participèrent en 1166 à la campagne de l’empereur Manuel, aient été recrutés sur ce territoire par l’armée byzantine. C’est également à cette conclusion qu’amènent les 2 700 pièces de monnaies byzantines de bronze frappées entre 1081 et 1185 et retrouvées en 45 endroits, dans 12 trésors cachées et 33 sites isolés. Les monnaies byzantines postérieures à 1185 ont été ici découvertes en bien plus petit nombre (322 en tout), ce qui s’explique, de toute évidence, par le soulèvement bulgare contre Byzance, conduit par les deux Roumains cités plus haut.

L’Etat bulgaro-valaque des Asenides reprit la lutte des Byzantins contre les Hongrois pour la possession de Belgrade, sur le Danube, et de Barancs (Braničevo). Bien que les adversaires fissent de temps en temps la paix, voire même s’alliassent (par exemple lors de l’intervention hongroise à Vidine, en 1210), la confrontation au sujet de la Coumanie, qu’ils se disputaient âprement, était inévitable. Depuis l’attaque de Byzance, en 1166, la Transylvanie semblait particulièrement vulnérable. Ce fut probablement dans les dernières décennies du XIIe siècle, que le royaume de Hongrie s’adressa aux Roumains, qui fréquentaient, en tant que bergers, les alpages des Carpates du Sud et étaient établis sur le cours supérieur de l’Arges, pour leur confier des tâches de garde des frontières, en contre-partie desquelles il leur accorda l’usage du territoire entre l’Olt et les montagnes. Il n’y a qu’une seule explication permettant d’éclairer le fait que les agglomérations roumaines permanentes apparurent si tard dans cette région. Comme l’historien roumain P. P. Panaitescu l’a noté avec justesse: «… située au nord et à l’ouest des montagnes, la Transylvanie ne possède pas de bons pâturages. Aucun berger du Sud ne songerait à mener ses troupeaux dans un pays si pauvre en pâtures».*P. P. PANAITESCU, Introducere la istoria culturii româneşti, (Introduction à l’histoire de la culture roumaine), Bucureşti, 1969, 146. Les Roumains transhumants devaient avoir leurs habitations permanentes, au XIIe siècle, près de l’Arges et ce n’est que plus tard, en cherchant le sécurité au sein du royaume, qu’ils s’établirent sur le territoire situé autour de Fogaras.

La question de l’appartenance politique de la Coumanie fut définitivement tranchée lorsque, en 1226, après l’expulsion des Chevaliers Teutoniques, le dauphin Béla prit en main le gouvernement de la Transylvanie. Menacés par l’invasion des Mongols, qui leur avaient infligé une lourde défaite en 1223 près de la rivière Kalka, les princes des tribus coumanes occidentales en campement près du Bas-Danube ne se contentèrent pas de recevoir le baptême en 1227 de dominicains hongrois en mission auprès d’eux, mais reconnurent également la suzeraineté du roi de Hongrie sur leur pays et leur peuple. Un évêché couman fut créé et placé sous l’autorité de l’archevêque d’Esztergom avec, comme centre, Milkó (Milcov), dans le Sud de l’actuelle Moldavie. La christianisation ne concernait pas la population roumaine de Coumanie, déjà chrétienne, mais de rite oriental (sous l’autorité directe du patriarche de Constantinople) et qui avait adopté la liturgie bulgaro-slave. Les Roumains durent se pourvoir de leur propre organisation ecclésiastique qui dépendait de l’épiscopat grec de Vicina, créé au XIIIe siècle. S’étant emparés de Constantinople en 1204, les Croisés contraignirent le patriarche à reconnaître l’autorité de Rome, à la suite de quoi le pape tenta de se rattacher les Eglises chrétiennes qui dépendaient de Constantinople. C’était dans ce but qu’il envoya une couronne royale au souverain bulgare-valaque Kaloïan en lui accordant le titre de «rex Bulgarorum et Blachorum»; aussi concéda-t-il au métropolite de {f-191.} Trnovo le titre d’archevêque. Mais ces liens furent, à la suite des hostilités qui opposèrent Kaloïan aux Croisés, rompus. En 1234, le prince Béla reçut l’ordonnance du pape l’invitant à imposer un évêque d’obédience romaine aux Roumains vivant en Coumanie, passée sous son sceptre (populi sui Valaci vocantur) car, disait-il, ceux-ci recevaient les sacrements de la main de faux évêques de rite grec (a quibusdam pseudoepiscopis Grecorum ritum tenentibus), et contraignaient même les Hongrois ou Saxons qui vivaient parmi eux à faire de même. Ce fut là la première tentative pour imposer aux Roumains l’union confessionnelle, mais elle n’eut pratiquement aucune suite concrète. Néanmoins, cette information nous apprend que la population de la Coumanie était, à cette époque, en grande partie, sinon majoritairement, roumaine.

