{f-286.} 3. La Transylvanie pendant la guerre de Quinze ans


Table des matières

Sigismond Báthori, Mihai Viteazul et Giorgio Basta

Le système fortement centralisé de l’Etat transylvain avait pour point faible le caractère trop personnel du pouvoir. La personnalité de son détenteur constituait donc toujours un facteur déterminant de la politique.

Après la mort d’Etienne Báthori (1586) commença, autour de son successeur, Sigismond Báthori, encore enfant, une de ces luttes caractéristiques pour le pouvoir. János Ghiczy, nommé gouverneur en 1585, se trouvait en rivalité avec le clan des Báthori: István Báthori le jeune, commandant de Fogaras, Boldizsár Báthori, commandant de Várad et István Bocskai (l’oncle de Sigismond). La chancellerie de Kovacsóczy constituait, elle, un troisième pôle.

Les Ordres, ayant été d’une soumission totale pendant trente ans, profitèrent de l’ocassion: la Diète, réunie en octobre 1588, exigea l’expulsion des jésuites comme condition de la reconnaissance de la maturité du jeune souverain de 16 ans. Sigismond Báthori, fervent catholique, commença par résister et cela d’autant plus que son propre confesseur, Alfonso Carillo, était un père jésuite.

La Diète se sépara puis, en décembre 1588, elle fut de nouveau réunie. Les cousins Báthori s’étaient rangés aux côtés des Ordres, et la Diète réussit à chasser la Compagnie de Jésus (cela signifia d’ailleurs la fin du rêve de fonder une université à Kolozsvár). Le vieux Ghiczy, déçu, démissionna et mourut bientôt, tandis que la famille Báthori renforça son alliance avec l’opposition des Ordres dirigée par la famille Kendi. On commence alors à mettre des barrières au pouvoir princier: en novembre 1591, la Diète interdit au souverain de prendre des décisions de portée nationale sans le consentement du Conseil, puis elle l’oblige de mettre sur pied une armée et une trésorerie des Ordres. Entre-temps, la lutte intérieure devient de plus en plus embrouillée. Le prince confie à Boldizsár Báthori que les membres de son parti montent un complot pour le tuer. Pour le prévenir, celui-ci fait assassiner les principaux collaborateurs de la chancellerie, le savant secrétaire Pál Gyulai, ainsi que János Gálfi, l’ancien précepteur de Sigismond.

Le souverain ne réagit pas à la sanglante vengeance et le chancelier Kovacsóczy, apeuré, commence à se rapprocher de l’opposition puis, par l’intermédiaire des Kendi, il établit même des liens familiaux avec Boldizsár Báthori.

Il ne reste plus à Sigismond Báthori qu’un seul appui: l’armée. Les soldats du feu roi Etienne avaient appris à combattre sur les champs de bataille polonais et, depuis des années, ils stationnent dans les châteaux forts des confins. Cette armée se voit soudain offerte, en 1593, la possibilité d’intervenir dans la politique.

Cette année marque le début d’une nouvelle guerre contre les Turcs, dans laquelle, à la surprise générale, les chrétiens sont d’abord victorieux. Sigismond Báthori, élevé par les jésuites et héritier des rêves du roi Etienne, envoie le père Carillo en ambassade auprès de l’empereur Rodolphe afin de lui proposer une alliance. En février 1594, le prince annonce à Gyulafehérvár le ralliement de son pays à la Sainte Ligue. Quelques semaines plus tard, des troupes transylvaines marchent contre les garnisons turques du Temesköz.

Mais les Ordres transylvains n’avaient pas oublié les expériences des années {f-287.} 1550 et ils constataient également qu’outre l’Empereur, seules Venise et la papauté s’étaient ralliées à la coalition. La Pologne, un de leurs proches voisins, menait une politique nettement pro-turque. Ainsi, la Diète de Torda du 12 mai 1594 refusait de consentir à la déclaration de guerre. Au début de juillet, Sigismond réunit à nouveau la Diète, mais les Ordres y vinrent armés et décidèrent de maintenir la paix. Les partisans de la guerre ayant dû partir aux forts des confins menacés par les Turcs, le prince, abandonné et déçu, renonça à son trône.

Cette nouvelle situation surprit l’opposition: Boldizsár Báthori, Sándor Kendi et Farkas Kovacsóczy entreprirent des pourparlers, qui traînèrent des semaines, sur le nouveau gouvernement. Entre-temps, Kristóf Kereszturi, commandant de Kővár, et ses amis: István Bocskai, le nouveau commandant de Várad, Ferenc Geszti, celui de Déva, Gáspár Kornis et László Gyulaffy, décidèrent le Prince à revenir. Les Ordres ne résistèrent pas au Prince qui arrivait à la tête de son armée. A la Diète du 20 août, le souverain fit arrêter les chefs de l’opposition; Sándor Kendi, son frère cadet Gábor ainsi que trois de leurs compagnons furent décapités, Boldizsár Báthori, Kovacsóczy et un troisième Kendi assassinés dans leur prison.

Le 28 janvier 1595, István Bocskai signa, à Prague, l’adhésion de la Transylvanie à la Ligue: désormais, Rodolphe reconnaîtrait officiellement le titre princier de Báthori et il lui trouva même, en la personne de la princesse Marie-Christine de Habsbourg, une fiancée.

Au cours de l’attaque lancée au printemps par les troupes transylvaines, le ban de Karánsebes, György Borbély, reprit pratiquement toutes les places fortifiées de la région du Maros, de Világos à Arad, de Facset à Borosjenő, tandis que Sigismond Báthori, vers la fin de l’été, marchait à la tête de son armée principale vers la Valachie: il voulait aider Mihai Viteazul (du mot hongrois («vitéz» = preux ou brave, Michel le Brave), le voïvode en place depuis 1593, qui était, depuis l’année précédente, son allié secret. En effet, le voïvode encourait la menace du Grand vizir pacha Sinan qui venaient, à la tête d’une armée de 40 000 hommes, punir le «vassal révolté». Michel réussit, le 23 août, à arrêter les Turcs à Călugăreni, mais il dut finalement se retirer devant leur supériorité numérique. Báthori fit appel aux Sicules pour les faire venir dans les armées du Prince et des Ordres, en échange de quoi ceux-ci lui demandèrent de restituer leurs anciennes libertés. Avec cette grande armée (les seuls Sicules étaient 23 000) Bocskai passa à l’attaque en octobre à Tîrgovişte, puis, le 25, il anéantit, près de Giurgiu, la majeure partie de l’armée en retraite de pacha Sinan.

Mais le prix de ces éclatantes victoires s’avéra fort lourd pour le pays. La noblesse de Transylvanie commença à protester contre les libertés garanties de nouveau aux Sicules, car cela signifiait pour eux la perte de plusieurs milliers de familles de serfs. Le Prince, après quelques simulacres de négociations, revint, au début de 1596, sur sa décision. Les Sicules, abjectement trompés après des luttes héroïques, se révoltèrent, mais les troupes de Bocskai les réprimèrent avec une rare cruauté.

La chance militaire n’était plus, elle non plus, du côté des Transylvains. Au cours de l’été 1596, il fallut suspendre le siège de Temesvár et, entre les 23 et 26 octobre, les armées chrétiennes unies (celle de Báthori entre autres) perdirent la bataille de Mezőkeresztes face au Sultan Mehmet (1593-1603). Le Prince se rendit, en janvier 1597, à Prague afin d’offrir à l’Empereur son abdication. On lui demanda alors de conserver encore sa dignité mais, à la suite de nouvelles défaites militaires, le père Carillo se rendit à la cour de l’Empereur {f-288.} pour annoncer que Sigismond était maintenant bien décidé à quitter la scène. Rodolphe donna son accord: en avril 1598, des commissaires de l’Empereur arrivèrent en Transylvanie afin de prendre la direction des affaires. Bocskai fit prêter serment par ses troupes au nom de l’Empereur; Báthori reçut en compensation le «trône» d’Oppeln et de Ratibor, en Silésie.

Les pertes causées par la guerre et l’intervention de l’Empereur firent retourner les Ordres de Transylvanie à la politique pro-turque. Mais Bocskai, qu’on avait démis de ses fonctions, s’adressa à Sigismond Báthori qui se hâta de revenir, par des chemins secrets, en Transylvanie. L’armée passa de son côté et Bocskai récupéra son titre de commandant-général. Le chancelier István Jôsika, connu pour ses sympathies turques, fut exécuté et les commissaires de l’Empereur renvoyés.