 Agglomérations hongroises en Transylvanie au milieu du XIII

Carte 11. Agglomérations hongroises en Transylvanie au milieu du XIIIes, d’après les noms de lieu

{f-192.} Pour le prince Béla, l’intégration du territoire nouvellement acquis dans le royaume de Hongrie était un objectif essentiellement politique, dont l’aspect religieux n’était qu’accessoire. La Coumanie ayant antérieurement fait partie de la Bulgarie, l’Etat successeur bulgaro-valaque la revendiquait lui aussi. Pour se munir contre une éventuelle attaque bulgare, le prince Béla organisa, sur la partie occidentale de la Coumanie en-deçà de l’Olt, une région frontalière nommée banat de Szörény, sur le modèle des provinces de Croatie et de Slavonie. Il nomma à sa tête un administrateur royal avec le titre de ban, en la personne de Pósa, du clan Csák, alors voïvode de Transylvanie; en 1233, Pósa céda sa dignité à Lukács, antérieurement grand échanson du roi, et reprit ses fonctions de voïvode de Transylvanie. En 1228, le prince Béla tenta d’arracher le château de Vidine, en tête de pont sur la rive sud du Danube, aux Bulgares, mais il fut repoussé. Le banat de Szörény devait survivre encore longtemps et nombre de toponymes – localités, fleuves (Amaradia = Homoród) et même comitgls (Mehedinţi = Miháld) – rappellent ses habitants hongrois d’autrefois. Le geréb wallon Corlard Talmácsi fut récompensé pour ses services par l’attribution de la zone de chasse de Lovista, dans la vallée du Lator. Devenu roi, Béla IV (1235-1270) demanda au pape, en 1238, de nommer un évêque pour ses habitants hongrois et saxons. Seule la partie orientale, à l’est de l’Olt, resta sous le contrôle des chefs Coumans, et ceux-ci exerçaient leur pouvoir par mandat royal, car Béla, encore prince, s’était attribué, dès 1233, le titre de roi de Coumanie (rex Cumaniae).

L’invasion mongole et ses conséquences

L’intégration de la Coumanie dans le royaume de Hongrie fut brutalement interrompue par l’attaque mongole qui frappa lourdement l’ensemble de l’Europe de l’Est. En 1239, des tribus de Coumans orientaux qui fuyaient devant les Mongols, vinrent en Hongrie où le roi Béla les établit sur les steppes situées entre le Danube et la Tisza. Mais ces Coumans nomadisants entrèrent en conflit avec la population hongroise sédentaire et repartirent vers les Balkans au printemps de 1241, au moment même où les Mongols arrivaient à la frontière hongroise. Les Mongols pénétrèrent en Transylvanie par trois voies: d’une part, conduite par Kadan, leur première vague passa par le col de Borgó, s’empara de la ville minière allemande de Radna, saccagea Beszterce, puis se rendit à Kolozsvár où elle massacra, d’après les informations étrangères contemporaines, «d’innombrables Hongrois».*GY. GYÖRFFY, Geographia … III. 356. Ayant exterminé, en Transylvanie du Nord, tous les habitants qui n’avaient pas réussi à s’enfuir, et incendié leurs villages, ces troupes rejoignirent, au-delà de la Porte de Meszes, l’armée principale arrivée, sous la direction de Batu khan, par le col de Verecke. Le chef mongol Bediak arriva par le col d’Ojtoz et pénétra dans le Barcaság, où il livra bataille contre le voïvode Pósa qui y périt avec la plupart de ses gens. Les Mongols avancèrent sans trouver de résistance dans la vallée de l’Olt, ravagèrent Küküllõvár et Gyulafehérvár, et finirent par quitter la Transylvanie en suivant le cours du Maros. Enfin, les hordes de Burundaï, après avoir mis la Coumanie à feu et à sang, déferlèrent, par le col de Vöröstorony, sur Szeben et ses environs où ils commirent eux aussi d’horribles carnages. La force principale des Mongols infligea, près de Muhi, sur la rivière {f-193.} Sajó, une terrible défaite aux armées du roi Béla, réunies à la hâte et ne connaissant pas la tactique de guerre des Mongols. Le roi se réfugia d’abord en Transdanubie puis, quand les Mongols réussirent à traverser, en hiver, le Danube gelé, sur l’île de Trau en Dalmatie. Lorsque, au printemps de 1242, les Mongols, apprenant la mort du Grand khan, retournèrent chez eux avec des milliers de prisonniers, ils laissèrent derrière eux une Hongrie en cendres et en ruines – exception faite de quelques châteaux de la Transdanubie ayant su résister – et couverte de cadavres sans sépulture. C’est justement sur la tragédie de la Transylvanie que nous disposons du plus grand nombre d’informations grâce aux descriptions de Rogerius, chanoine de Várad, qui réussit à s’évader de la captivité des Mongols et parcourut, en se cachant, toute la vallée du Maros.