Prague ne reconnut naturellement pas ce changement, tandis que les Turcs, conscients des possibilités qu’offraient ces événements, commencèrent le siège de Várad à l’entrée de la Transylvanie. (L’ironie du sort voulut que le château fût défendu par des troupes impériales.) Le Sultan ayant refusé la proposition de paix de Báthori, le père Carillo alla trouver Jan Zamoyski, le très puissant chancelier de Pologne. En mars 1599, le prince Sigismond renonça de nouveau au trône en faveur de son cousin, le cardinal András Báthori, qui rentra de Pologne. Grâce à l’intervention de Cracovie, Istanbul approuva le changement. La volte-face de la Transylvanie coupa par contre la Valachie des liens qui la reliaient à ses alliés chrétiens. Ainsi donc, le voïvode Michel – avec l’accord et l’appui financier de l’empereur Rodolphe – se porta contre le prince André. Le 28 octobre 1599, le commandant-général de Transylvanie Gáspár Kornis subit une défaite, à Sellenberk, près de Szeben, face aux Valaques aidés des Sicules. Le 3 novembre, les Sicules, qui haïssaient les Báthori, assassinèrent le prince-cardinal en fuite. Le Ier novembre, Michel le Brave entra dans Gyulafehérvár où, dès la fin du mois, la Diète déclara sa fidélité à sa personne comme gouverneur de l’Empereur.

Le voïvode Michel plaça à certains postes importants quelques-uns de ses boyards de Valachie; toutefois, il ne toucha pas au système des Ordres transylvains et tenta même d’obtenir l’appui de la noblesse hongroise. Il n’accorda pas de droits politiques aux Roumains de Transylvanie; il éleva néanmoins l’orthodoxie au rang des confessions reçues. Son gouvernement ne put cependant conserver sa stabilité. Tout d’abord, il y eut les cruautés commises par les Sicules qui prirent une terrible vengeance sur les seigneurs pour le «Carnaval sanglant de 1596». Ce fut ensuite le tour de ses propres mercenaires roumains et rasciens de commencer à piller car, faute de solde, ils devaient subvenir eux-mêmes à leurs besoins. L’Empereur, voyant que le voïvode voulait se réserver la province, retira son appui. Michel tenta de résoudre cette difficulté en improvisant une campagne militaire contre la Moldavie (mai 1600) mais ce fut en vain qu’il conquit ce pays du voïvode Ieremia Movilă, ami des Polonais, car le faible butin qu’il se procura dans ce pays pauvre ne suffit pas pour subvenir à plus long terme aux besoins de l’armée. En Transylvanie, les révoltes se multiplièrent, le sang se mit à couler. Au nom des Ordres, István Csáky demanda l’aide de Giorgio Basta, général de l’Empereur, qui, en septembre 1600, à la tête d’une puissante armée mercenaire, entra dans le pays et, après sa victoire du 18 septembre à Miriszló, près de Nagyenyed, contre l’armée de Michel, il rattacha de nouveau la Transylvanie à l’empire de Rodolphe. A la fin d’octobre, les Ordres de Transylvanie prêtèrent serment de fidélité à Rodolphe, les libertés Sicules (que Michel avait rétablies) furent à nouveau supprimées et István Bocskai exilé.

{f-289.} Les soldats de Basta – étant donné que leur solde leur parvenait toujours avec retard – se jetèrent littéralement sur la Transylvanie, bien plus riche que la Hongrie ravagée par les guerres. Les témoignages des contemporains évoquent les cruautés inouies des mercenaires hongrois, wallons, italiens, tchèques, allemands, tandis que des maraudeurs turcs et tartares passaient également la frontière, qui n’était plus protégée, pour piller le pays. Les seigneurs de Transylvanie, au comble du désespoir, firent à nouveau appel à Sigismond Báthori qui, cette fois, arriva soutenu par la Pologne, et occupa de nouveau, en 160i, son trône princier. Basta quitta les lieux sans combats, mais ce n’était que pour mieux rassembler ses forces. L’été 1601 le vit passer à l’attaque avec, à ses côtés, le voïvode Michel qui, entre-temps, fut chassé aussi de la Valachie et qui espérait qu’avec l’aide de Rodolphe, il pourrait récupérer son trône. Le 3 août, Basta vainquit Báthori à Goroszlô puis, après la bataille, il fit assassiner le voïvode Michel qui se trouvait dans son camp et dont la mémoire sera – plusieurs siècles plus tard – utilisée par l’idéologie de l’unité roumaine.