L’invasion mongole eut essentiellement des conséquences démographiques: l’afflux des Hongrois et des Saxons vers le banat de Szörény et la Coumanie cessa et, au contraire, on vit se développer, depuis les territoires du Bas-Danube qui restaient exposées aux incursions mongoles, une immigration roumaine vers la Transylvanie. Le peuple couman fut dispersé par l’attaque mongole: sa plus grande partie (les Kiptchak) passa sous la domination de la Horde d’Or mongole qui s’était constituée sur les côtes nord de la mer Noire; d’autres groupes s’établirent soit sur la Grande plaine hongroise, soit dans les Balkans. La soi-disante Coumanie, rattachée au royaume de Hongrie, avait désormais pour habitants des Roumains s’étant assimilés les Slaves et les Coumans.

Les kenéz et les voïvodes roumains

C’est au peuple de bergers roumains cavaliers, endurcis par des guerres, que le roi Béla IV confia la tâche de réorganiser ses provinces au-delà des Carpates de l’Est. Il fallait avant tout reconstituer le banat de Szörény. Il créa à cet effet une institution qui remontait à des antécédents dans l’organisation des villages slaves de Transylvanie, dont le chef (kniaz, en slave) prêtait son nom à une forme magyarisée: kenéz, qui devait passer dans les chartes latines relatives aux organisations dites Kenesiatus, par exemple dans celle de 1214; villani kenesii et omnes alii de provincia Doboka,*Ibid. II. 66 ce document provenant donc d’un comitat où il n’y avait pas encore de Roumains au XIIIe siècle. Le keneziat institué par Béla IV était une charge transmissible, qui assurait à son titulaire la direction d’une ou de plusieurs agglomérations, la perception des redevances royales dans celles-ci ainsi que certains privilèges tels que la juridiction locale, le prélèvement d’une partie des revenus, le moulin banal, etc.

Une institution analogue existait en Haute-Hongrie: c’était la fonction de Schultheiss attribuée aux chefs des colons allemands. Tout porte à croire que, dans le banal de Szörény et en Coumanie, le système de keneziat fut créé par Béla IV après l’invasion mongole, car nous n’avons nulle trace, antérieure à cet événement, de l’organisation des Roumains sur ce territoire. Certes, chez les Roumains des Balkans, et plus particulièrement dans la Serbie médiévale, on rencontre sporadiquement le titre de «cneaz», qui correspondait au kenéz mais, sur l’ensemble des territoires de la Couronne de Hongrie, les Roumains employaient uniformément la forme «chinez», empruntée au hongrois. Silviu {f-194.} Dragomir, l’historien roumain le plus compétent en la matière est également de cet avis: «On trouve également des kenéz, à partir du XVIe siècle, chez les Roumains de Transylvanie, à la tête des villages. Mais cette institution était en fait un produit spécifique du système féodal hongrois, qui ne ressemblait en rien, ou presque, à celle que nous observons chez les Valaques de la péninsule balkanique. Si ce mot avait été adopté par les Daco-roumains lors de leurs contacts avec les Slaves, il aurait dû organiquement s’intégrer au vocabulaire roumain. Mais ce ne fut pas le cas. Il y resta étranger…»*S. DRAGOMIR, Vlahii din nordul Peninsulei Balcanice în evul mediu, (Les Valaques dans le Nord de la Péninsule balkanique au Moyen Age), Bucureşti, 1959, 117. Etranger, oui, mais en ce sens seulement qu’il n’était pas né d’une évolution autonome de la société roumaine, car il reprenait une forme hongroise; il en est de même pour le voïvodat, qui englobait et contrôlait plusieurs keneziats en imitant, par ce titre bien plus modeste, les attributions du voïvode de Transylvanie. De semblables dépréciations de titres sont connues dans l’histoire du Moyen Age hongrois: le titre de «ispán» (comes), d’abord accordé aux administrateurs des comitats, était attribué, dès le XIIIe siècle, à des gerébs saxons puis, au XVIe siècle, à des patriciens citadins, pour devenir tout simplement, à la période des temps modernes, le nom des régisseurs de domaines.

Les kenéz soumis à des voïvodes font l’objet d’une première mention en 1247; à cette époque-là, en effet, Béla IV s’assura de l’assistance armée des chevaliers de Saint Jean contre les Mongols en leur cédant «le pays de Szörény» jusqu’à l’Olt avec ses montagnes et ses territoires relevant des kenéz János et Farkas, qui pouvaient bien être, à observer leurs noms, des Hongrois. Il excepta cependant de la donation la «terre kenézienne du voïvode Litvoj» qu’il maintint dans la possession des Roumains. Sur toutes ces terres, le roi céda la moitié des revenus aux chevaliers et s’en réserva l’autre moitié: les domaines de Hátszeg (Hatszoc), rattachés aux terres de Litvoj, demeurèrent aux mains du roi. Le territoire de la Coumanie, depuis les montagnes et au-delà de l’Olt, revient également aux chevaliers «à l’exception de la terre de Szeneslaus, voïvode des Roumains» qui est maintenue en la possession de ceux-ci «à des conditions identiques à celle de la terre de Litvaj». Les voïvodes roumains ont l’obligation d’assister les chevaliers avec tous leurs équipements de guerre. Comme il ressort de données ultérieures, le service armé personnel était un devoir réservé aux kenéz et aux voïvodes; des Roumains, on n’exigeait que des impôts. Les Roumains du Banat et de la Coumanie – comme tous les Roumains de Hongrie – payaient au roi une redevance sous forme de tribut d’animal, et le roi en cédait un dixième à l’archevêque d’Esztergom, sur la foi de ses actes promulgués en 1250 et 1252. Une charte de la fin du XIIIe siècle nous apprend que ce tribut était le quinquagesima, c’est-à-dire le cinquantième, ce qui représentait une agnelle et une brebis stérile pour cents bêtes, prélevées et remises par les kenéz qui devaient fournir, en outre, de la bure et du fromage. Au XIVe siècle, le tribut de cinquantième était déjà payé par les kenéz en monnaie, ce qui veut dire que les produits laitiers roumains étaient déjà écoulés sur le marché. Les rois de Serbie, par ailleurs, percevaient également, au Moyen Age, une cinquantième part des brebis sur leurs sujets roumains, cette formule étant reprise par les rois hongrois. Mais, n’étant pas soumis à l’Eglise catholique romaine, ces Roumains étaient exempts de la dîme ecclésiastique.

{f-195.} C’est également après l’invasion des Mongols qu’on peut situer la tentative de Béla IV d’établir une liaison vers le banal de Szörény (tout comme ses prédécesseurs l’avaient fait pour la «terre des Roumains près du cours transylvain de l’Olt»), en installant des colons roumains sur les pentes des Carpates donnant vers l’intérieur. Action d’autant plus justifiée que les environs des nouveaux châteaux bâtis dans les montagnes ne se prêtaient guère à l’agriculture mais offraient, par contre, de bonnes conditions à la vie pastorale. Ainsi se constituèrent plusieurs keneziats autour du château de Hátszeg, près du cours supérieur du Sztrigy. La première information relative à ceux-ci date de 1263, moment où un seigneur hongrois reçut en fief le village de Fenes, autrefois habité par des soldats slaves (les Darotz), avec ses parties rattachées, «sauf les terres keneziennes de Dragua et Kodoch».*GYÖRGY GYÖRFFY, Adatok a románok XIII. századi történetéhez és a román állam keletkezéséhez (Données sur l’histoire des Roumains au XIIIe siècle et sur la naissance de l’Etat roumain), Sz, 1964, 7. Ces derniers avaient dû s’y établir à la place des Darotz slaves qui s’étaient enfuis devant les Mongols et relevaient probablement de la voïvodie de Litvoj, ci-dessus citée. D’autres châteaux royaux furent également élevés, après l’invasion mongole, sur les cours supérieurs des rivières Temes et Karas, et seront plus tard rattachés au banal de Szörény. Le document le plus ancien (1247) qui les mentionne cite Krassófõ, qui pouvait être contemporain des châteaux royaux, également de noms hongrois, de Zsidó, Miháld, Sebes et Illyéd, mentionnés entre 1320 et 1333, et devenus, aux XIVe-XVe siècles, des centres de districts roumains autonomes. Les documents relatifs à cette région ayant pour la plupart été détruits pendant l’occupation turque, l’unique preuve, indirecte, de la présence des Roumains au XIIIe siècle, nous est fournie par la charte de 1350 par laquelle Lupchyn, fils de Juga, également nommé voïvode Jean, fut autorisé à reprendre la jouissance des domaines que son ancêtre, dont il tait le nom, avait reçus du roi Béla IV dans la région de Sebes.*Ibid. 12.