Les atrocités des mercenaires redoublèrent d’intensité et, pour combler la mesure, Sigismond Báthori revint pour une quatrième fois dans le pays dévasté: lui qui, au nom de la lutte contre les Turcs, avait entraîné la Transylvanie dans la guerre, soumit maintenant ses sujets avec l’aide de troupes turques et tartares. Au début de 1602, il était de nouveau le maître de la Transylvanie mais, voyant le résultat de sa «conquête», il s’effondra, puis, après avoir exercé le pouvoir quelques mois, quitta définitivement le pays: il devait mourir en exil, à Prague, en 1613.

A la nouvelle de son départ, Basta et son armée firent de nouveau leur apparition et, après une victoire remportée à Tövis contre les forces des Ordres transylvains, ils s’emparèrent, en juillet 1602, de l’ensemble de la Principauté. Les destructions causées par les mercenaires ajoutées aux charges d’une guerre inutilement longue contre les Turcs entraînèrent les Transylvains dans une ultime tentative désespérée: Mózes Székely souleva, en avril 1603, les troupes transylvaines et, avec l’aide de soldats turcs et tartares, il dispersa les mercenaires de Basta. Le 8 mai, il s’octroya même le titre de prince. Cependant, les cruautés des Tartares dépassaient celles des mercenaires, tandis que le nouveau voïvode de Valachie, Radu Şerban, en tant qu’allié de l’Empereur, attaquait la Transylvanie. Les Sicules furent de la partie, Mózes Székely perdit la bataille et la vie à Brassó, le 17 juillet. Basta revint avec une nouvelle armée et, après avoir mis toute la province à feu et à sang, au début de 1604, il retira ses troupes, son śuvre étant achevée. Le pays exsangue, humilié n’avait plus la force de faire quoique ce soit pour se relever.

Le soulèvement d’István Bocskai et la renaissance de l’Etat transylvain

Tandis que la Transylvanie endurait son propre calvaire, sur le champ de bataille hongrois la guerre entre les Turcs et l’Empire, qui durait depuis 1593, n’avançait pas et paraissait ne pouvoir aboutir. Les armées chrétiennes avaient plusieurs fois tenté en vain de prendre Buda; les Turcs, par contre, avaient pris Kanizsa en 1600, parvenant ainsi aux abords de la frontière autrichienne. Il est vrai que l’armée impériale avait réussi à conserver les territoires occupés au début de la guerre, en Nógrád mais, des deux côtés, dans les campagnes {f-290.} militaires qui se répétaient d’année en année, il devenait nécessaire, faute de soldats et d’argent, d’employer de plus en plus de forces irrégulières.

Dans cette situation tragique, le gouvernement impérial avait opté pour une étrange solution: sur la base de fausses accusations, il intenta des procès aux plus grands seigneurs hongrois, auxquels il entendait confisquer les domaines. Parmi ces derniers, se trouvait également István Bocskai qui vivait retiré sur ses terres à l’est de la Tisza: on l’accusait d’avoir pris des contacts avec les «exilés» de Transylvanie qui avaient demandé la protection des Turcs. Cependant, les troupes hongroises envoyées contre lui – les «haïdouks» –, réputées pour leur cruauté, et mécontentées par la politique anti-calviniste de l’Empire, se révoltèrent en cours de route et, le 15 octobre 1604, près d’Álmosd, avec l’aide de Bocskai, ils mirent en fuite l’armée de Belgioioso, commandant de Kassa. Le 11 novembre, l’armée de Bocskai grossie des haïdouks entra dans Kassa sans y rencontrer aucune résistance. Ce fut le chef des «exilés», Gábor Bethlen, qui lui remit l’athnamé du Sultan, le reconnaissant Prince de Transylvanie. Bientôt arrivèrent, pour l’assister, des troupes turques et tartares. Bocskai, après quelques défaites, parvint à arrêter la contre-attaque lancée par Giorgio Basta – qui était entre-temps devenu commandant-général de toute la Hongrie –, sur quoi l’ensemble des régions à l’est de la Tisza, à l’exception de Várad, fit acte de soumission au Prince soutenu par les Turcs. Les troupes légères des haïdouks et des Tartares envahirent, à partir d’avril 1605, la presque totalité du royaume de Hongrie et une partie des seigneurs hongrois – sous la direction d’István Illésházy, principale victime des jugements de confiscation de biens – passa aux côtés de Bocskai. En septembre, l’avantgarde de l’armée dévastait les régions frontalières autrichiennes, entre Sopron et Vienne. Les forces de l’armée impériale, réunies à grands efforts (sous le commandement du comte Tilly), n’arrivèrent finalement, au cours de la contre-offensive de fin octobre, qu’à reconquérir la Transdanubie.