Aucune information ne nous est parvenue sur l’autonomie interne des voïvodies et keneziats du XIIIe siècle; seules des données datant du XIVe siècle en laissent supposer l’existence. La condition pour obtenir le titre de kenéz était d’amener des colons sur un certain territoire – comme nous le rapporte un document de la région de Hátszeg, datant de 1360, dans lequel une famille de kenéz recouvre son droit kenezien (ius kenesiatus) en prouvant que ses villages ont été fondés par ses ancêtres. Il s’agit d’une sentence qui fut rendue, lors d’une assemblée (congregatio generalis) de la région de Hátszeg, composée de kenéz et d’autres gens de rangs et de conditions différents qui formaient une universitas, c’est-à-dire un tribunal collectif présidé par le capitaine de Hátszeg et composé de 12 kenéz, de 6 prêtres et de 6 Roumains communs (Olachi populani) élus par la population roumaine. Ce fut de manière identique que les keneziats de la région montagneuse de Máramaros et de Bereg, dans le Nord de la Transylvanie, élirent leur voïvode au milieu du XIVe siècle. La reine régente Elisabeth interdit en effet, dans sa charte de l’an 1364, au comes du comitat de Bereg, de confier la juridiction sur les Roumains, au lieu d’un voïvode, à ses propres fonctionnaires, et elle autorisa les Roumains «à élever d’un commun accord (de commuai voluntate) à ce poste un voïvode roumain (woywodam Wolacum) qui leur paraisse efficace et honnête, à l’instar des autres Roumains qui vivent dans la région de Máramaros ou ailleurs dans notre pays, et qui jouissent déjà de cette liberté … et que ce {f-196.} voïvode puisse trancher en chacune de leurs affaires litigeuses, et qu’il nous livre fidèlement, ainsi qu’à nos comes, toutes les redevances fournies par les Valaques».

Tant qu’ils vivaient sur des territoires dépendant directement du roi ou de ses fonctionnaires nommés, les Roumains de Hongrie avaient le privilège de recourir, dans leurs affaires intérieures, à la juridiction du voïvode, selon le ius valachicum, ou d’un tribunal collectif de kenéz, élus par eux-mêmes, et de ne payer d’autre impôt que le cinquantième des brebis. Cette situation ne se modifia que lorsque les rois – pour la première fois Ladislas IV, entre 1272 et 1290 – permirent à des seigneurs ecclésiastiques et laïcs de faire venir sur leurs terres des colons roumains, en renonçant même à leur impôt de brebis. Les Roumains établis sans autorisation royale devaient cependant être reconduits, comme l’ordonna André III en 1293, sur le domaine de Székes, propriété de la Couronne. Sur le territoire situé entre les deux rivières Székes qui se jettent dans le Maros, il y avait au début du XIVe siècle 14 villages (dont 5 devaient disparaître par la suite, mais les autres existent toujours); 12 d’entre eux avaient une église catholique romaine, donc hongroise ou saxonne; des vestiges de population slave ont également pu s’y maintenir puisque les Roumains qui s’y fixèrent leur reprirent cinq noms de village. Quand, à la fin du XIIIe siècle, par suite d’une profonde transformation de la société hongroise, une grande partie des domaines de la Couronne passa aux mains de seigneurs privés, le domaine de Szèkes connut le même sort avec les Roumains qui y avaient été établis. Parallèlement, on vit se dégrader, en Transylvanie, le système des autonomies roumaines. André III fut le dernier à convoquer une assemblée partielle transylvaine, en 1291, à Gyulafehérvár, où les nobles, les Sicules, les Saxons et les Roumains (universis nobilibus, Saxonibus, Syculis et Olachis) furent représentés comme des éléments distincts de la population, pourvus d’une autonomie. Après cette date, on vit seulement se réunir isolément les cours des kenéz ou des voïvodes; une communauté nationale unie et autonome des Roumains ne put donc, à l’instar des Sicules et des Saxons, se constituer, peut-être parce que les kenéz et les voïvodes des districts roumains n’en ressentaient pas la nécessité.