Entre-temps, la Diète de Szerencs avait élu, le 20 avril 1605, Bocskai prince souverain de la Hongrie, et celui-ci songeait déjà à demander au Sultan pour lui-même le titre de roi de Hongrie. Cependant, au moment où Lalla Mohamed, le Grand vizir, lui apporta une somptueuse couronne royale, les défaites subies en Transdanubie avaient refroidi l’enthousiasme et Bocskai, qui continuait cependant à rester méfiant vis-à-vis des Turcs, abandonna le projet de couronnement. Par contre, il commença sérieusement à prendre des dispositions pour s’assurer définitivement la Transylvanie qu’il ne possédait pour le moment que théoriquement. Le Prince avait perdu tout contact avec la Transylvanie et son entourage se composait de capitaines de haïdouks, de grands seigneurs de Hongrie, ainsi que de quelques nobles alliés. Les Transylvains, qui lui devaient la guerre, le massacre des Sicules et la misère générale, n’avaient guère confiance en lui. Mais les Ordres se sentaient faibles: ils laissèrent donc Bocskai soumettre d’abord le Partium, puis Lugos et Karánsebes. Ensuite, quand il envoya, sous le commandement de László Gyulaffy, une armée en Transylvanie (au début de 1605), les Sicules tournèrent le dos aux Habsbourg: ils firent confiance à la parole de Bocskai qui leur avait promis de rétablir leurs libertés perdues. La résistance se limitait aux villes saxonnes et au restant de l’armée impériale. Le vieil Albert Huet avait beau déployer une grande activité d’organisation, quand Bocskai se décida à entrer personnellement en Transylvanie – l’été 1605 –, les villes saxonnes et les garnisons impériales se rendirent les unes après les autres. La guerre de 15 ans prenait donc fin en Transylvanie. Le 15 septembre, la Diète de Medgyes installait le nouveau prince.

{f-291.} Néanmoins, dans les autres régions de Hongrie, le sang continuait à couler. Bocskai abandonna la direction du gouvernement à un vieux noble du Partium du nom de Zsigmond (Sigismond) Rákóczi, tandis que lui-même s’appliquait à conclure la paix malgré l’opposition de certains de ses partisans, et malgré une tentative d’assassinat organisée par la Cour de Vienne. Mais il ne fit pas machine arrière pour si peu. Il donna l’ordre d’exécuter les capitaines de haïdouks fanatiques de la guerre, fit installer une grande partie de ces derniers sur les terres abandonnées à l’est de la Tisza et, comme aux Sicules, il leur octroya des libertés collectives. Les tractations avec la cour impériale trouvèrent finalement un aboutissement avec la paix de Vienne, signée le 23 juin 1606. La Principauté de Transylvanie fut à nouveau restaurée et ses frontières furent même poussées plus à l’ouest (Bocskai reçut les comitats de Szatmár, de Szabolcs, d’Ugocsa et de Bereg ainsi que le château de Tokaj, certes à titre personnel). On rétablit la liberté des cultes dans le Royaume de Hongrie et on adopta le principe selon lequel seuls des Hongrois pourraient désormais accéder aux dignités de portée nationale.

Six mois ne s’étaient même pas écoulés depuis la paix de Vienne que fut signé – fait non moins important – le traité de Zsitvatorok, entre l’Empereur et les Turcs (15 novembre 1606). Les frontières furent maintenues telles quelles et ni l’Empereur ni le Sultan – qui était absorbé dans la guerre contre la Perse – ne purent rien changer à la situation.

Ainsi donc, la tuerie qui avait duré quinze ans était achevée. Le bilan militaire montrait un équilibre presque parfait: dans les régions de Kanizsa et d’Eger, c’étaient les Turcs qui avaient avancé tandis qu’en Nógrád et le long du Maros (en Transylvanie), c’étaient les chrétiens. Les contemporains étaient d’ailleurs conscients de ce phénomène étrange: depuis 1521, c’était la première guerre dans laquelle les Turcs ne réussirent pas à remporter une victoire en Hongrie. La formidable machine de guerre turque commençait à se rouiller et comme il n’y avait plus de nouvelles conquêtes, s’amorça la lente décadence de l’Empire ottoman.

La réalité, vue de la Transylvanie, révélait à nouveau que les Habsbourg n’étaient pas à même de protéger cette lointaine province contre les Turcs, et que la Principauté avait cependant besoin d’eux pour contrebalancer l’influence des Turcs. Tout comme dans la première moitié du siècle, quand c’était l’instinct de survie de la classe dirigeante hongroise qui avait créé le nouvel Etat, ce furent maintenant les grands seigneurs des régions à l’est de la Tisza qui ressuscitèrent le pays considéré déjà comme inexistant; les Transylvains n’acceptèrent de faire acte de soumission que bien plus tard, et en partie parce qu’on les y avait contraints. Quoi qu’il en soit, les relations confuses entre la Transylvanie et le Royaume de Hongrie se sont enrichies d’un nouvel aspect: l’évidence, à l’époque de Bocskai, reconnue par les Ordres hongrois qu’ils pouvaient eux aussi avoir besoin de la Transylvanie: «tant que la couronne de Hongrie sera aux mains d’une nation plus forte que la nôtre, l’allemande …, il sera toujours nécessaire et utile de maintenir un prince hongrois en Transylvanie, car celui-ci leur sera utile et les protégera», écrivit Bocskai dans son testament.*Magyar történelmi szöveggyűjtemény (Recueil de textes historiques hongrois). Publ. par GY. EMBER–L. MAKKAI–T. WITTMAN, Budapest, 1968, I.372.

Pourtant la leçon faite aux Hongrois et aux Transylvains fut terrible. Certes, la dévastation n’était ici pas aussi grande que dans la Grande Plaine ou dans {f-292.} les environs de Buda où, après les sanglantes années de guerre, des régions entières avaient été vidées de leur population, mais là aussi, les interventions militaires, les excès de la soldatesque, les épidémies qui accompagnaient régulièrement toute campagne militaire avaient pratiquement décimé la population.

Ce que la guerre n’avait pas détruit, le pillage systématique des différentes armées s’en était chargé. Les soldats soutirèrent des dizaines de milliers de florins, même dans les villes de moindre importance. Pour la seule région de Brassó, la présence de Basta avait coûté 350 000 florins or. Le général emporta de Transylvanie, à lui seul, deux tonnes d’or et d’argent. L’économie du pays déjà en proie à des difficultés financières, essuya un coup quasiment mortel quand ses métaux précieux furent volés. La plaie de la question sicule fut rouverte, les immenses domaines princiers tombèrent en morceaux.

Bocskai réussit à relever la Transylvanie, mais désormais elle avait une autre condition. Elle était devenue plus pauvre et plus vulnérable que jamais, et elle devait sa résurrection davantage à la fatigue réciproque des deux antagonistes qu’à sa propre force. Si l’un des deux voisins reprenait ses forces, le sort de la Principauté serait vite remis en question.

Le nouveau souverain était un excellent général et, comme les dernières années de sa vie le prouvèrent, il était aussi un bon diplomate, un homme d’Etat capable de prendre de graves décisions. S’il avait vécu plus longtemps, il aurait peut-être réussi à accelérer le processus de relèvement qui avançait fort lentement. Mais le sort ne lui en laissa pas le temps: à peine quelques semaines après que le double traité de paix couronnant l’śuvre de sa vie fût signé, il mourut dans sa capitale provisoire, à Kassa, le 29 décembre 1606. Les haïdouks, désespérés par le deuil, massacrèrent le chancelier Mihály Káthay, soupçonné de l’avoir empoisonné, mais la perte était irrémédiable et la Transylvanie dut se trouver un nouveau souverain.

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34. Façade du Nord de la chapelle du chanoine János Lázói à Gyulafehérvár, 1512

34. Façade du Nord de la chapelle du chanoine János Lázói à Gyulafehérvár, 1512

35. Détail du sarcophage de Jean Sigismond dans la cathédrale de Gyulafehérvár, vers 1571

35. Détail du sarcophage de Jean Sigismond dans la cathédrale de Gyulafehérvár, vers 1571

36. Clocher en bois à Mezőcsávás, seconde moitié du XVI

36. Clocher en bois à Mezőcsávás, seconde moitié du XVIe s.

37. Carte de la Transylvanie par J. Honterus, 1532

37. Carte de la Transylvanie par J. Honterus, 1532

38. Frontispices de livres imprimés en Transylvanie

38. Frontispices de livres imprimés en Transylvanie 1) Augustinus, Aurelius: Sententiae ex omnibus operibus divi Augustin decerptae. (Corons) MDXXXIX (Honter) (RMNy 30.); 2) (Heltai Gáspár transi.): Catechismus minor, az az a keresztyeni tudomanac reudideden valo sumaya. Colusuarba 1550 (Heltai et Hofgreff) (RMNy 86); 3) Tinódi Sebestyén: Cronica, Tinodi Sebestien szörzese. Colosvarba, 1554 (Hofgreff) (RMNy 109); 4) Werbőczy István: (Magyar) Decretum, az az, Magyar és Erdély országnac Töruény könyue. Heltai Gaspartol wyonnan meg nyomtattot. Colosvarot, 1171 (RMNy 307)

39. Reliure d’un livre de Pál Bánffy, avec les portraits de Luther et de Melanchthon, 1569

39. Reliure d’un livre de Pál Bánffy, avec les portraits de Luther et de Melanchthon, 1569

40. Les premiers textes imprimés en roumain: traduction roumaine partielle de la Bible commandée par le bourgmestre de Brassó Johann Benkner à des fins liturgiques.

40. Les premiers textes imprimés en roumain: traduction roumaine partielle de la Bible commandée par le bourgmestre de Brassó Johann Benkner à des fins liturgiques. 1) [Tetroeuangel] 1561. Coresi si Tudor). Frontispice (RMNy 168 OSzK); 2) [Palia] 1582 [Orăştie], Şerban şi Marien). Traduit par Mihály Tordaci, évêque des Roumains calvinistes de Transylvanie. Frontispice (RMNy 519 OSzK); 3) Monogramme du premier imprimeur roumain, maître Filip dans l’évangéliaire de Szeben, 1546 (Gutenberg Jahrbuch, 1966)

41. Etienne Bocskai. Taille-douce, 1605-06

41. Etienne Bocskai. Taille-douce, 1605-06

{f-280-281.}

6. Fondateurs de l’église orthodoxe roumaine de Sztrigyszentgyörgy. D’après une inscription de 1743 (date où la fresque fut entièrement repeinte), l’église avait été fondée en 1409

6. Fondateurs de l’église orthodoxe roumaine de Sztrigyszentgyörgy. D’après une inscription de 1743 (date où la fresque fut entièrement repeinte), l’église avait été fondée en 1409

7. Une page du bréviaire de Domokos Kálmáncsehi, entre 1481-1495

7. Une page du bréviaire de Domokos Kálmáncsehi, entre 1481-1495

8. Jean Sigismond reçu par Soliman se préparant au siège de Szigetvár, dans son camp de Zimony, 1566

8. Jean Sigismond reçu par Soliman se préparant au siège de Szigetvár, dans son camp de Zimony, 1566

9. Le virginal de Catherine de Brandebourg, 1617

9. Le virginal de Catherine de Brandebourg, 1617

10. Cruche habane, 1615

10. Cruche habane, 1615

11. Parchemin aux armoiries d’István Nagybányai Csengeri Képíró, 1632, détail

11. Parchemin aux armoiries d’István Nagybányai Csengeri Képíró, 1632, détail

12. Parchemin aux armoiries d’Adam Erazmus, secrétaire princier, 1607

12. Parchemin aux armoiries d’Adam Erazmus, secrétaire princier, 1607

13. Monnaie de dix ducats, frappée par Gabriel Báthori comme objet de cadeau. Frappe de Nagyszeben, 1611. Face et revers

13. Monnaie de dix ducats, frappée par Gabriel Báthori comme objet de cadeau. Frappe de Nagyszeben, 1611. Face et revers

14. Milieu de la nappe de Susanne Lorántffy avec les armoiries de la Transylvanie et de la famille Lorántffy, second quart du XVII

14. Milieu de la nappe de Susanne Lorántffy avec les armoiries de la Transylvanie et de la famille Lorántffy, second quart du XVIIe siècle